Le mythe du «moindre mal» ou pourquoi les progressistes américains soutiennent Biden

Les progressistes agissent toujours en fonction de la théorie du « moindre mal ». Si je soulève la question de la politique impériale américaine, définie comme « politique étrangère » dans les médias libéraux américains traditionnels, je m’entendrais dire par les progressistes les plus astucieux que les deux partis sont « également impérialistes » et que, par conséquent, leur vote pour les démocrates se justifiait par des distinctions sur le plan de leur politique « intérieure ».

De jeunes migrants lors d’une marche vers la Maison Blanche, réclamant l’arrêt des déportations à Obama “deporter in chief”. Suzanne Gamboa / NBC News, 7 avril 2014

Joseph Massad, 29 janvier 2021

Depuis que je suis arrivé aux États-Unis pour entamer mes études universitaires, en 1982, j’ai toujours été déconcerté par les arguments utilisés par nombre de progressistes américains blancs (et par certains noirs et latinos), de même que par des gens de gauche et des socialistes afin de justifier le vote pour des candidats démocrates à la présidence et au Congrès.

Au contraire des Américains libéraux et conservateurs traditionnels, qui croient que leur pays est un don de Dieu au monde, les arguments des progressistes insistent souvent sur le fait que les démocrates constituent le « moindre mal » des deux partis en lutte.

Ils sont nombreux pour dire, en reprenant les mots de Gore Vidal :

« Il n’y a qu’un seul parti, aux États-Unis, le parti de la Propriété (…) et il a deux ailes droites : la républicaine et la démocrate. Les républicains sont un peu plus stupides, plus rigides, plus doctrinaires dans leur capitalisme du laissez-faire que les démocrates, qui sont plus mignons, plus jolis, un peu plus corrompus – jusque tout récemment (…) et plus susceptibles que les républicains de pratiquer de petits ajustements quand les pauvres, les noirs, les anti-impérialistes deviennent incontrôlables. Mais, essentiellement, il n’y a pas de différence entre les deux partis. »

N’empêche, les progressistes agissent toujours en fonction de la théorie du « moindre mal ». Si je soulève la question de la politique impériale américaine, définie comme « politique étrangère » dans les médias libéraux américains traditionnels, je m’entendrais dire par les progressistes les plus astucieux que les deux partis sont « également impérialistes » et que, par conséquent, leur vote pour les démocrates se justifiait par des distinctions sur le plan de leur politique « intérieure ».

Pourtant, du fait que les présidents démocrates élus après Ronald Reagan, à savoir Bill Clinton et Barack Obama, étaient aussi néolibéraux que Reagan et qu’ils ont poursuivi son agenda de démantèlement impitoyable de l’État providence américain, je suis resté désemparé en cherchant vainement l’ampleur de la différence existant entre les deux partis.

Les socialistes à la plus grande conscience de classe m’ont assuré qu’ils ne se faisaient aucune illusion sur le fait qu’aucun des deux partis ne défendait les blancs pauvres, pas plus d’ailleurs qu’ils ne défendaient les minorités raciales appauvries et opprimées des Américains noirs, latinos et autochtones. En effet, ils insistaient en disant que chacun des deux partis défendait les riches, et que les démocrates défendaient également la classe moyenne de façon limitée, bien que cet engagement ait sensiblement diminué depuis les années Clinton.

Dans ce cas, ai-je demandé, quels sont pour les Américains de la classe moyenne les bénéfices essentiels que vous défendez en tant que progressistes, socialistes et gens de gauche ? Leurs réponses modérées ont mis en lumière les questions des soins de santé, de la sécurité sociale et des droits reproductifs des femmes. J’ai répondu que tout ce qu’ils venaient de mentionner avait fortement régressé, sous les démocrates néolibéraux.

Enrichir les riches

Le soutien au droit des femmes à l’avortement a considérablement régressé quand l’administration Clinton a déclaré que les avortements devraient être « sans danger, légaux et rares ». Obama reconnut les arguments des partisans de la vie et appela à réduire les demandes d’avortement, alors que Joe Biden, jusqu’à sa récente campagne, était un partisan régulier de l’amendement Hyde de 1976 (il modifia sa position en 2019), qui interdit aux programmes fédéraux de soins de santé de financer directement les procédures d’avortement sauf s’il s’agit de sauver la vie de la femme ou si la grossesse découle d’un inceste ou d’un viol.

Quant à la Sécurité sociale, un effort des deux partis a entamé la guerre contre elle dans une série d’amendements du Congrès, en 1983, que Reagan a fait adopter sous forme de loi. Tant Clinton qu’Obama, durant leurs mandats respectifs, ont tenté de réduire la Sécurité sociale et les avantages gouvernementaux des Américains sur le plan de la santé, mais ils ont toutefois été empêchés de le faire, Clinton en raison du scandale Monica Lewinsky et Obama à cause de l’opposition du public.

Quant aux services de santé, les tentatives en vue de proposer les soins de santé universels à tous les Américains ont été contrecarrées par Clinton et, plus tard, par Obama, qui ont adopté un plan républicain visant à subventionner les compagnies d’assurance santé à but lucratif, plan rebaptisé « Obamacare » (soins Obama), et qui a préparé la voie vers l’horreur dans laquelle les Américains se sont retrouvés au moment du déclenchement de la pandémie de Covid-19.

Alors que le président Donald Trump a lui aussi proposé de réduire les avantages santé – ce qu’il n’a pas fait – les propagandistes anti-Trump l’ont pourtant accusé d’avoir proposé de réduire la Sécurité sociale, ce qu’il n’a donc jamais fait.

Et que dire de la politique démocrate d’enrichissement des riches ? Une fois encore, l’engagement du parti envers les riches a été prouvé clairement par les subventions importantes que leur ont accordées Clinton et Obama. Ce dernier les a subventionnés à hauteur de 350 milliards de USD dans son plan de sauvetage des banques au détriment des petits propriétaires de la classe moyenne dont les maisons ont été saisies. Obama n’a pas tenu les sociétés de Wall Street responsables de l’effondrement économique qui a suivi l’abrogation par Clinton en 1999 des réglementations bancaires de l’époque du New Deal, mais a préféré les récompenser, en lieu et place.

Une cécité idéologique

Ainsi donc, qu’est-ce qui justifie que les Américains progressistes, ceux de gauche et les socialistes votent pour les démocrates en tant que « moindre mal » ? Est-ce de la cécité idéologique, ou un attachement au langage politique cosmétique des politiciens démocrates, dont les actions pourraient avoir été pires que celles de Trump, mais dont la façon d’exposer les choses tend à être « plus gentille et plus affable » ?

Pourquoi les mesures politiques de Clinton qui, en 1994, ont transformé le système de la justice pénale en vue d’étendre l’incarcération de masse des Afro-Américains, n’ont-elles pas provoqué un tollé public parmi les libéraux ? En effet, ce ne fut nul autre que Biden qui contribua à rédiger le projet de loi pénale – le même Biden qui, déjà dans les années 1970, s’était opposé à l’intégration raciale des écoles du Delaware. Et que dire de Kamala Harris, la grande « incarcératrice », qui pourrait succéder à Biden lors des élections de 2024, en supposant qu’il ne démissionne pas avant cela en raison de sa piètre santé ?

Pourquoi la déportation par Obama de millions d‘immigrants « illégaux » n’a-t-elle pas déclenché le même genre d’opposition populaire rencontrée par la politique de Trump, qui n’est qu’une vulgaire continuation des atrocités d’Obama ? Alors que lUnion américaine pour les libertés civiles a attaqué Obama devant les tribunaux, une telle opposition juridique ne s’est jamais traduite par un tollé public contre le principal responsable des déportations (“deporter in chief”)

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de scandale autour du fait que ce ne fut que dans les tout derniers mois des huit années de présidence d’Obama que son département de la Justice a finalement poursuivi un seul et unique flic blanc pour le meurtre raciste d’un Afro-Américain ?

En quatre ans, le département de la Justice de Trump n’a pas poursuivi un seul flic tueur blanc, mais ceci aussi était une continuation des pratiques d’Obama. Oui, le département de la Justice d’Obama a mené des « enquêtes modèles sur le plan de la justice » contre les départements de police, enquêtes que Trump lui-même a interrompues, mais ce n’est certes guère une réalisation majeure de la part d’Obama.

Hypocrisie et propagande

Et, oui, ce qu’on a appelé le « Muslim ban » (décret anti-musulmans) que les gens ont oublié – une autre encore des mesures racistes de Trump à l’encontre de certains pays à majorité musulmane – s’appuyait sur une liste de pays établie par personne d’autre qu’Obama.

Un sentiment légitime d’horreur s’est exprimé en raison des 13 exécutions fédérales de criminels condamnés qui ont été appliquées par l’administration Trump au cours des derniers mois, mais on ne pourra jamais comparer ces exécutions à la mort des milliers de personnes qu’Obama a tuées à l’aide de drones au cours des programmes ciblés repris par sa liste noire hebdomadaire. Cela n’importe-t-il pas, aux yeux des Américains progressistes et de gauche qu’au contraire de ses prédécesseurs démocrates, Trump, tout en poursuivant certaines des guerres sous-traitées qui ont été déclenchées par Obama et tout en étant responsable d’une augmentation du nombre de victimes civiles résultant des actions américaines, n’a pas déclenché lui-même la moindre nouvelle guerre contre l’un ou l’autre infortuné pays ?

Toutes ces personnes qui ont voté pour Biden (un petit peu plus de la moitié des gens qui ont voté) – en particulier l’aveugle intelligentsia libérale blanche – ne pouvaient-elles savoir que bon nombre de ces choses dont elles se sont plaintes au cours de la présidence de Trump, avaient en réalité été décidées par leurs propres présidents libéraux tant aimés ?

La plupart d’entre elles le savent, et leur campagne contre Trump n’était rien d’autre que de l’hypocrisie par souci de propagande, de sorte que les pauvres et les opprimés puissent croire que Trump était mauvais, alors qu‘Obama, Clinton, Biden et Harris étaient des gens bien – ou, du moins, constituaient le « moindre mal ».

Complices des crimes impériaux

Lors de mes conversations avec des Américains progressistes, de gauche et socialistes au fil des décennies, j’ai essayé de faire remarquer que les États-Unis n’étaient pas seulement le pays qui « dirigeait » le monde, comme l’affirment les Américains libéraux ou conservateurs également impliqués dans le chauvinisme américain, mais que, depuis 1991, les États-Unis étaient les premiers dirigeants du monde.

Je leur explique qu’en tant que citoyens américains, ils sont le seul peuple sur terre qui a le droit de voter pour un gouvernement qui dirige le monde entier et qu’ils sont donc complices des crimes impériaux américains, quand ils décident, en s’appuyant sur quelque agenda domestique illusoire du « moindre mal », de voter pour un gouvernement qui déclenchera des guerres et tuera des centaines de milliers de personnes. J’ajoute que ce qu’on appelle la politique « étrangère » américaine n’existe pas , quand le pouvoir américain contrôle la planète entière, et fait donc de sa politique étrangère une politique « domestique », intérieure.

À l’instar de leurs compatriotes libéraux ou « patriotes » conservateurs ou impérialistes, bien des Américains progressistes et socialistes ne sont pas sensibles à de tels arguments. En effet, ils ordonnent aux pauvres blancs américains (les « déplorables », comme les a appelés l’ancienne candidate démocrate à la présidence Hillary Clinton), ainsi qu’aux communautés opprimées des Américains noirs, latinos et autochtones, de les rejoindre pour célébrer la victoire de Biden.

Pourquoi espèrent-ils que ces Américains-là vont faire la fête avec eux, et à plus forte raison le reste du tiers-monde, où des millions de gens ont été tués par la puissance de feu et les opérations secrètes des États-Unis depuis 1945, au cours de guerres initiées par les dirigeants tant démocrates que républicains, alors qu’ils savent que les États-Unis vont probablement lancer d’autres guerres encore contre eux ? La raison, c’est que ces Américains « progressistes » et de gauche, à l’instar de leurs compatriotes libéraux et conservateurs, sont les bénéficiaires du système raciste, de classe et impérialiste américain qui les a toujours empêchés de rechercher le moindre changement radical véritable.

Le plus qu’ils veulent faire, c’est de voter pour un démocrate impérialiste de gauche, comme Bernie Sanders qui, comme eux, s’engage à changer très peu de chose et représente, lui aussi sans doute, le « moindre mal ».


Publié le 29 janvier 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal

Joseph Massad

Joseph Massad

 

Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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