Quand un jeune Palestinien fait redécouvrir le poète Taha Muhammad Ali
Amer Hlehel espère avoir été à même d’aider les jeunes Palestiniens à redécouvrir la poésie de Taha Muhammad Ali, après son décès, survenu en 2011.
Taha Muhammad Ali est un improbable héros dramatique. Les bras lui tremblent, l’âge et l’infirmité, il a les jambes qui cèdent à l’occasion et il apparaît souvent comme perdu, sur scène, comme s’il était à la dérive dans un large flot de tristesse. Mais, une heure durant, ce que ce poète nous dit exerce une emprise irrésistible sur notre attention et sur nos cœurs.
Le one-man show « Taha » en est à sa première en langue anglaise ce mercredi, au Centre Kennedy pour les Arts de la scène, à Washington, DC. Il nous propose non seulement une rare occasion d’en apprendre un peu plus sur l’un des plus beaux poètes de Palestine, mais nous restitue un compte rendu viscéral de ce que ç’a dû être de vivre la Nakba – la Catastrophe qui a frappé des centaines de milliers de Palestiniens chassés de leur patrie en 1948.
L’auteur et la vedette du spectacle, Amer Hlehel, joue la pièce en arabe depuis 2014. Il espère avoir été à même d’aider les jeunes Palestiniens à redécouvrir la poésie de Taha Muhammad Ali après son décès, survenu en 2011.
Comme Taha, Hlehel fait partie de l’importante minorité des citoyens palestiniens d’Israël, forte aujourd’hui d’environ 1,7 million d’habitants, c’est-à-dire un cinquième de la population. Ils se sont retrouvés coincés de force dans une situation unique et embarrassante : territorialement à l’intérieur d’Israël et nominalement en tant que citoyens mais en dehors de la qualification juive que se confère lui-même l’État et exclus du consensus populaire d’Israël et de son cercle de privilèges ethniques. Il en résulte que la minorité a acquis une perspective inhabituelle et très édifiante tant de l’expérience israélienne que de l’expérience palestinienne.
Les jeunes Palestiniens en Israël, dit Hlehel, sont las de ne voir dans la Nakba qu’un événement politique. Les grandes lignes de la Nakba sont de plus en plus connues, même des publics étrangers : Plus de 750 000 Palestiniens ont été expulsés en 1948 – et leurs centaines de villages rasés – afin de créer un État juif sur les ruines de leur patrie. Mais les poèmes de Taha donnent une voix aux expériences concrètes de ces réfugiés.
« Sa poésie n’est politique qu’indirectement », me dit Hlehel.
« Elle est éminemment personnelle, emplie de sentiment humain et trompeusement simple. C’est tout à fait à l’opposé d’une autre poésie palestinienne de cette époque et elle a eu une grande influence sur de jeunes poètes. L’idée de la pièce a démarré parce que je voulais trouver une façon de présenter sa poésie sur scène. »
Le long silence de la Nakba
Hlehel fait remarquer que peu de Palestiniens de la génération qui a connu la Nakba étaient préparés à en parler en des termes autres que généraux, collectifs. C’était une blessure trop profonde pour l’aborder individuellement, la traduire en mots exprimant la souffrance personnelle.
Cela a été vrai pour Taha aussi, fait encore remarquer Hlehel. Il ne s’est mis à écrire sérieusement qu’une fois dans la cinquantaine. Sur scène, Taha étreint fermement contre sa poitrine son seul bien – une valise en cuir toute cabossée – comme si elle contenait des souvenirs qu’il craint trop de partager mais que, en même temps, il a trop peur de perdre.
C’était cet effrayant silence autour de la Nakba, au sein de la famille même de Hlehel, qui le gênait et qui l’a attiré vers Taha.
« Les expériences de mon grand-père ont été pratiquement identiques à celles de Taha, mais il n’en a jamais parlé – pas une seule fois. Il a été chassé de son village pour se retrouver dans un camp au Liban. Puis il a pris le risque d’effectuer le voyage de retour pour découvrir que son village avait été détruit. Il a dû reconstruire sa vie en Israël en repartant de rien et à une courte distance seulement de l’endroit où il avait vécu auparavant. »
« L’histoire de Taha, c’était l’histoire de mon grand-père et de bien d’autres Palestiniens », dit-il. « C’est ce qui m’a fait comprendre clairement que je devais écrire cette pièce. »
La Nakba a traumatisé une génération tout entière, explique Hlahel, mais il y avait un surcroît de répugnance à en parler parmi les réfugiés vivant en Israël.
« Ils étaient parvenus, en encourant de grands risques chacun, à rester dans leur patrie. Ils voulaient être tout près de leurs habitations. Ils avaient une peur horrible, s’ils parlaient, s’ils disaient quoi que ce fût, d’être chassés de nouveau. Ils se tenaient donc cois, concentrés sur les petites choses qui les aidaient à reconstruire leurs existences. »
Hlehel dit qu’il a été débordé de commentaires en provenance de publics constitués de Palestiniens.
« Les gens m’ont dit à quel point ils avaient été touchés par la pièce, parce qu’elle ne se limitait pas simplement à présenter Taha comme une victime de la Nakba. D’une certaine façon, il avait triomphé de la Nakba en transformant ses expériences en poèmes, en écrivant sur ces gens avec tant d’honnêteté, de sensibilité et de beauté. »
Expulsion vers le Liban
Taha venait d’un grand et célèbre village de Galilée appelé Saffouriya. Comptant près de 6 000 habitants, il était situé près des ruines impressionnantes de Sephoris – dont il tirait son nom – et où le gouverneur romain de Galilée résidait voici 2 000 ans. Les villageois de Saffouriya étaient également les gardiens soigneux des ruines notables d’une église des croisés célébrant le site où l’on croit qu’est née Marie, la mère de Jésus.
Taha était trop jeune pour avoir gardé clairement le souvenir d’un épisode plus récent de l’histoire de Saffouriya. À la fin des années 1930, sous la direction d’Izzeldine al-Qassem, le village avait été à la pointe d’une révolte massive des Palestiniens contre le pouvoir colonial britannique, qui soutenait l’immigration de masse des juifs. C’est pour cette raison qu’en 1948, au moment où ses forces progressaient vers le nord, vers le bord de la Galilée, l’État nouvellement déclaré d’Israël plaça Saffouriya tout en haut de sa liste de ses futures destructions.
Selon le plan de partition des Nations unies, datant de l’année précédente, Saffouriya était censé faire partie de l’État arabe, et non de l’État juif. C’est peut-être la raison pour laquelle Taha commit une erreur que son père finit par lui pardonner, mais non sans mal. Quand l’armée israélienne attaqua les communautés palestiniennes situées à proximité, le jeune homme de 17 ans utilisa les économies de sa famille pour acheter des agneaux qu’il engraisserait et vendrait à temps pour l’Eid al-Fitr, le jour de fête marquant la fin du mois de jeûne qu’est le Ramadan.
Il ne put jamais récupérer son investissement. Faisant fi des limites établies par le plan de l’ONU, Israël attaqua Saffouriya un soir. Ses avions bombardèrent le village, « préparant le terrain » avant l’arrivée le lendemain matin des troupes terrestres venant du sud. Les tirs de l’armée israélienne chassèrent les familles de Saffouriya vers le nord, les forçant à gagner les camps de réfugiés au Liban.
Taha raconte ce combat dans cet extrait de son poème « Il n’y a pas eu d’adieu » (1988) :
« Nous ne sommes pas restés
éveillés toute la nuit
(ni n’avons sommeillé),
la nuit de notre départ.
Cette nuit-là nous n’avons eu
ni la nuit ni la lumière,
et aucune lune ne s’est levée.
Cette nuit-là nous avons perdu notre étoile,
notre lampe nous a égarés ;
nous n’avons pas reçu notre part
d’insomnie –
ainsi donc d’où
serait venu l’éveil ? »
Taha allait passer plusieurs mois dans un camp libanais avec ses parents, deux de ses frères et une sœur. Ce fut la mort de cette sœur et la crise nerveuse de la mère à propos de sa double perte qui hâtèrent la décision de la famille d’entreprendre le dangereux voyage du retour, en violation de la nouvelle politique d’Israël contre ce qu’il qualifiait d’« infiltration ». Une fois de retour chez eux, ils ne retrouvèrent plus rien – la village avait été complètement dynamité par les sapeurs de l’armée israélienne. La famille se cacha au sein de la communauté palestinienne toute proche de Reine, avant d’aller finalement s’établir non loin de là, à Nazareth.
Dans un langage vraiment orwellien, Israël classa ces réfugiés internes – une personne sur quatre de sa nouvelle minorité palestinienne – comme des « absents présents » : présents en Israël, mais absents de leurs foyers. Les « revenants » de Saffouriya créèrent en bordure de Nazareth un quartier qu’ils appelèrent Suffafra, en l’honneur de leur ancien village. Leurs nouvelles maisons, bâties sur un flanc de colline de Nazareth, surplombent la vallée où jadis exista Saffouriya.
Rien que les traces d’un village
Le visiteur occasionnel est très susceptible de ne pas voir les indices de la présence de Saffouriya un jour en cet endroit : les murets en ruine autour d’une source ; un cimetière négligé ; une seule maison survivante qui a été réaménagée en bed and breakfast ; et des buissons d’opuntias (cactus raquettes) surdimensionnés, qu’on utilisait jadis pour les clôtures. Les ruines du village sont presque totalement dissimulées sous une forêt.
Au contraire des familles restées au Liban, dont celle d’Amira, la fiancée de Taha, les absents présents se virent refuser le réconfort de la nostalgie. De très près, Taha fut témoin de la transformation rapide de Saffouriya en une communauté exclusivement juive appelée Tzipori. La poésie de Taha semble souvent rédigée dans un effort désespéré de se raccrocher aux souvenirs de ce qui a été perdu face à cette nouvelle réalité.
Dans cet extrait du poème « Thrombose dans les veines du pétrole » (1973), il hurle dans son refus d’être lui-même effacé :
« Je ne mourrai pas ! Je ne veux pas mourir !
Je m’accrocherai – un éclat d’obus
de la taille d’un canif
logé dans le cou ;
je resterai –
une trace de sang
de la taille d’un nuage
sur cette chemise. »
Une nouvelle communauté agricole juive dévora comme affamée les terres désormais abandonnées de Saffouriya. Des immigrants récents venus de Roumanie et de Bulgarie créèrent un moshav spécialisé dans la production laitière. L’historien israélien Ilan Pappe a qualifié les efforts israéliens en vue d’effacer les traces de la présence palestinienne dans la Palestine historique de « mémoricide ». Cela s’est poursuivi au-delà de l’environnement bâti. Même le nom Saffouriya a été remplacé par un nom à la connotation similaire : Tzipori.
Dans un bref poème non daté, au titre ironique, « Équilibre », Taha contemple la préfiguration de ces changements avec une simplicité des plus dépouillées :
« En 1948
nous possédions
un noble taureau
avec des cornes
comme celles des autres taureaux.
Et eux, ils avaient
un tracteur ordinaire
avec une chaîne
comme celle
des autres tracteurs ! »
Mon premier guide à Tzipori, celui qui m’a aidé à décoder le paysage pour me permettre de découvrir Saffouriya, était Abu Arab, l’un des deux plus jeunes frères de Taha. Près d’une grande étable, au-delà d’un cactus qui avait poussé à l’horizontale, il m’a montré un terrain découvert qui avait été jadis le cimetière municipal. Des alignements de pierres marquant des tombes de paysans se mélangeaient aux restes de pierres tombales plus hautes destinées à immortaliser l’élite de Saffouriya.
Un mémorial loin des yeux
Une forêt de pins européens a été plantée tout près, par-dessus les ruines des maisons de Saffouriya. Elle servait à plusieurs buts : Durant toute l’année, son ombre dissimulait les ruines du village et évitait les questions embarrassantes ; la présence des arbres excluait toute reconstruction de Saffouriya, même pour ces villageois comme Taha qui s’étaient arrangés pour revenir ; sans aucun doute, les pins offraient-ils un rappel de l’Europe orientale aux nouveaux résidents de Tzipori qui éprouvaient de la nostalgie ; et l’arrachage des essences autochtones – oliviers, citronniers, caroubiers, figuiers, grenadiers, amandiers et noyers – privaient les gens qui étaient revenus de toute possibilité de tirer leur subsistance de la terre, comme leurs ancêtres l’avaient fait.
La forêt a été plantée par le Fonds national juif, une organisation « caritative » juive internationale. Depuis des décennies, elle récolte des dons – déductibles des impôts – auprès des Juifs de l’Amérique du Nord et de l’Europe, y compris des enfants des écoles, dans ses fameuses boîtes bleues en fer blanc. On peut présumer que peu de gens ont réellement apprécié comment le Fonds dépensait leur argent : en plantant des forêts sur l’emplacement de centaines de villages comme Saffouriya, afin d’empêcher les habitants de revenir. En bref : pour avaliser un crime de guerre.
Un sentier le long de l’orée de la forêt mène aux ruines de l’église Sainte-Anne, le lieu de naissance de Marie, aujourd‘hui supervisée par deux prêtres argentins. Le Vatican ne désigne que des membres étrangers du clergé, sur le site, sans doute suite à des pressions d’Israël. Permettre à des Palestiniens de vivre en cet endroit pourrait, semble-t-il, créer un petit précédent en vue d’un droit au retour.
Malgré son importance en tant que lieu saint, l’église n’attire que très peu de visiteurs, même si elle ne se trouve qu’à deux milles de la périphérie de Nazareth. Voilà plus de dix ans que j’emmène des groupes sur place, et je n’y ai jamais vu un seul pèlerin. La plupart des guides touristiques officiels semblent n’avoir jamais entendu parler de ce lieu saint ; on m’a dit que cela ne figurait pas dans leur exposé de circonstance, qui a été rédigé par Israël. Est-ce un autre exemple de mémoricide ? Israël craint-il que des dizaines de guides de pèlerins poursuivent leur chemin au-delà des ruines de Saffouriya pour poser des questions gênantes ?
L’isolement du site, au bout d’un sentier que peu de juifs du moshav ont jamais emprunté, a constitué une opportunité. Un mémorial « secret », improvisé en l’honneur de Taha a été créé sur quelques pierres qui ont été jadis le mur d’une maison comme celle que la famille de Taha a laissée derrière elle. Des images du visage de Taha, de même que des vers en arabe de sa poésie, y ont été apposés. Ce n’est qu’un modeste tribut que Taha aurait apprécié et, de plus, un tribut livré aux éléments en même temps que ces pierres méprisées.
Je m’arrête un instant ici pour dire que je pense souvent à un extrait du poème « Le lieu même » (2004) :
« Et c’est ainsi que
je suis arrivé à l’endroit même,
mais l’endroit n’est pas sa poussière
ni ses pierres ni son espace ouvert.
Car où sont les rougequeues
et le vert des amandiers ?
Où sont les agneaux bêlants
et les grenades du soir –
l’odeur du pain
et le tétras ?
Où sont les fenêtres
et où est la légèreté
de la tresse d’Amira ? »
Deux amoureux séparés pour la vie
Hlehel explique qu’il voulait jouer la pièce en anglais afin de transmettre un compte rendu personnel de la Nakba à des publics occidentaux.
« Il nous faut parler au monde entier des origines de ce conflit, si nous voulons qu’il connaisse une solution politique. La Nakba, ce ne sont pas que des maisons perdues, des terres perdues ou des vergers perdus. Les Palestiniens sont un peuple qui a subi d’horribles traumatismes personnels. Taha a été séparé d’Amira, l’amour de sa vie, par une frontière. C’est une perte dont il ne s’est jamais remis.
« Ainsi, l’histoire de Taha est également une tragique histoire d’amour – et c’est quelque chose à quoi chacun peut se référer. »
Dans cet extrait de « La quatrième qasida » (1983), Taha parle de cette perte :
« Quand nos bien-aimés s’en vont, Amira,
comme toi tu es partie,
une interminable migration en nous commence,
et un certain sentiment s’empare de nous :
tout ce qu’il y a de plus beau
en nous et tout autour de nous,
hormis la tristesse,
s’éloigne –
et s’en va
sans retour. »
Il y a beaucoup d’espièglerie et d’humour aussi, dans les poèmes de Taha, comme on peut s’en rendre compte fréquemment en le lisant. Ce mélange étrange d’humour et de mélancolie est illustré dans des poèmes comme « En se moquant des tueurs : Une mise en garde » (1988). Dans cet extrait, Taha y va d’une requête :
« Passionnés de la chasse,
et débutants en quête de proie :
Ne pointez pas vos fusils
sur mon bonheur,
qui ne vaut pas
le prix de la balle
(vous la gaspilleriez).
Ce qui vous semble
si leste et si joli,
tel un faon,
et s’envole
en tous sens,
telle une perdrix,
ce n’est pas le bonheur.
Croyez-moi :
Mon bonheur n’a
aucun rapport avec le bonheur. »
La dernière phrase – « Mon bonheur n’a aucun rapport avec le bonheur » (en anglais : My Happiness Bears No Relation to Happiness) – est devenue le titre d’une biographie de Taha rédigée par son amie Adina Hoffman, elle-même une écrivaine appréciée. Son mari, le poète Peter Cole, a travaillé à de nombreuses traductions de l’œuvre de Taha.
Hlehel n’a rencontré Taha que fortuitement, lors d’événements littéraires et il affirme que ce fut le compte rendu détaillé de la vie de Taha par Hoffman qui lui a fourni le matériau dont il avait besoin pour faire renaître sur scène nombre d’épisodes de son existence.
Après son bref passage à Washington, la pièce a été jouée en Europe l’été suivant, entre autres à Luxembourg, Londres, Manchester ainsi qu’au festival d’Édimbourg.
Publié le 14 mars 2017 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine
Toutes les traductions en français reprises dans le présent article sont tirées de traductions en anglais rédigées par Peter Cole, Yahya Hijazi et Gabriel Levin et figurant dans la version en anglais du recueil de Taha Muhammad Ali, So What : New & Selected Poems, 1971-2005, publié par Copper Canyon Press, en 2006.