Les Palestiniens dans les armées, syndicats, mouvements et partis arabes dans les années 50

Les révolutionnaires transnationaux s’engagèrent dans des mouvements arabes plus larges

Une résultante immédiate de la Nakba fut la fin de la politique centrée au niveau national de l’époque du Mandat. Les principaux partis qui avaient opéré en Palestine – al-Difa’a, al-Istiqlal et al-Hizb al-‘Arabi al-Filastini – disparurent. En lieu et place, désormais disséminés à travers les frontières de plusieurs États arabes, les Palestiniens s’engagèrent directement dans des mouvements arabes plus larges et ce, dans le même temps que la dispersion de leur population renforça leur implication dans les politiques régionales.

Ce fut également le cas des Palestiniens qui étaient restés, ou avaient cherché refuge, en Cisjordanie (désormais annexée à la Jordanie) et dans la bande de Gaza (placée sous administration égyptienne).

Cette période vit une croissance rapide des activités des partis et mouvements transnationaux. Alors que la période du Mandat avait été dominée par des partis nationaux dont la portée d’action se limitait aux frontières de la Palestine, les énergies politiques étaient désormais recanalisées dans des partis qui opéraient au niveau du Mashriq arabe dans son ensemble.

Presque immédiatement après la Nakba, ces partis – prônant des positions internationalistes, islamistes ou nationalistes arabes – furent ralliés par une génération de Palestiniens plus jeunes.

L’organisation internationaliste la plus en vue était le Parti communiste qui, avant la Nakba, existait déjà, mais sous forme d’un groupe minuscule.

En 1943, ses membres palestiniens s’étaient retirés du Parti communiste de Palestine (qui réunissait à la fois des Arabes et des Juifs), pour former la Ligue nationale de libération. Au lendemain de la Nakba, le parti se reconstitua en trois organisations séparées opérant sur les rives occidentale et orientale du Jourdain, des zones qui tombèrent en 1948, ainsi qu’à Gaza.

Sur la scène islamique, deux mouvements majeurs se développèrent.

Le plus important était la Fraternité musulmane, avec une présence – réduite – en Palestine depuis au moins 1937. La Fraternité grandit substantiellement après la Nakba, attirant initialement des jeunes, suite à la participation des Frères musulmans d’Égypte, de Jordanie, de Syrie et d’Irak afin de soutenir la Palestine lors de la guerre de 1947-1949.

En Jordanie et en Cisjordanie, les Frères musulmans opéraient en tant que branche jordanienne du mouvement, alors qu’à Gaza, ils constituaient une organisation séparée.

Un mouvement islamique plus modeste qui attira également nombre de jeunes Palestiniens durant cette période fut Hizb al-Tahrir, fondé par Sheikh Taqi al-Din al-Nabahani, qui avait précédemment officié comme juge à Jérusalem et avait enseigné au Collège scientifique islamique à Amman entre 1950 et 1952.

La solution de ce parti à la Nakba consistait à restaurer le califat islamique. Son nombre restreint d’affiliés comprenait au départ des personnalités religieuses mais il fut finalement à même de recruter de jeunes membres dynamiques en dehors de la Cisjordanie.

Alors que ces mouvements furent actifs dans les premières années qui suivirent la Nakba, leur charisme politique déclina de façon significative au milieu des années 1950, en partie parce qu’ils préféraient propager des principes sociaux conservateurs à toute autre forme d’action politique.

Les courants politiques les plus forts étaient pan-arabistes et s’opposaient aux communistes et aux islamistes.

Des cadres palestiniens rallièrent le parti Ba’ath en nombres importants et ce furent également des Palestiniens qui fondèrent son plus important concurrent, le Mouvement des nationalistes arabes.

Croyant qu’une véritable indépendance politique et unité arabe était la clé de la libération de la Palestine, ils jouèrent un rôle proéminent dans ces structures et acquirent de ce fait une culture intellectuelle et matérielle anticoloniale au niveau régional arabe.

Les mémoires de Bahjat Abu Gharbiya montrent bien comment de jeunes Palestiniens, en compagnie de leurs camarades jordaniens, s’engagèrent dans une mobilisation de masse en Jordanie, en participant à toutes les batailles politiques des années 1950, parmi lesquelles l’opposition au pacte de Baghdad, le combat pour abroger le traité anglo-jordanien de 1948 et mettre fin au contrôle britannique sur les forces armées, ainsi que la solidarité avec la révolution algérienne.

De jeunes organisateurs politiques palestiniens entrèrent également en contact avec des théories politiques et organisationnelles très avancées lors de rassemblements nationaux et de rencontres entre branches locales.

À propos de l’un des principaux partis de l’époque, le Ba’ath, Abu Gharbiya décrit comment les conférences annuelles du parti étaient suivies par les délégués des sections locales, à la façon d’une école dont les élèves « s’éduquaient eux-mêmes sur le plan intellectuel et organisationnel ».

On attendait des cadres qu’ils fissent montre d’un solide engagement idéologique et tous les partis importants avaient leurs propres théoriciens et publications. Cette production très active et cette propagation d’idées attirèrent de nouveaux membres et développèrent plus avant encore l’éducation politique des personnes déjà profondément engagées.

C’était certainement en conformité avec la ligne des principaux partis.

Michel Aflaq

Le fondateur du Ba’ath, le Syrien Michel Aflaq, a beaucoup discouru et écrit sur la connexion entre l’organisation politique et la cause palestinienne.

Dans un document rédigé avant la Nakba, il affirmait que la mobilisation de la base populaire pour la Palestine était le seul antidote au rejet cynique de la politique ou à l’acceptation naïve des déclarations émanant de dirigeants arabes sous contrôle colonial.

Il plaidait résolument en faveur d’un engagement au sein d’un parti organisé. Ceci devint une vision de masse, dans le sillage de la Nakba.

En même temps que les communistes qui étaient des pionniers, sur ce plan, le Mouvement des nationalistes arabes et le Ba’ath organisèrent des structures de cellules clandestines et établirent une méthode de recrutement et d’absorption de cadres.

L’impact transformatif de l’affiliation à un parti sur les existences quotidiennes des cadres peut être perçu dans un compte rendu de Bayan Nuwayhad al-Hut, qui narre par le détail ses premières expériences politiques.

De façon significative, sa génération assista à une croissance rapide de l’engagement des femmes dans les mouvements politiques organisés.

Ce fut l’un des changements clés dans la culture politique que les années 1950 apportèrent au monde arabe ainsi qu’au niveau international.

Nombre de cadres féminins rencontrèrent des partis au sein d’institutions d’enseignement secondaire et post-secondaire ; d’autres comme Abla Taha, du Mouvement des nationalistes arabes, furent approchées par des partis politiques à la demande de membres de leurs familles qui s’y étaient affiliés en secret plus tôt.

On attendait des cadres qu’ils lisent et propagent la littérature partisane, un genre qui proliféra tout au long des années 1950, reflétant des contacts avec les courants internationaux majeurs de la pensée politique.

Munif al-Razzaz

Munif al-Razzaz

Les causes anticoloniales arabes en général (et la cause palestinienne en particulier) soulignaient des thèmes universalistes. La chose peut être illustrée par un ouvrage influent de cette période, Features of the New Arab Life (1953 – Caractéristiques de la vie arabe nouvelle), de Munif al-Razzaz, qui opposait la situation pénible du monde arabe de l’époque aux potentialités de l’avenir.

Ce texte est truffé d’influences fabiennes de la seconde génération qui articulent un type réformiste de socialisme et une croyance en la nature inexorable du progrès. Le but ultime était la réalisation de la liberté individuelle au sein d’une société égalitaire entièrement libérée du colonialisme.

Al-Razzaz affirmait que le combat allait venir à bout des divisions géographiques, de la domination coloniale, de l’arriération économique, et du gouffre béant existant entre « les dominants et les dominés » dans le monde arabe. L’avenir de la région allait être déterminé par la lutte entre ces forces : tout d’abord, le progrès, concerné par la « regénération » et par l’avenir ; ensuite, la force contraignante du passé récent, caractérisée par les élites locales ayant des racines dans la période ottomane ; et, finalement, le pouvoir du colonialisme, qui « poussait vers l’arrière du front », en plaçant des obstacles sur la voie des forces du changement progressiste.

Les cadres palestiniens, et particulièrement ceux de gauche, percevaient ce combat pour le progrès en termes universalistes : à l’époque, leur pensée était en relation étroite avec les tendances internationales et s’appuyaient sur un langage partagé par des mouvements mondiaux, particulièrement de la variété socialiste.

Mu'in Bseiso

Mu’in Bseiso

Les poèmes de Mu’in Bseiso, un dirigeant communiste de Gaza, illustrent cela dans son fameux poème The Battle (La bataille), publié en janvier 1952 et qui utilisait des images et concepts partagés par les communistes du monde entier, en définissant une révolution héroïque contre « les monstrueux ennemis de la vie ».

Ce poème continue à être l’un des exemples les plus marquants de la littérature révolutionnaire arabe dans son pouvoir et sa simplicité.

Une génération de Palestiniens, ralliée aux forces du progrès et combattant pour un changement régional, fut par conséquent mise en confrontation directe avec le statu quo régional tout au long des années 1950.

L’idée même d’organiser en même temps des lignes de parti fut perçue par une immense suspicion de la part des autorités dirigeantes et, dans le cas de la Jordanie, refléta les anxiétés des structures coloniales britanniques de même que de l’ordre monarchique local.

Les deux documents du Foreign Office que voici illustrent de la part du pouvoir coloniale une conscience croissante de la mobilisation politique locale et régionale dans les premières années qui suivirent la Nakba.

Alors que les Britanniques s’étaient résignés à l’inévitable émergence des partis nationalistes arabes, ils espéraient que ces derniers adopteraient une forme mitigée et « modérée » plutôt que radicalement anticoloniale.

Comme leur rapport le montre, il était clair au milieu des années 1950 que cet espoir était irréalisable, et les Britanniques se mirent à encourager le gouvernement jordanien à restreindre les activités des partis estimés trop radicaux, tel le Ba’ath.

Ils firent également en sorte, avec l’entière coopération du gouvernement jordanien, de supprimer toute forme d’organisation communiste – en Jordanie, dès 1948 (jusqu’en 1989), une loi avait été promulguée qui punissait toute activité politique communiste de quinze années d’emprisonnement.

Le Parti communiste (le plus ancien parti idéologique en Palestine) en fut immédiatement affecté, puisque ses cadres, en compagnie de leurs camarades de la Rive droite du Jourdain, avaient répondu à la nouvelle réalité de la Nakba en formant le Parti communiste jordanien en 1951.

La prison d'al-Jafar en Jordanie

La prison d’al-Jafar en Jordanie

Au cours des années 1950, un grand nombre de ses membres, dont son dirigeant historique Fu’ad Nasser, furent arrêtés et enfermés dans l’infâme prison d’al-Jafar, dans le désert du sud de la Jordanie.

L’arène politique la plus importante pour les Palestiniens était la Jordanie (y compris la Cisjordanie) mais ce n’était en aucune façon la seule : la Syrie, le Liban, l’Égypte, l’Irak, le Koweït, l’Arabie saoudite et divers autres pays arabes avaient déjà une importante présence palestinienne organisée.

Un compte rendu montre ici comment Damas opérait en tant que centre pour l’organisation des Palestiniens et décrit les liens entre ce centre et les Palestiniens de la région du Golfe.

Un travail d’organisation politique réapparut également en 1948 dans les zones sous contrôle direct des Israéliens, et il fut principalement effectué par le Parti communiste israélien.

Une activité politique encore plus intense se révéla à Gaza, où tous les principaux partis avaient un long passé de mobilisation.

À une époque où les Palestiniens cherchaient des modèles idéologiques et organisationnels qui leur convenaient afin de libérer leurs terres perdues et de pouvoir y retourner, il n’était pas rare de faire l’expérience de divers partis, en passant de l’un à l’autre avec rapidité et facilité.

Ce large degré de versatilité se retrouve également dans les mémoires d’Abd al-Qadir Yassin, qui débuta sa vie politique en tant que jeune membre de la Fraternité musulmane avant de passer au Parti communiste à Gaza.

Nombre de Palestiniens concentrèrent leur énergie en dehors des partis ou, plus communément, combinèrent leur affiliation à un parti et d’autres formes d’association.

Par exemple, l’expérience consistant à organiser la classe ouvrière, qui avait un substantiel héritage d’avant la Nakba, fut transmise par les Palestiniens aux pays arabes avoisinants, et en particulier à la Jordanie.

La chose est commentée en détail dans les mémoires du pionnier du syndicalisme palestinien, Husni Salih al-Khuffash.

Il y raconte la continuation du mouvement des travailleurs sous la bannière de l’Association des travailleurs arabes palestiniens, jusqu’à sa dissolution et la confiscation de ses avoirs par les autorités hachémites, en 1951.

Il explique également en détail comment les vétérans des syndicats qui, déjà avant la Nakba, avaient dirigé les luttes ouvrières à Haïfa, Jaffa et Naplouse, avaient ensuite formé l’Union générale des travailleurs jordaniens à Amman.

Ce travail collectif ne s’était pas fait sans payer un lourd tribut. En effet, de nombreux organisateurs ouvriers de pointe, dont al-Khuffash en personne, furent emprisonnés ou exilés pour leurs activités politiques au cours des années 1950.

Outre leur implication dans ces structures politiques et sociales, les Palestiniens recherchaient activement un entraînement militaire.

Des extraits des mémoires d’Abd al-Razzaq al-Yahya décrivent la nomination de la première cohorte d’officiers palestiniens formés durant le contexte de la Nakba, et leur incorporation par la suite dans l’armée syrienne en 1949.

Ce fut la première des multiples cohortes d’officiers palestiniens qui servirent dans diverses armées régionales au cours des années suivantes et nombreux furent ceux qui investirent ces compétences militaires dans le déclenchement de la lutte armée palestinienne.


Karma Nabulsi est chargée de cours en politique au collège St Edmund Hall de l’université d’Oxford.
Avec son équipe elle a réalisé un cours en ligne sur la révolution palestinienne.

Le cours est disponible sur : The Palestinian Revolution

Le texte ci-dessus est le deuxième chapitre de la partie
Enseigner la révolution

Traduction : Jean-Marie Flémal

Mise en page + quelques photos et liens supplémentaires : la rédaction de ce site

Poème des Mu’in Bseiso :

Trois Murs pour la salle de torture

La bataille

Vous aimerez aussi...