La détenue palestinienne Shorouk Duyat entame sa 7e année de prison

La poétesse palestinienne Dareen Tatour revient sur sa période d’emprisonnement en Israël, au moment où elle avait fait la connaissance de Shorouk Duyat, une jeune Palestinienne de Jérusalem accusée d’avoir tenté de poignarder un colon israélien en 2015.

Le texte a été publié en 2019 sur Mondoweiss, mais remis sur le compte FB de la poétesse le 3 octobre 2021, afin d’attirer l’attention sur le fait que Shorouk Duyat entre dans sa 7e année de prison. Elle avait été condamnée en 2015 à 16 ans d’emprisonnement.

Shorouk Durat (Photo : avec l’aimable autorisation de Dareen Tatour)

Shorouk Durat (Photo : avec l’aimable autorisation de Dareen Tatour)

Dareen Tatour, 3 octobre 2021

Je n’avais pratiquement pas dormi, cette nuit-là, quand je m’étais éveillée pour voir un visage qui me regardait et me souriait. C’était un beau sourire ; jamais je n’en savais vu de si calme et de si beau de ma vie. J’ai vu ton visage ce matin – mon amie et compagne de cellule Shorouk Duyat.

Ce sourire qui m’avait observée et laissée confuse. J’étais restée désemparée et je ne pouvais en comprendre le sens – était-ce un sourire de reproche, de douleur, de joie, de désir, d’appel… ?

            Shorouk Duyat, 21 ans, est détenue actuellement à la prison de Damon, en Israël. Je l’ai rencontrée en prison il y a sept ans. Son visage est très vif, malgré la douleur. Elle avait été blessée par balle à l’épaule et à la main et elle souffrait en silence de nombreuses blessures. Elle ne parlait à personne de tout cela, ni des douleurs qu’elle endurait depuis lors.

            Ma première conversation avec elle avait eu lieu lors d’une pause que nous avions eue à la prison de Hasharon. Je l’avais regardée un instant dans les yeux et lui avais demandé : « Tu as toujours mal, de cette blessure ? »    

            Elle m’avait adressé un regard profond de ses yeux tristes, avait souri puis avait secoué la tête. Elle avait nié avoir mal, je lui avais répondu par un sourire et avais secoué la tête de la même manière qu’elle, après quoi nous avions ri d’un long rire sonore, sans savoir pourquoi.

            Dès ce moment, nous sommes devenues des amies proches. Nous nous sommes mises à parler beaucoup, et à rire, à pleurer et à nous amuser. Elle avait 19 ans, elle aimait la lecture, elle sortait de notre cellule chaque jour et me disait avec son beau sourire : « Dareen… Dareen, qu’as-tu écrit, de ces jours-ci ? Fais-moi écouter, s’il le plait, je voudrais entendre ça. »

            Durant la pause (al-foura), assise sur ma couche (bersh), je me mettais à lui lire ce que j’avais écrit. Elle était touchée et elle l’exprimait avec un sourire, ou en applaudissant et même, de temps en temps, avec des larmes dans les yeux. Je lui disais : « Shorouk, écris, écris tout ce que tu ressens. »

            Le lendemain, elle est venue dans ma cellule et on pouvait voir la joie sur son visage quand elle a pris son carnet de notes en main, pour dire : « Dareen, j’ai écrit quelque chose et j’ai besoin de ton avis. Je l’ai écrit et je te demande si tu as le temps de l’écouter ? » Mon bonheur tait indescriptible.

            Elle m’a lu ce qu’elle avait écrit. C’était le plus beau texte que j’aie jamais entendu, sans parler de sa simplicité et de sa spontanéité. Nous avons travaillé ensemble sur l’efficience de son langage et avons corrigé certaines erreurs et avons fait ressortir les premières lueurs des pensées qu’elle nourrissait en prison. Son texte était rempli de créativité, de sentiments et de questions. Ce jour-là, j’ai découvert ce qu’elle pensait de la douleur de ce qu’elle vivait et je me suis fait une vraie idée de la personne qu’elle était. Depuis ce jour, Shorouk n’a plus jamais cessé d’écrire.

            Shorouk Duyat aime dessiner aussi, bien qu’elle ne soit pas très douée. Chaque fois qu’elle peint quelque chose, elle rit beaucoup de ses propres essais. Elle était ennuyée par les bavardages et les bruits dans la prison et elle était très heureuse quand elle pouvait manger des biscuits Loaker. Chaque fois qu’elle en mangeait un, elle venait dans ma cellule et me faisait aussi manger un de ses biscuits.

            Je lui ai dit que je n’aimais guère la saveur tiède de tout ce qu’on mangeait. Elle a répondu en guise de plaisanterie : « C’est le goût de la vie en prison. On perd une part énorme du sens de la vie, quand on est en prison. » Nous avons ri sarcastiquement de la réalité dans laquelle nous vivions. Plus je lui disais que j’étais végétarienne, plus elle plaisantait avec moi et elle le faisait avec son accent de Jérusalem : « J’aimerais comprendre ce que tu veux dire, végétarienne ? Comment cela fonctionne-t-il, pour toi ? »

            Il y avait un mot spécifique qui la faisait rire, chaque fois qu’elle m’entendait le prononcer. C’était « asa » (« maintenant », en dialecte villageois). Ses rires m’ont poussée à changer le mot en « halla » (« maintenant », en dialecte de la ville) mais, même quand je disais « halla », elle le changeait en « asa » et riait également d’avoir elle-même modifié le mot.

            Shorouk aime jouer et imiter des personnages. Après notre transfert à la prison de Damon, nous avons écrit ensemble une pièce sur une enquête et elle s’est mise à interpréter son rôle brillamment.

            Un jour, j’ai demandé à Shorouk si elle pouvait me montrer sa blessure. Aussitôt, elle a découvert son épaule et a placé ma main sur la cicatrice laissée par la balle qui avait percé son corps. Je voulais en retirer toute la douleur et les souvenirs douloureux en lui donnant tout ce qu’elle aimait. Je ne sais pas si je suis parvenue à lui mettre un peu de bonheur dans le cœur, ou si j’ai échoué.

            Nous lisions certains livres ensemble, comme le roman de Ghassan Kanafani, Trois hommes dans le soleil, et nous en parlions ensuite.

            Shorouk est une boule d’énergie, tellement pleine de vie. Elle a la capacité de tout faire – écrire, se lancer des défis personnels, vivre, espérer, faire des sacrifices, avoir une foi et une moralité, Shorouk est un monde de savoir comme de créativité.

            Shorouk Duyat est une histoire que je ne cesserai de raconter. Je me souviendrai toujours d’elle.  

            Shorouk est étudiante en géographie et histoire à l’Université de Bethléem. Elle a été arrêtée le 7 octobre 2015 à Jérusalem, après, a-t-elle dit, qu’un colon avait tenté d’arracher son voile et elle avait répondu en repoussant l’homme. D’après elle, elle l’avait frappé avec son sac à main et l’avait repoussé avec les mains, mais le colon avait sorti une arme de sa poche et avait tiré à trois reprises sur elle. La première balle l’avait touchée au cou, la seconde à la poitrine et la troisième à l’épaule. Elle avait été accusée de tentative d’agression au couteau. La Haute Cour l’avait condamnée à une peine de 16 ans et à 80 000 NIS (22 000 USD) d’amende.

            Le 24 décembre 2018, Shorouk comparaissait devant la Haute Cour pour s’opposer à la sentence qu’elle avait reçue trois ans plus tôt et, le même jour, je comparaissais aussi pour faire appel à ma condamnation ! Mais la différence était énorme. Alors que je pouvais sortir, elle restait en prison pour purger sa peine de 16 ans ! Je souhaitais que la cour puisse accepter ton appel ce jour-là, ma chérie. Si seulement je pouvais alléger ta sentence. Je sais que tu es l’un des êtres humains les plus purs qui soient. Malheureusement, ta requête avait été rejetée et la sentence était restée la même.

            Au moment où j’écris le récit de mon histoire avec Shorouk, je lis un article sur le soldat Ben Deri et sa libération anticipée de prison sur parole. Il est l’assassin du jeune Nadim Nuwara et avait été condamné d’avoir assassiné de sang-froid le jeune Palestinien à Beitunia, près de Ramallah, au cours de la commémoration de la Nakba, le 15 mai 2014. Ben Deri a passé moins d’un an en prison, bien que la Haute Cour lui ait imposé une peine de prison d’à peine 18 mois. Ce fut également le cas pour le soldat Elor Azaria, le meurtrier d’Abdel Fattah Sharif à Hébron, qui fut libéré très tôt de prison. De même, un mineur d’âge qui avait participé à l’incendie criminel qui avait tué la famille Dawabsheh à Duma, fut libéré et placé sous résidence surveillée après avoir purgé deux ans seulement.

            Moi-même, à tout moment, je pourrais me retrouver à nouveau en prison. Peut-être le tribunal va-t-il interpréter de travers mes souvenirs de Shorouk en prison comme une forme de soutien au terrorisme. Elle pourrait tenter de prétendre que j’enfreins les termes et conditions de la libération. Aujourd’hui, je suis toujours sous ordonnance conditionnelle pour trois ans, avec une peine de six mois si je viole ma parole.

            Mais, qu’importe tout cela, je suis incapable de me taire et incapable de me soumettre à une condition de silence. Le silence me refuse le droit de parler sur la façon dont j’ai vécu et sur ce que je ressens, ainsi que sur la souffrance de mon peuple. Les pouvoirs en place ne veulent pas que j’utilise ce qui m’est le plus important et le plus précieux, et c’est précisément ma voix.


Publié le 3 octobre 2021 sur le compte FB de Dareen Tatour
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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