La campagne contre le projet Nimbus prend de l’ampleur et gagne du soutien

En avril 2021, Google et Amazon ont conclu un contrat de 1,2 milliard de USD avec Israël dans le cadre du projet Nimbus.

 

Des protestataires à San Francisco bloquent une rue pour exiger que Google laisse tomber son implication dans le projet Nimbus, un contrat technologique de 1,2 milliard de USD avec le gouvernement israélien.

Des protestataires à San Francisco bloquent une rue pour exiger que Google laisse tomber son implication dans le projet Nimbus, un contrat technologique de 1,2 milliard de USD avec le gouvernement israélien. (Photo : Calvin Stewart / ZUMA Press Wire)

 

Omar Zahzah, 23 août 2024

 

Des années d’activisme contre la complicité de Google dans la violence coloniale d’Israël à l’encontre des Palestiniens ont forcé le géant multinational de la technologie dans une impasse morale rigide et ont dénoncé la vacuité de sa marque.

En avril 2021, Google et Amazon avaient été récompensés d’un contrat de 1,2 milliard de USD avec Israël dans le cadre du projet Nimbus, qui visait à rationaliser toutes les opérations du gouvernement israélien et de son armée dans un service cloud.

Des dizaines de travailleurs de Google et d’Amazon s’étaient opposés au contrat, convaincus qu’une telle entreprise allait encourager

« une surveillance accrue et une collecte illégale de données sur les Palestiniens »

ainsi qu’

« une expansion des colonies illégales d’Israël en Palestine »

comme ils l’avaient écrit au journal britannique The Guardian en 2021.

En guise de protestation, les travailleurs de la technologie s’étaient rassemblés sous la bannière #NoTechforApartheid, un hashtag qui a fini par servir à la fois de titre et de philosophie directrice d’une campagne citoyenne à base large contre la facilitation par les géants technologiques du colonialisme et de l’apartheid israéliens.

Je crois que le projet Nimbus est l’excroissance d’une tendance dangereuse des géants américains de la technologie à soutenir le colonialisme israélien de peuplement, un phénomène auquel je fais référence en tant que colonialisme digital de peuplement et que je définis plus avant dans les lignes qui suivent.

Mais je crois également que la résistance de la campagne No Tech For Apartheid (pas de technologie en faveur de l’apartheid) au projet Nimbus démontre le pouvoir que peut exercer la résistance du monde du travail dans l’annulation du soutien répressif des grandes sociétés au colonialisme et au génocide israéliens.

Le 16 avril, les organisateurs de No Tech for Apartheid avaient mis sur pied des sit-in aux sièges de Google à New York et à Sunnyvale, en Californie.

Le sit-in californien avait eu lieu au bureau du CEO de Google Cloud, Thomas Kurian, exactement 24 heures après que des protestataires soutenant les habitants de Gaza avaient fermé à la circulation le pont du Golden Gate à San Francisco ainsi que l’Interstate 880 à Oakland.

Le sit-in de New York avait incité des dizaines de personnes à se rassembler en face du bureau de Google dans la ville.

 

Des menottes dorées

Les deux actions ont marqué ce qu’un travailleur de la technologie et orateur sur le site new-yorkais a décrit comme

« le premier sit-in face à un géant de la technologie, et ce ne sera pas le dernier »,

rapportait Workers World News le 20 avril.

Étant donné son chevauchement avec le campement des étudiants de Columbia pour Gaza, l’orateur a ajouté que

« le mouvement des travailleurs et le mouvement étudiant constituent le battement de cœur de la libération ».

En réponse, toutefois, Google – dont le code de conduite incorporait des phrases comme « ne soyez pas mauvais » et « faites la chose qui convient »licenciait 50 de ses travailleurs pour avoir participé à ces protestations.

Selon ce qu’en a rapporté The Verge, une partie des 50 travailleurs de Google licenciés (dont certains étaient « présents sans participer ») ont introduit une plainte auprès du National Labor Review Board (Commission nationale de révision du travail).

Zelda Montes, une animatrice de la campagne No Tech for Apartheid et une ancienne ingénieure du software chez Google, a participé à l’action de New York le 16 avril. Montes, qui travaillait pour YouTube lors de son mandat avec Google, a décrit une atmosphère dans laquelle les travailleurs se sentaient dénués du moindre pouvoir de remettre en question les décisions de la société.

« La répression n’était pas aussi visible que chez Meta, comme on l’a appris »,

a expliqué Montes à The Electronic Intifada,

« mais elle était bien présente d’une manière différente. On sentait que les gens n’étaient pas heureux des décisions de la direction, mais qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’aller dans le même sens qu’elles. »

Montes a décrit un environnement de travail de type sectaire, chez Google, dans lequel les « menottes dorées » des avantages d’entreprise et les plaisanteries masquaient à quel point les travailleurs étaient impuissants à défier le statu quo.

Par conséquent, ont-ils dit, s’organiser avec No Tech for Apartheid était « important pour mettre des limites » qu’autrement les travailleurs étaient empêchés d’établir à propos des applications éthiques des produits sur lesquels ils travaillaient.

Et, bien qu’elle fasse partie des 50 travailleurs licenciés par Google dans sa mesure de représailles, Montes est convaincue que leur décision était la bonne.

« Je suis vivante. Ce que nous combattons, c’est de la technologie destinée à un génocide. Pourquoi mon boulot importerait-il tant, face à essayer d’arrêter ça ? »

 

« Pensez-y à deux fois »

Une autre animatrice de No Tech for Apartheid, qui a demandé qu’on ne la désigne que par l’initiale A., a décrit pour The Electronic Intifada la façon dont Google s’appuie sur l’insécurité de ses travailleurs pour poursuivre sa ligne de fond.

A. travaillait pour l’Équipe Confiance et Sécurité de Google avant d’être licenciée par la société au lendemain du sit-in du 16 avril. Elle avait rallié l’entreprise après avoir participé à des efforts de syndicalisation au profit d’une ONG qui ne soutenait que verbalement les droits de ses travailleurs et qui avait refusé de s’exprimer en guise de soutien de la Palestine lors des soulèvements de 2021, a-t-elle dit.

Au moment d’être engagée, elle avait vu que [Google]

« était un tout autre monde mais, en même temps, qu’il ne l’était pas. J’ai compris que c’était un système à plusieurs niveaux et que la majeure partie de ce qui fait aller de l’avant toutes ces choses, ce sont précisément les gens du plus bas niveau. »

Dans les quelques jours qui ont précédé les sit-in du 16 avril, A. a décidé de distribuer des flyers à New York, s’imaginant qu’un rôle aussi relativement mineur allait mitiger de possibles représailles.

Le lendemain, Chris Rackow, chef de la sécurité générale chez Google, adressait une note à tous les employés en dénigrant les manifestations et en disant que l’entreprise ne tolérerait pas de perturbation sur le lieu de travail, a rapporté The Verge.

« Si vous êtes l’une des rares personnes qui sont tentées de penser que nous allons ignorer une conduite qui viole notre politique, pensez-y à deux fois »,

écrivait Rackow dans la note.

À ce moment, Google avait déjà licencié 28 travailleurs en relation avec les sit-in.

« J’étais nerveuse, mais je ne pensais pas toutefois que cela allait s’appliquer à moi, puisque je n’avais fait que distribuer des flyers à l’extérieur »,

a dit A.

Mais elle a remarqué ensuite que la sécurité de Google semblait la suivre partout où elle allait, durant le reste de la semaine, soit en se tenant inhabituellement près du café de l’entreprise ou en effectuant une fouille du gymnase de l’entreprise où elle prenait de l’exercice.

A. a déclaré à plusieurs de ses collègues fiables qu’elle craignait que Google ne la licencie.

Le 18 avril, elle recevait un avis par courriel lui disant qu’elle était placée en congé administratif.

Le lundi suivant, le 22 avril, A. était licenciée.

 

Faire la chose qui convient

Les sit-in du 16 avril suivaient des perturbations, le 4 mars, par la campagne No Tech for Apartheid lors d’une conférence organisée par la publication israélienne Calcalist et Bank Leumi.

Ce jour-là, un employé anonyme qui a été identifié depuis comme l’ancien ingénieur du software à Google Cloud, Eddie Hatfield, avait interrompu un discours de Barak Regev, le directeur général de Google Israel.

Trois jours plus tard, Hatfied était licencié. Cela avait incité Vidana Abdel Khalek, une employée de la Trust and Safety Policy, à donner sa démission.

« Personne n’est venu chez Google pour travailler sur des technologies militaires offensives »,

avait écrit Vidana Abdel Khalek dans un courriel de démission.

Hatfield a dit dans le magazine Time que son licenciement avait pour but de

« provoquer une sorte d’effet dissuasif en me licenciant, de faire de moi un exemple ».

Mais la démission de Vidana Abdel Khalek et les sit-in d’avril révèlent que c’est le contraire qui s’est produit.

Comme Google reste fermement décidé à punir des dizaines de travailleurs parce qu’ils font littéralement la chose qui convient, un plus grand nombre de personnes au sein de la campagne No Tech for Apartheid ou tout simplement qui la soutiennent se dressent pour perturber le train-train habituel des affaires.

 

Un enracinement flagrant

Je prétends que le projet Nimbus représente un nœud important dans ce que j’ai appelé le colonialisme de peuplement digital. Quand j’utilise cette expression, le colonialisme de peuplement digital a trait à la convergence stratégique du colonialisme de peuplement sioniste et de US Big Tech, les géants américains de la technologie, dont les propres tendances et pratiques  coloniales, raciales et de surveillance capitaliste ont été bien documentées.

Alors que ces deux projets se chevauchent souvent, ils sont, du moins en théorie, quelque peu séparés l’un de l’autre, en impliquant des modes légèrement distincts d’extraction, d’exploitation et d’oppression.

Une chose est certaine, c’est que la complicité de Google dans l’oppression de la Palestine est de loin antérieure à Nimbus.

Au lieu de reconnaître la terre palestinienne, l’imagerie géospatiale de Google et ses technologies de suivi réaffirment les cartographies coloniales sionistes. Les résultats de recherche de Google répriment activement les sites et publications anti-impérialistes et antisionistes.

Mais en mettant sur pied un arrangement par lequel US Big Tech simplifie si ouvertement et si directement la capacité technique d’Israël à faire pleuvoir sa violence coloniale sur les Palestiniens, le projet Nimbus représente un enracinement flagrant de l’hégémonie technologique dans la colonisation de la Palestine, lequel aplatit en effet la distinction entre le colonialisme digital de Big Tech et le colonialisme de peuplement de l’État d’Israël.

Si le projet Nimbus devait se poursuivre, en rationalisant digitalement en effet l’actuel génocide israélien en Palestine, l’élimination des autochtones passerait d’une question de convergence stratégique à une étoile conductrice sur les plans éthique, politique et idéologique, autour de laquelle Big Tech se regroupe.

« L’ampleur sans précédent de la mort et de la destruction à Gaza a été facilitée par des entreprises technologiques comme Google »,

écrivaient les employés de Google, Montas, Mohammad Khatami et Kate Sim dans The Nation en avril dernier.

Ils faisaient remarquer que, pendant le génocide de Gaza, qui a été

« baptisé la première guerre de l’IA dans le monde »,

les systèmes de sélection de cibles gérés par IA ont montré qu’ils opéraient en tandem pour profiler les Palestiniens de Gaza en tant que « terroristes » et qu’ils permettaient d’impitoyables bombardements contre des civils.

Ce point de rencontre entre le colonialisme digital et le colonialisme israélien de peuplement est ce que je définis comme colonialisme digital de peuplement.

Michael Kwet, dont le concept du colonialisme digital a été au centre de la formation de mon propre concept, prétend qu’étendre l’influence des travailleurs aux entreprises Big Tech ne suffit pas pour les amener à « bien faire », parce que d’immenses multinationales comme Amazon, Google, Microsoft et IBM ne peuvent être

« mieux comprises que comme de modernes compagnies des Indes orientales ».

Je suis d’accord avec la remarque de Kwet disant que les opérations essentielles de Big Tech sont essentiellement oppressives, colonial-capitalistes de nature plutôt qu’un accident et que confondre l’autorité avec la fonction matérielle risque d’obscurcir la situation actuelle.

 

Le pouvoir du discours

Toutefois, je crois également que l’activisme en expansion exponentielle de No Tech for Apartheid est prêt à répondre à la dynamique plus large d’une opposition accrue au tout récent génocide d’Israël contre les Palestiniens.

Outre les révélations précieuses à propos des détails du projet Nimbus, les organisateurs de No Tech for Apartheid dénoncent les conditions de travail particulières aux entreprises Big Tech et la façon dont elles peuvent servir de leviers dans un projet plus large de dissension anti-impérialiste.

Il est très important ici de comprendre comment Google et d’autres entreprises Big Tech créent un faux sentiment de différence entre les travailleurs de la technologie et ceux des autres industries.

« Une grande partie du travail des entreprises Big Tech réside chez les vendeurs et les distributeurs, des gens qui font ce que je faisais pour une fraction du coût »,

a dit A., qui suit actuellement une maîtrise en études du travail à l’Université de la Ville de New York (CUNY).

« Le monde du travail requiert que l’on s’intéresse à la technologie et que l’on comprenne qu’il ne s’agit pas uniquement d’ingénieurs en software travaillant à temps plein »,

a déclaré A. à The Electronic Intifada.

Gabi Schubiner, l’un des membres fondateurs de No Tech for Apartheid, a travaillé chez Google pendant sept ans avant d’être l’un des 12 000 employés à s’en aller dans le licenciement massif de 2013.

Schubiner a expliqué à The Electronic Intifada que leurs expériences de travail chez Google leur avaient montré comment la technologie en tant qu’industrie est sciemment destinée à créer « un sentiment de détachement » entre les travailleurs et d’isolement par rapport à une conscience collective de classe, et ce par le biais d’une catégorisation du travail selon divers niveaux, l’attribution d’un certain confort et de privilèges sélectionnés (sans encore parler de prestige) aux employés à temps plein. Cela, dès les départ, les a menés à se montrer dubitatifs vis-à-vis du potentiel radical des efforts de syndicalisation, même simples, dans le secteur technologique.

Mais après les protestations à propos de George Floyd, en 2020, et au moment où les premières idées du projet Nimbus sont parvenues au personnel de Google, des collectifs se sont formés qui allaient finalement aboutir à la campagne No Tech for Apartheid. Schubiner a très vite compris le potentiel spécifique qu’il y avait à canaliser le plaidoyer des travailleurs technologiques vers la dissidence anti-impérialiste.

« La technologie sape les conditions matérielles pour organiser le travail parce qu’elle impose des limites strictes entre les travailleurs et l’extraction »,

a déclaré Schubiner.

« Je ne voulais pas investir dans les travailleurs de la technologie de façon libérale, mais mobiliser la main-d’œuvre de la technologie en l’organisant vers la libération palestinienne. »

Les connexions réalisées par la campagne No Tech for Apartheid et son identification non seulement de la nécessité mais des immenses possibilités de résistance sont quelques-unes de ses conditions les plus prometteuses. Et une fois que ces connexions et ces possibilités pourront s’exprimer, il n’y aura plus moyen de faire marche arrière.

C’est pour cette raison que Montes, qui a créé des archives actualisées de la campagne No Tech for Apartheid (NOTA), en est venue à croire dans le pouvoir du discours et à s’identifier comme une organisatrice vouée à la narration des faits.

« Le pouvoir de la narration est tout »,

a déclaré Montes.

« C’est ce qui ne peut être enlevé quand l’empire s’empare de tout le reste. Et c’est ce qui peut nous aider à aller vers une vision de la technologie qui fera un travail d’aide à la libération plutôt que de contribution à l’oppression. »

 

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Omar Zahzah est écrivain, poète, animateur et professeur assistant dans les Études sur les Ethnicités et Diasporas arabes et musulmanes (AMED) à l’Université d’État de San Francisco.

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Publié le 23 août 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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