Il était insaisissable, fuyant disaient les aigris, distant certains amis, discret d’autres encore, car Mahmoud Darwich était ailleurs, ici mais rarement réellement là, non pas dans la lune comme la caricature du poète par le quidam, mais bien dans son rêve qu’il ne désirait, à aucun prix, ne serait-ce le plus douloureux, briser. Ainsi, était-il capable de s’éloigner de ses plus proches, de gens extraordinaires qu’il aimait, de modèles, préférant les admirer et les penser que subir un quotidien qui dénaturerait l’essence même de la relation première… « Parce que toute chose qui se réalise cesse d’être un rêve… Le poète ou l’artiste étouffe hors du rêve. »
Ainsi habitait-il son quotidien qui n’avait finalement rien de triste au sens tragique car ses poèmes n’étaient point le fruit d’une tristesse noire, mais bien plutôt celui d’une triste et profonde joie qui ne l’a jamais quitté.
Mais de là à donner un entretien à une jeune journaliste, il y a un pas qui fut compliqué de faire, d’autant que le poète palestinien avait juré qu’il ne recevrait plus de journaliste ; mais à force de patience, de persuasion et de complicité, Ivana Marchalian sut apprivoiser le monstre sacré, et, partageant le même humour décalé, parvint à obtenir bien plus qu’une simple interview.
Malgré sa volonté d’être un poète troyen, Mahmoud Darwich reconnaît, entre un café serré et une promenade dans la nuit parisienne, que la quête première demeure, quelque soit le périmètre d’étude de sa poésie, la terre originelle, le retour dans son pays disparu : la Palestine. Des paroles passagères au pain de sa mère venu le visiter en prison, à St Jean d’Acre, les métaphores évoluent, les termes changent mais le vent souffle toujours, le vent mauvais qui arrache toutes les tentes que Darwich dresse sur la route éphémère d’un impossible retour…
Et la vie continue, malgré tout : l’horreur du déracinement, l’horreur des massacres de masse, l’horreur de l’exode forcé, l’horreur du néant comme avenir, l’horreur de la négation dans la peau de l’apatride… et malgré toutes ces horreurs, l’Amour pousse sur cet immense immonde infâme tas de fumier, l’Amour qui fragmentera l’âme du poète d’autant qu’elle est… israélienne… Rita – que les sots imaginent réelle, en chair et en os quand elle n’est que la représentation de toutes celles qui, plus une, l’Unique d’avant la Guerre des Six Jours qui fragmenta définitivement le couple, sut capturer le cœur du jeune Mahmoud – oui, Rita qui incarne « ce désir-là [qui] ne pouvait s’éteindre progressivement [car] il fallait qu’il s’embrase et qu’il nous embrase. A l’aube, les éboueurs devaient balayer à la fois l’événement et son chanteur. »
Jamais remarié, Mahmoud Darwich, vit en compagnie du fantôme de Rita, sans doute aussi en attente d’une femme exceptionnelle qui ne vint jamais… Une femme « intelligente, transparente et silencieuse… une âme bipède » qu’il « épouserait sans même réfléchir ! » Mais rares sont ceux qui rencontrent un tel ange…
Mahmoud Darwich reconnaît également que son désir le plus cher est d’arriver, seul but vers lequel il tend… arriver pour mieux repartir vers d’autres lieux : n’oublions pas que nous sommes en 1991 quand cet entretien a lieu ; l’Histoire va se charger de modifier les desseins du poète et l’arrivée pourrait alors ne plus être le seul but à atteindre. Car ne serait-ce pas plutôt le voyage l’important ? Y aller – et surtout en compagnie de qui –, certes, mais sans obligation d’arrivée ni de destination précise, aller devant soi, droit, sans se soucier des conséquences ; or, « poète officiel de la Cause palestinienne » à son corps défendant le plus souvent, Mahmoud Darwich, après avoir fui Beyrouth, porte sur ses épaules toute la responsabilité de la culture palestinienne, de sa survie, de sa diffusion hors du champ guerrier.
D’autant plus qu’il a vécu l’enfer dans la ville-phénix ravagée pendant des années par une guerre qui n’avait rien de civile, Beyrouth meurtrie pour avoir oser rêver plus haut, cette ville-oasis, « pour une parole différente, a payé le prix de sa différence, on voulait qu’elle ressemble aux autres villes arabes, de sorte que Tel-Aviv soit à l’abri de tout jugement comparatif désavantageux ».
Conservé depuis des années, ces feuillets ont traversé le temps, dix ans, vingt ans sur la patine des chemins empruntés par l’un et l’autre, sans jamais que la mémoire ne fasse défaut. Ainsi, face à l’extérieur du poème, Mahmoud Darwich s’évertue à transformer le matériau capturé en une matière que l’intérieur va ingérer. Autrement dit, l’aptitude de l’auteur à transformer le réel non poétique en un état poétique… L’héritage entre donc en résonance avec l’idée-même de l’inspiration qui ira se mêler aux conditions historiques.
Alors exhumés ces pages manuscrites inédites et cet entretien, revient à la lumière tout une époque dans le claquement de doigts du magicien d’Oz et nous y sommes, présents, avec Darwich et Ivana-la-Terrible, dans ces rues obscures du 16e arrondissement pour des promenades sans fin…
Mais le combat continue…
Ivana Marchalian, Je soussigné, Mahmoud Darwich, traduit de l’arabe (Palestine) par Hana Jaber, Actes Sud/L’Orient des Livres, octobre 2015, 96 p. – 18,00 €.
Publié sur Salon Littéraire le 1er décembre 2015.