Gaza : De petits gestes attentionnés qui nous maintiennent en vie.

L’hiver à Gaza ne ressemble à nul autre. Ici, il arrive chargé de la douleur du génocide israélien en cours et laisse sa marque sur chaque endroit et chaque visage.

 

Des femmes cuisent du pain pour les personnes déplacées à al-Mawasi, dans le sud de Gaza.

Des femmes cuisent du pain pour les personnes déplacées à al-Mawasi, dans le sud de Gaza. (Photo : Doaa Albaz / APA images)


Lina Hamdouna,
26 décembre 2024

La guerre n’est pas seulement la destruction dont nous entendons parler ou les bombes que nous craignons tant ; on retrouve ses effets dans les moindres petits détails qui transforment en rêves lointains les droits même les plus élémentaires. Le froid nous enveloppe comme s’il faisait partie de la souffrance, ajoutant son poids à un fardeau déjà passablement lourd.

Je vis seule dans une petite tente à al-Mawasi, dans le sud de Gaza. On l’a installée après que nous avons perdu notre maison lors d’une frappe aérienne.

La tente me protège à peine du vent et de la pluie, et pourtant elle est devenue tout mon univers. À l’intérieur, j’ai un petit sac de farine, que je considère comme mon plus grand trésor au milieu de toute cette misère.

Cette farine est ma bouée de sauvetage. Je l’utilise pour faire des miches de pain qui me soutiennent à peine, mais c’est ce qui me permet de continuer d’affronter cette dure réalité.

Je suis restée seule après que ma mère et ma sœur sont parties avant mon père et moi-même pour l’Égypte suite à l’autorisation de transfert médical de mon père de Gaza en Égypte. Mon père et moi sommes donc restés à Gaza jusqu’à la date de son transfert.

Toutefois, en mai, Israël a envahi la zone à proximité du passage de Rafah entre Gaza et l’Égypte, forçant ainsi la fermeture du passage.

Ma mère avait quitté Gaza juste avant l’invasion. Et la santé de mon père s’est rapidement détériorée.

Il est décédé en août.

Quant à la farine que j’ai pour l’instant, je ne l’ai pas achetée mais reçue en tant qu’aide humanitaire avant que la pénurie de farine ne débute dans la région sud de Gaza.

Depuis que je vis seule, elle a suffi à me soutenir durant quelques mois. Malheureusement, il n’y en avait pas assez pour soutenir des familles durant cette période difficile.

Mais le froid n’a aucune pitié et apporte avec lui d’autres besoins que la seule nourriture. L’eau chaude, par exemple, une nécessité que je considérais comme allant de soi, est devenue un luxe très rare.

Le froid s’infiltre dans mes os et chaque fois que je tente d’utiliser de l’eau froide pour prendre un bain, j’ai l’impression de me noyer dans de la glace.

Tout près de chez moi vit Hanaa al-Najjar, que tous nous appelons Um Ali. Sa maison est l’une des rares de la zone à avoir survécu aux bombardements de l’armée israélienne.

Sa modeste demeure paraissait un havre de chaleur, comparée à ma tente, mais elle n’était guère en meilleure condition. Um Ali dispose d’un chauffage solaire qui contribue à fournir de l’eau chaude, mais elle n’a pas de farine, une denrée devenue très rare sous ce siège étouffant.

Un soir où il faisait atrocement froid et où j’étais assise près de mon petit four à tenter de cuire un peu de pain, j’ai pensé à Um Ali et à ses quatre enfants : trois filles et un garçon. J’ai aussi pensé à son mari Hassan al-Najjar, qui vit avec eux.

Je savais qu’ils avaient besoin de pain autant que j’avais besoin d’eau chaude pour prendre un bain convenable. La pluie tombait lourdement et le vent hurlait contre la tente comme s’il s’acharnait à vouloir la déchirer.

J’ai ressenti une envie irrésistible de faire quelque chose. J’ai soigneusement emballé quelques miches de pain dans un vieux tissu et j’ai décidé de me rendre chez Um Ali.

Le court trajet de ma tente à sa maison m’a semblé durer une éternité dans le froid et la pluie. Je tenais le pain bien serré contre ma poitrine, le protégeant comme s’il s’était agi d’un trésor qui n’avait pas de prix.

Chaque pas était pesant, avec le vent qui me fouettait le visage. Quand je suis arrivée, j’ai frappé doucement à la porte et la voix chaleureuse d’Um Ali m’a appelée de l’intérieur.


Frappez et l’on vous ouvrira

« Qui est-ce ? »

« C’est moi, votre voisine »,

ai-je répondu faiblement.

Elle a ouvert la porte avec son sourire familier, un sourire qui irradiait une plus grande chaleur que n’importe quel chauffage solaire.

« Entre, ma chère, il gèle, dehors. Qu’est-ce que tu as là, avec toi ? »

a-t-elle demandé, montrant le pain que je tenais en main.

Un peu embarrassée, j’ai dit :

« Du pain. Mais… j’espérais pouvoir avoir un peu d’eau chaude pour prendre un bain. Votre chauffage fonctionne et je n’ai rien pour faire chauffer de l’eau. »

Elle a souri gentiment et a dit :

« Tu n’avais pas besoin d’apporter quoi que ce soit. Tu nous apportes du pain et nous te donnons de l’eau. C’est à cela que ça sert, les voisins. »

Je suis entrée dans sa maison et j’ai placé le pain sur une table et elle s’est mise à remplir un seau d’eau chaude à son chauffage solaire.

« Ton pain sent admirablement bon. Je n’avais rien pour nourrir mes enfants, aujourd’hui. Sois bénie »,

dit-elle.

En ramenant le seau à ma tente, j’ai senti une chaleur que je n’avais plus connue depuis longtemps. Il n’y avait pas que l’eau ; c’était la gentillesse humaine que nous partagions en dépit de tout.

J’ai versé l’eau chaude dans un petit bassin et me suis préparée pour un bain. Pour la première fois de ce qui m’a semblé à jamais, j’ai senti le froid s’en aller, pas seulement de mon corps, mais de mon esprit aussi.

Cet échange de pain et d’eau était plus qu’une simple transaction commerciale ; c’était un legs à notre humanité qui refusait de se laisser voler par le génocide israélien. Malgré toutes les horreurs, Um Ali et moi étions ensemble, partageant le peu que nous avions en prenant sur nos très maigres réserves.

Malgré tout ce qu’elle nous prend, la vie nous accorde parfois des moments de chaleur qui nous rappellent de nous accrocher à notre espoir.

Cette nuit, comme je me trouvais sous une couverture usée dans ma tente, j’ai pensé à Um Ali et à ses enfants. J’ai pensé au pain que je leur avais donné et à l’eau chaude qu’elle m’avait donné.

Ces petits gestes attentionnés sont les fils qui nous tiennent en vie.

L’hiver à Gaza n’est pas qu’une saison, ces jours-ci. C’est un autre test imposé à notre patience et à notre résilience.

La guerre nous a pris tant de choses, mais elle n’est pas parvenue à détruire l’esprit de solidarité qui nous unit tous. Nous pouvons ne pas avoir grand-chose, mais nous l’avons les uns et les autres.

Malgré tout, il reste une lueur d’espoir, qui ne vient pas de grandes promesses mais de moments remplis de sens, lorsque nous trouvons de la chaleur dans notre humanité partagée. J’ai compris que je n’étais pas seule et qu’Um Ali n’était pas qu’une voisine mais qu’elle faisait partie de l’histoire collective de notre survie.

Qu’importe le temps que durent les hivers à Gaza, qu’importe le poids que gagne de plus en plus l’oppression, nous nous cramponnons à la croyance de ce qu’un jour, le soleil de la liberté se lèvera de la même façon que le chauffage solaire d’Um Ali a apporté de la chaleur dans mon univers en cette nuit atrocement froide.

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Lina Hamdouna écrit et est étudiante en pharmacie à Gaza.

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Publié le 26 décembre 2024 sur The Electronic Intifada.
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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