L’EI a cherché à introduire une nouvelle donne au Liban : attiser les tensions communautaires entre sunnites et chiites afin d’affaiblir le Hezbollah.
Le 12 novembre, un jour avant la tragédie à Paris, l’organisation État islamique (EI) frappe la population civile d’un quartier à majorité chiite, dans la banlieue sud de Beyrouth : Bourj al-Barajneh. C’est l’un des attentats les plus meurtriers depuis la fin de la guerre civile libanaise, faisant 44 tués et 239 blessés.
L’attaque ne peut être isolée d’un contexte global, les images se télescopant : un jour plus tard, l’EI vise la France, entre Paris et Saint-Denis. Le 31 octobre 2015, c’est un avion russe qui explose au-dessus de Charm al-Cheikh, en Égypte. Mais l’attentat de Bourj al-Brajneh a aussi sa spécificité : en visant une municipalité chiite jouxtant un camp de réfugiés palestiniens du même nom, l’EI a cherché à introduire une nouvelle donne au Liban : attiser les tensions communautaires entre sunnites et chiites afin d’affaiblir le Hezbollah.
Une ferme condamnation palestinienne
Quelques heures après l’attentat, l’organisation État islamique publie un communiqué, revendiquant l’opération. Elle donne alors les noms de trois de ses kamikazes supposés : deux Palestiniens (Hamid Rachid al-Balagh et Omar Selim al-Rais) et un Syrien (Khaled Ahmad al-Khalid). L’information est immédiatement reprise sur les réseaux sociaux, ainsi que sur les principaux médias télévisés libanais. Elle attise, quelques heures durant, les accusations communautaires contre les Palestiniens au Liban.
Pourtant, deux jours plus tard, le secrétaire-général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, dément catégoriquement l’information, dans une intervention sur la chaîne al-Manar : il dit alors qu’aucun auteur de l’attentat n’était palestinien, et qu’à la date du 14 novembre, les personnes interpellées par les Forces de sécurité intérieure (FSI) et la Sureté générale (SR), dans le cadre d’une coopération sécuritaire avec le Hezbollah, sont libanaises et syriennes. Réaffirmant son soutien au soulèvement populaire palestinien débuté en octobre 2015, il affirme que « même s’il y avait des Palestiniens impliqués avec le Jabhat al-Nusra [Front al-Nosra] ou l’État islamique, il n’y a, pour nul d’entre nous, aucune justification religieuse, politique ou morale de tenir le peuple palestinien ou les camps palestiniens comme responsables de ce crime ».
L’insistance mise par le dirigeant du Hezbollah sur la question palestinienne dans un discours exclusivement consacré aux attentats de Bourj al-Barajneh ne relève pas du hasard : il s’agit bien de répondre à une attaque de l’EI prenant la Palestine comme porte d’entrée. Le 13 novembre, une banderole est déployée par des proches du Hezbollah sur les lieux mêmes de l’attentat, sur laquelle est inscrit : « Nous resterons aux-côtés de la Palestine, quoique vous fassiez. »
Conscients de la gravité de la situation, les partis politiques palestiniens réagissent très rapidement au communiqué de l’EI : ils tiennent, dès les premières heures, à condamner publiquement les attentats du 12 novembre. Leurs représentants officiels au Liban s’adressent immédiatement aux médias libanais, tandis que le Hamas publie, le soir même, un communiqué de condoléance adressé au « peuple frère libanais, aux familles et à l’ensemble des forces officielles, politique et populaires ».
Le 13 novembre au matin, une conférence de presse exceptionnelle se tient à l’ambassade de Palestine, dans le quartier de Jnah, à Beyrouth : le représentant de l’Autorité nationale palestinienne (ANP), Ashraf Dabbour, celui du Mouvement du Jihad islamique en Palestine (MJIP), Abu Imad Rifaï, le dirigeant du Fatah au Liban, Fathi Abu Aradat, ainsi que des délégués des Fronts populaires et démocratiques pour la libération de la Palestine (FPLP et FDLP) rappellent dans une déclaration conjointe « qu’il n’y a pas de Palestiniens impliqués dans ce crime odieux ».
Lors d’une réunion inter-palestinienne tenue à Saïda, le 16 novembre, Sobhi Abu Arab, responsable de la Sureté nationale palestinienne au Liban, dépendante de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et gérant la sécurité des camps de réfugiés, affirme que « le but de ces attentats était la discorde (fitna) entre les Palestiniens et les Libanais. Cependant, la rapidité des contacts et des rencontres entre nous a permis de déjouer cette tentative malveillante ».
La condamnation palestinienne de l’État islamique n’est pas nouvelle : la rapidité de la réponse palestinienne aux attentats de l’EI et la centralité que les médias libanais lui ont accordée le sont.
La réactivité du Hamas se propage jusqu’aux plus hauts échelons : Ismaël Haniyeh, ancien premier Ministre de l’Autorité nationale palestinienne à Gaza, ainsi que Khaled Mechaal, principal responsable du bureau politique du mouvement, présentent des condoléances rapides. Le secrétaire-général du Hezbollah les remercie dans la foulée. C’est un geste politique qui n’est pas inédit, mais qui est significatif : le Hamas et le Hezbollah sont opposés, depuis février 2012, sur le dossier syrien, le premier ayant quitté Damas, le second soutenant les troupes de l’armée gouvernementale syrienne. Les attentats de l’EI ne provoquent pas seulement une union nationale libanaise entre les deux grandes coalitions opposées du 8 et du 14 Mars : ils rapprochent, peut-être temporairement, des acteurs antagonistes à un échelon régional.
Palestiniens et Libanais : les « deux Bourj al-Barajneh »
Le choix des lieux de l’attentat de l’EI dans le sud de Beyrouth relève de plusieurs considérations. La première était celle de faire le maximum de victimes civiles : l’heure choisie, en début de soirée, en témoigne. Selon Nohad Machnouk, ministre de l’Intérieur libanais, les auteurs de l’opération visaient à l’origine l’hôpital al-Rassoul al-A’zam, fondé en 1988, dépendant de la Fondation du Martyr (Mua’assasa ash-Shahid), proche du Hezbollah.
C’était donc bien ce dernier qui était visé, l’EI lui reprochant notamment son implication militaire en Syrie auprès du régime de Bachar al-Assad, et le tenant pour co-responsable des souffrances infligées à la population syrienne depuis 2011. L’EI souhaitait également montrer que la banlieue sud n’est pas une forteresse : les barrages mis en place par le Hezbollah suite aux attentats de 2012 et 2013, tenus par la suite par l’armée libanaise et les Forces de sécurité intérieure (FSI), avaient jusque-là prouvé leur efficacité. Cet attentat est aussi une réponse aux séries d’affrontements militaires entre l’organisation chiite libanaise et l’État islamique en Syrie ces derniers mois : le 10 novembre 2015, l’armée syrienne, assistée du Hezbollah, a repris à l’EI l’aéroport militaire de Kweires, près d’Alep, dans le nord de la Syrie.
Seulement, le quartier choisi impliquait un autre facteur : il est communautaire, mais dans un double sens, tout à la fois sunnite et chiite. Il s’agissait certes de frapper violemment, en premier lieu, la communauté chiite, selon la logique sectaire de l’EI. Il fallait aussi le faire dans un quartier, Bourj al-Barajneh, jouxtant un camp de réfugiés palestiniens du même nom, de confession sunnite, abritant plus de 20 000 habitants, et dans lequel se sont progressivement installés, depuis 2012, nombre de réfugiés palestiniens fuyant les combats en Syrie.
Avec la diffusion par l’EI du nom de kamikazes supposés être d’origine palestinienne, la mobilisation immédiate des formations membres de l’OLP, du Hamas ou du Jihad islamique pour démentir toute implication palestinienne dans l’attentat, et le discours de Hassan Nasrallah en partie consacré à la question palestinienne au Liban, on l’aura compris : la carte palestinienne semble avoir été, délibérément, l’une des portes d’entrée de la banlieue sud de l’EI.
Le choix de Bourj al-Barajneh est au fond logique. Cette municipalité est certes gérée par le Hezbollah – son maire, Zohair Jalloul, en est membre – mais elle n’est pas le « fief du Hezbollah », contrairement à une image communément répandue dans les médias occidentaux. Elle s’inscrit certes dans cette zone urbaine périphérique appelée la « Dahiyyeh », la banlieue, cible toute entière des bombardements israéliens de l’été 2006 – ces derniers visant à l’époque les principaux sièges du Hezbollah. Mais la municipalité de Bourj al-Barajneh est également un quartier où le mouvement Amal – dirigé par le président du parlement libanais, Nabih Berri – reste particulièrement bien implanté.
Le camp de réfugiés palestiniens n’est pas coupé de son environnement libanais : familles libanaises chiites et palestiniennes sunnites s’y entremêlent souvent. Les relations entre les « deux Bourj al-Brajneh », palestinienne et libanaise, n’ont jamais été faciles : de mai 1985 à février 1987, le camp est régulièrement bombardé par les miliciens du mouvement Amal, dans le cadre d’une « guerre des camps » opposant la formation de Nabih Berri aux forces de l’OLP. À l’époque, le Hezbollah assistait bien les partisans de Yasser Arafat. En septembre 2013, c’est un jeune Palestinien, Muhammad al-Samrawi, qui est tué à un barrage du Hezbollah : les formations palestiniennes se réunissent au siège du parti pour négocier un cessez-le-feu immédiat.
C’est parce que Bourj al-Barajneh fait office de quartier mixte, constitué de frontières non-étanches, et donc poreuses au plan sécuritaire, que l’EI l’a peut-être considéré comme le maillon faible du Hezbollah. L’objectif du groupe État islamique n’était pas seulement de faire payer à la formation de Hassan Nasrallah son engagement en Syrie : c’était peut-être, selon des considérations géographiques et communautaires propres à la banlieue sud, d’attiser des tensions communautaires entre sunnites et chiites pour le moment relativement contenues.
Le pari hasardeux de l’EI
La stratégie de l’EI, consistant à favoriser les conditions de possibilité d’un affrontement entre sunnites et chiites au Liban, en jouant sur la carte palestinienne, ne manque pas de cohérence : elle ne peut cependant tout à fait fonctionner. La position des formations palestiniennes prise suite aux attentats du 12 novembre n’est pas de pure façade : de l’OLP au Hamas, l’antagonisme avec l’État islamique est réel. Il l’est bien sûr pour la gauche palestinienne et le Fatah, qui ne s’inscrivent pas dans l’histoire de l’islam politique. Le Jihad islamique palestinien, conjuguant islamisme et nationalisme, cultivant ses liens avec Téhéran, est plus que jamais opposé à la rhétorique de l’EI.
Le Hamas s’est, quant à lui, affronté à l’État islamique dans les rues du camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk, en Syrie, en avril 2015, tandis que les partisans d’Abu Bakr al-Baghdadi, principal dirigeant de l’État islamique, dans la bande de Gaza ont, en juillet 2015, officiellement déclaré la guerre au mouvement islamiste palestinien.
L’EI pourrait certes espérer attiser la haine des chiites contre les sunnites, en mobilisant la base sociale du Hezbollah contre les sunnites palestiniens ou libanais. Or, en dépit du conflit syrien, l’efficacité de ce raisonnement est tout aussi relative. Certes, le Hezbollah se trouve, en Syrie même, impliqué dans une guerre prenant de plus en plus un caractère communautaire. Les camps palestiniens du Liban peuvent bien servir de réceptacle à la rhétorique de l’État islamique, ou du Jabhat al-Nusra, et menacer ainsi directement le Hezbollah : en avril 2015, c’est un sympathisant de la formation chiite, membre des Brigades de la résistance – qui regroupent des combattants entraînés par le Hezbollah, mais qui n’en sont pas membres –, qui est enlevé et exécuté dans le camp de réfugiés palestiniens de Ayn al-Helweh, près de la ville de Saïda.
Mais le Hezbollah entretient aussi savamment ses liens avec les sunnites libanais et palestiniens, notamment. Il est en outre le bénéficiaire de deux dynamiques qui tendent quelque peu à briser les frontières entre sunnites et chiites à des échelons nationaux et régionaux. La première est sans doute celle d’une logique anti-terroriste, au Liban même, maintenant un dialogue national entre le Courant du futur de Saad Hariri et le Hezbollah, voire même une coopération sécuritaire inédite entre les Forces de sécurité intérieure (FSI), réputées pour être plus proches historiquement du 14 Mars, et des organismes sécuritaires tels que la Sureté générale libanaise et les services de renseignement de l’armée, qui entretiennent depuis les années 90 des relations étroites avec le Hezbollah. Ce dernier a également su préserver des liens avec les Frères musulmans libanais, qui lui sont pourtant hostiles sur le dossier syrien. À l’été 2015, lors du mois de Ramadan, un dîner organisé par les Gardiens de la révolution islamique iraniens réunit ainsi dans la banlieue sud de Beyrouth, à la surprise des observateurs, des délégués du Hezbollah, du Hamas et de la Jamaa Islamiya – branche libanaise des Frères musulmans.
La seconde dynamique est inscrite au cœur de l’identité du Hezbollah : c’est la question palestinienne, sur laquelle l’État islamique essaie de jouer. Or, le mouvement mené par Hassan Nasrallah a bien une longueur d’avance : ses relations avec les formations politiques palestiniennes datent des années 80. Le désaccord politique autour de la Syrie avec le Hamas n’a pas empêché la formation chiite de maintenir une coopération sécuritaire étroite avec le mouvement islamiste palestinien : au sortir de la guerre israélienne de l’été 2014 contre la bande de Gaza, la branche armée du Hamas, les Brigades Izz al-Din al-Qassam, remercie officiellement le Parti de Dieu (Hezbollah) pour son aide, autant politique que militaire. En somme : souvent accusé de s’être mis à dos le monde sunnite, le Hezbollah a su tout de même préserver quelques cartes dans son jeu. Parmi celles-ci, la principale : la carte palestinienne.
Choisir son camp ?
La partie d’échecs entre le Hezbollah et l’organisation État islamique n’en est pas à son commencement : mais elle a sans doute pris une nouvelle dimension avec les attentats du 12 novembre 2015. Il n’est pas étonnant que les Palestiniens au Liban soient au centre de ce jeu : ils peuvent être tiraillés entre deux logiques.
La première est celle d’une certaine fidélité au Hezbollah, en une commune inimitié à l’encontre d’Israël : ce dernier tient toujours le mouvement chiite pour responsable des échecs successifs de son armée ces dernières années, du retrait israélien du Sud-Liban en mai 2000 à la guerre de juillet et août 2006. L’armée israélienne n’a pas non plus ménagé ses efforts contre le Hezbollah en Syrie : en janvier 2015, elle tire contre un convoi militaire du parti chiite, tuant douze de ses militants, non loin de la ville de Quneitra. En novembre 2015, c’est un réseau d’espionnage en faveur d’Israël qui est démantelé au Sud-Liban par l’armée libanaise.
Le Hezbollah compte garder ses appuis palestiniens en vertu d’une tension militaire maintenue en permanence avec Israël – elle se conjugue avec une coopération sécuritaire et politique entre le Hezbollah et les organisations palestiniennes, dont le Hamas.
La seconde logique est celle d’une population palestinienne réfugiée au Liban, marginalisée et précarisée socialement, pouvant répondre au discours proprement religieux d’un mouvement – l’État islamique – jouant sur une fibre communautaire attisée ces dernières années par les doubles tragédies irakienne et syrienne. De ce point de vue, l’organisation État islamique ne serait surement pas la première formation salafiste à s’implanter dans les camps de réfugiés palestiniens.
Entre une certaine affinité avec le Hezbollah, dans le cadre du conflit israélo-arabe, et une sensibilité confessionnelle sunnite exacerbée par les effets de la crise syrienne au Liban, les réfugiés palestiniens sont appelés par le groupe État islamique à choisir leur camp.
Publié le 18 novembre 2015 sur Middle East Eye – édition française
Nicolas Dot-Pouillard est chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo, Beyrouth), chercheur principal au sein du programme WAFAW (When Authoritarianism fails in the Arab World, European Reserach Council) et membre du comité de rédaction de la revue Orient XXI. Il est l’auteur de De la théologie à la libération : une histoire du Jihad islamique palestinien (La découverte, 2014), avec Wissam Alhaj et Eugénie Rébillard, et de Tunisie : la révolution et ses passés (L’Harmattan/Iremmo, 2013).
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