Bassam Shakaa : «Ils m’ont arraché les deux jambes, mais cela ne veut dire qu’une chose, c’est que je suis encore plus près de ma terre»
Il serait injuste de prétendre que la Palestine n’a pas produit de grands dirigeants. Elle l’a fait, et Bassam Shakaa, l’ancien maire de Naplouse, décédé le 22 juillet dernier, en était une preuve vivante.
Le prétendu déficit de compétence dans la direction palestinienne peut être imputé au fait que nombre de grands dirigeants ont été assassinés, ou qu’ils croupissent en prison ou encore qu’ils ont été marginalisés politiquement par les factions palestiniennes.
Ce qui est unique avec Shakaa, c’est qu’il a été un véritable dirigeant nationaliste et qu’il a combattu au nom de tous les Palestiniens sans faire montre du moindre préjugé sur le plan de l’idéologie, de l’appartenance à une faction ou à une religion. Shakaa était un dirigeant palestinien inclusif, avec une profonde affinité pour le panarabisme et une conscience permanente de la lutte des classes mondiale.
En un sens, Shakaa a exemplifié l’« intellectuel organique » tel que le décrivait le penseur italien Antonio Gramsci. En effet, il n’était pas un simple « remueur de sentiments et de passions », mais un « participant actif à la vie pratique, en tant que bâtisseur et organisateur – un homme qui convainquait en permanence et pas uniquement un simple orateur ».
La base de soutien de Shakaa était – et est restée – les Palestiniens ordinaires de Naplouse et de toute la Palestine, qui ont toujours été à ses côtés, et de façon mémorable quand le gouvernement israélien avait tenté de l’exiler en 1975, quand l’Autorité palestinienne (AP) l’avait placé en résidence surveillée en 1999 et qu’il a finalement été enterré dans la maison qu’il chérissait, à Naplouse, il y a quelques jours.
Entre sa naissance à Naplouse en 1930 et son décès, Shakaa a mené un combat infatigable en faveur des droits palestiniens. Il a défié Israël, l’AP, l’impérialisme américain et les gouvernements arabes réactionnaires. Tout au long de son périple cahoteux, il a survécu à l’exil, à la prison et à une tentative d’assassinat.
Mais, chez Shakaa, il y avait davantage que son intellect, son éloquence et ses positions guidées par la morale. L’homme représentait la naissance d’une véritable direction palestinienne démocratique qui, issue du peuple, s’exprimait et combattait pour le peuple.
C’est au milieu des années 1970 que Shakaa passa au premier plan en tant que dirigeant nationaliste palestinien, lors d’un événement qui modifia la face de la politique palestinienne jusqu’à ce jour.
Après avoir occupé Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza en juin 1967, le gouvernement israélien décida rapidement de modeler un nouveau statu quo, rendant l’occupation permanente et refusant à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) toute base politique à l’intérieur des territoires nouvellement occupés.
Entre autres choses, le gouvernement israélien avait l’intention de créer une direction palestinienne « alternative » qui se serait engagée avec Israël dans des questions de peu d’importance, non politiques, marginalisant par conséquent l’OLP en même temps que son programme politiquer inclusif.
En avril 1976, le gouvernement israélien, alors dirigé par Yitzhak Rabin, organisa des élections locales en Cisjordanie et à Gaza.
Pour la circonstance, Israël avait constitué un autre groupe de « dirigeants » palestiniens, composé principalement de chefs traditionnels de clans – une petite oligarchie égocentrique qui, historiquement, avait toujours su s’adapter à toute forme de pouvoir étranger venue imposer sa loi aux Palestiniens.
Israël était presque certain que les alliés qu’il avait triés sur le volet étaient prêts à remporter haut la main les élections locales. Mais l’occupation avait eu ses conséquences involontaires, qui avaient surpris les Israéliens eux-mêmes. Pour la première fois depuis la création d’Israël, la totalité de la Palestine historique se trouvait sous contrôle israélien. Cela signifiait aussi qu’une fois de plus, le peuple palestinien faisait partie de la même unité démographique qui avait permis la coordination de la mobilisation politique et de la résistance populaire.
Ces efforts furent grandement facilités par le Front national palestinien (FNP), fondé en 1973 et qui réunissait tous les groupes palestiniens de la Palestine occupée. Ce qui agaçait le plus Israël, c’était le fait que le FNP avait élaboré une ligne politique largement parallèle à celle de l’OLP.
Au grand dam d’Israël, le FNP décida de participer aux élections locales, en espérant que sa victoire pourrait déjouer complètement le stratagème israélien. Pour contrecarrer l’initiative du FNP, l’armée israélienne se lança dans une campagne massive d’arrestations et d’expulsions des membres du groupe, parmi lesquels de nombreux intellectuels, universitaires et dirigeants locaux.
Mais tout cela avait échoué quand les nouveaux dirigeants de la Palestine avaient remporté des victoires décisives, revendiqué la plupart des mairies et articulé courageusement un agenda contre l’occupation et favorable à l’OLP.
« Nous sommes pour l’OLP et nous le disons dans nos discours électoraux », avait déclaré à l’époque Karim Khalaf, le maire élu de Ramallah. « Les gens qui viennent à nos meetings ne réclament pas l’amélioration du réseau routier et de nouvelles usines ; ce que nous voulons, c’est la fin de l’occupation. »
Bassam Shakaa était à l’avant-garde de ce mouvement naissant, dont les idéaux et mots d’ordre se répandaient dans toutes les communautés palestiniennes, y compris celles de l’intérieur d’Israël.
Malgré des décennies d’exil, la fragmentation et l’occupation, la nouvelle identité palestinienne était désormais au zénith, et c’était un résultat que le gouvernement israélien n’aurait jamais pu anticiper.
En octobre 1978, Shakaa, Khalaf et les autres maires habilités furent rejoints par des conseillers municipaux et des dirigeants de diverses institutions nationalistes afin de former le nouveau Comité de direction nationale, dont le principal objectif était de s’opposer à l’accord désastreux de Camp David et la marginalisation du peuple palestinien et de ses dirigeants qui en avait résulté.
Le 2 juillet 1980, une bombe posée par un groupe terroriste juif fit sauter la voiture de Shakaa, ce qui lui coûta les deux jambes. Un autre attentat visa Khalaf, qui subit l’amputation d’une de ses jambes. De ces tentatives d’assassinat, les dirigeants ressortirent encore plus forts.
« Ils m’ont arraché les deux jambes, mais cela ne veut dire qu’une chose, c’est que je suis encore plus près de ma terre », déclara Shakaa dans son lit d’hôpital.
« J’ai mon cœur, mon intellect et une juste cause à défendre, je n’ai pas besoin de mes jambes. »
En novembre 1981, le gouvernement israélien destitua les maires nationalistes, dont Shakaa. Mais ce ne fut pas la fin de son combat qui, suite à la mise sur pied de l’AP 1) à Ramallah en 1994, acquit une nouvelle impulsion.
Shakaa s’opposa à la corruption de l’AP et à sa soumission servile à Israël. Sa frustration à propos de l’AP l’amena, en 1999, à corédiger et signer un « Cri de la terre natale », qui dénonçait l’AP pour sa « méthodologie systématique de la corruption, de l’humiliation et de la violence à l’égard du peuple ». Il s’ensuivit que l’AP plaça Shakaa, 70 ans à l’époque, en résidence surveillée.
Cependant, ce fut le mouvement même créé par Shakaa, Khalaf et leurs collègues qui sema les graines du soulèvement populaire palestinien en 1987. En fait, la Première Intifada reste le mouvement populaire le plus puissant de l’histoire moderne de la Palestine.
Puisse Shakaa reposer dans la paix et la puissance, maintenant qu’il a accompli sa mission historique en tant que dirigeant parmi les plus aimés de la Palestine et l’un des plus purs « intellectuels organiques » de tous les temps.
Ramzy Baroud
Publié le 29/7/2019 sur Middle East Monitor sous le titre : « Mort d’un maire palestinien, arrêté par l’AP : il faisait partie d’une lignée de révolutionnaires en voie d’extinction »
Traduction : Jean-Marie Flémal
Lisez aussi cet interview de Bassam Shakaa, réalisé en 2005 par Arjan El Fassed pour The Electronic Intifada :
The Absence of National Unity: An Interview with Bassam Shakaa
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