L’Allemagne permet à Israël de tuer ses citoyens en toute impunité

L’Allemagne permet à Israël de s’en tirer dans l’affaire de la mort de six de ses citoyens lors d’une attaque aérienne contre un gratte-ciel à Gaza, voici huit ans.

Ali Abunimah, 8 juin 2022

Le procureur fédéral allemand a décidé de ne pas ouvrir d’enquête officielle sur la frappe aérienne du 21 juillet 2014 contre la tour al-Salam à Gaza, au cours de laquelle Ibrahim Kilani, sa femme Taghreed et leurs cinq enfants âgés de 3 à 11 ans, entre autres, avaient été tués.

Ibrahim et les enfants – Elias, Yasser, Yasin, Sawsan et Reem – étaient tous citoyens allemands.

Ils faisaient partie des plus de 2 200 Palestiniens, dont 550 enfants, tués au cours de 51 journées de bombardement de Gaza par Israël cet été-là.

« En dépit des preuves de crimes de guerre, la décision du procureur fédéral allemand de ne pas enquêter sur la mort des membres de notre famille, obéit à des motivations politiques »,

a expliqué à The Electronic Intifada Ramsis Kilani, le fils adulte d’Ibrahim, qui vit en Allemagne.

« Les propagandistes parlent souvent de deux poids et deux mesures, en faisant référence à la façon dont on traite l’État d’Israël. Et c’est le cas, vraiment, en faveur d’Israël »,

a ajouté Ramsis Kilani.

« L’Allemagne est juridiquement obligée d’enquêter sur des crimes de guerre potentiels contre ses citoyens. »

La décision du procureur fédéral allemand

« est aussi emblématique que les deux poids et deux mesures appliqués dans les procès contre des acteurs puissants »,

estiment le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR) et le Centre palestinien pour les droits humains (PCHR).

La décision du procureur a été prise en août, mais les organisations ont déclaré qu’elles n’allaient pas la commenter avant ces jours-ci, puisqu’elles n’avaient eu accès qu’en avril aux dossiers qui la concernent.

Peu après l’attaque, l’ECCHR et le PCHR avaient introduit une plainte pénale en compagnie de Ramsis Kilani. Ils avaient soumis en plusieurs occasions des preuves et des analyses au procureur, mais en vain.

« L’approche utilisée par le procureur ne suivait pas les procédures et lignes d’argumentation ordinaires, particulièrement en ce qui concerne la citoyenneté allemande de certaines des victimes »,

déclarent les organisations des droits humains.

La législation allemande requiert que le procureur ouvre une enquête parce qu’il se trouvait des citoyens allemands parmi les victimes.

Mais le procureur a invoqué – mal à propos – des « exceptions » afin d’éluder cette exigence, estiment l’ECCHR et le PCHR.

Se dissimuler derrière l’écran de fumée israélien

Une des excuses consistait à dire qu’il y avait déjà eu une enquête de la part de l’avocat général de l’armée israélienne et que tous les « remèdes domestiques » – autrement dit, les procédures en Israël – n’avaient pas été épuisés.

Mais les auto-investigations d’Israël ont la triste réputation d’être des parodies. Deux ans après l’offensive de 2014 contre Gaza, B’Tselem, une organisation israélienne des droits humains, a qualifié l’enquête d’Israël sur les crimes supposés commis par ses forces à Gaza comme une « opération de blanchiment ».

À la suite de chaque massacre important de civils à Gaza, dont celui de 2014, Israël « a détourné les critiques en promettant d’enquêter sur sa conduite », a fait remarquer B’Tselem. Mais l’organisation a fait remarquer l’an dernier que « rien n’était sorti de cette promesse ».

« Un véritable changement de politique ne viendra que lorsqu’Israël sera forcé de payer un prix pour sa conduite, ses actions, sa politique »,

a ajouté B’Tselem et cela ne sera possible que

« lorsque l’écran de fumée des enquêtes domestiques sera dissipé et qu’Israël sera forcé de reconnaître ses abus à l’égard des droits de l’homme et ses infractions vis-à-vis des lois internationales ».

Toutefois, le procureur fédéral allemand a également décidé de se cacher derrière le même écran de fumée israélien et de faire en sorte que l’impunité israélienne demeure intacte.

Même si les auto-investigations d’Israël n’étaient pas une ruse, l’ECCHR et le PCHR font remarquer que, dans bien d’autres cas, impliquant par exemple la Syrie, l’Irak, la Gambie et le Sri Lanka, le procureur allemand

« n’a pas requis que soit entreprise au niveau domestique la moindre démarche juridique– et encore moins l’épuisement de tous les remèdes locaux – par les victimes ou leurs proches dans leurs juridictions respectives ».

C’est on ne peut plus logique, ajoutent les organisations, parce que la

« justice pénale internationale ne requiert pas l’épuisement des remèdes domestiques avant de poursuivre l’affaire devant des tribunaux étrangers, particulièrement si l’on considère qu’il est souvent très irréaliste pour les victimes et leurs familles de saisir leurs tribunaux nationaux pour des procès intentés à leurs propres forces armées ou services secrets ».

Un peu plus tôt cette année, un tribunal allemand avait condamné un ancien agent des renseignements syriens pour des crimes contre l’humanité au cours de la guerre civile dans le pays, et ce, sous le principe de la juridiction universelle – un procès que la responsable des droits humains à l’ONU, Michelle Bachelet, avait salué comme « historique ».

L’affaire avait été portée en justice par le même bureau du procureur fédéral allemand qui refuse d’enquêter sur les homicides par Israël des membres de la famille Kilani, et même de ceux qui sont allemands.

Une quête désespérée de sécurité

Né en 1961, Ibrahim Kilani était passionné d’architecture dès son tout jeune âge. Quand le père d’Ibrahim était mort d’un cancer, sa mère Fatima avait trouvé un emploi dans une ferme israélienne afin de pouvoir joindre les deux bouts.

Saleh, le frère aîné d’Ibrahim, aidait leur mère à prendre soin des enfants.

« Nous avons décidé qu’Ibrahim devrait aller étudier l’architecture à l’étranger »,

a dit Saleh à Obliterated Families (Des familles décimées), un projet photographique qui profile les victimes de l’attaque de 2014 contre Gaza.

« Il était intelligent, talentueux et passionné. Il allait étudier et nous serions restés ici pour travailler et l’aider à aller à l’université. »

Ibrahim finit par rester une vingtaine d’années en Allemagne, où il obtint son diplôme, se maria et eut deux enfants, Ramsis et sa sœur Layla.

Plus tard, Ibrahim et sa femme Kristina divorcèrent et, en 2001, il revint pour de bon à Gaza, où il épousa Taghreed. Le couple eut cinq enfants.

Ibrahim renoua le contact avec sa mère et ses frères et sœurs. Bien que la distance physique et les violentes restrictions d’Israël les aient séparés – comme c’est le cas pour tant de familles palestiniennes – Ibrahim reste proche de ses deux enfants en Allemagne.

« Ma vie a beaucoup changé. Surtout avant d’aller dormir, je ne puis m’empêcher de penser à ce qui s’est passé »,

a expliqué Ramsis Kilani à The Electronic Intifada un an après la frappe aérienne meurtrière.

« Non seulement je pense à mon père, que je n’avais pu voir pendant des années avant sa mort, puisque je ne suis jamais parvenu à me rendre à Gaza et que lui n’est jamais parvenu à sortir de l’enclave »,

a poursuivi Ramsis.

« Je pense à mes demi-frères et sœurs dont j’ai entendu les voix et les rires au téléphone, qui me disaient qu’ils m’aimaient mais que je n’ai jamais rencontrés au cours de leur brève existence. »

Les vestiges de la tour al-Salam, où les membres des familles Kilani et Dirbas ont été tués au cours d’une attaque aérienne israélienne, le 21 juillet 2014. La tour était située dans un quartier dont Israël avait prétendu qu’il offrirait un abri sûr aux civils. (Photo : Anne Paq)

Les vestiges de la tour al-Salam, où les membres des familles Kilani et Dirbas ont été tués au cours d’une attaque aérienne israélienne, le 21 juillet 2014. La tour était située dans un quartier dont Israël avait prétendu qu’il offrirait un abri sûr aux civils. (Photo : Anne Paq)

Ibrahim, Taghreed et leurs enfants ont été tués après une quête désespérée de sécurité vis-à-vis des bombes israéliennes. Les avions de combat israéliens avaient largué sur Beit Lahiya – la ville au nord de Gaza, où ils vivaient auprès de nombreux membres de leur famille élargie – des tracts disant aux résidents de s’en aller

Le couple emmena ses enfants et s’en alla, même si le reste de la famille, dont la mère d’Ibrahim, Fatma, et son frère, Saleh, les supplièrent de rester. Tout d’abord, ils allèrent séjourner dans la famille de Taghreed, les Dirbas, à Shujaiya.

Mais ce quartier est de Gaza allait être frappé lui aussi par les bombardements dévastateurs d’Israël qui allaient littéralement anéantir des centaines d’habitations et tuer des dizaines de personnes.

Et la famille Dirbas dut s’en aller elle aussi. Ibrahim et Taghreed fuirent de nouveau, accompagnés de leurs enfants, des sœurs de Taghreed, Inas, Soura et Aida, et de son frère Mahmoud.

Un ami leur proposa de se réfugier dans les bureaux d’une société d’ingénierie installée au 5e étage de la tour al-Salam, dans le quartier d’al-Rimal, au centre de la ville de Gaza – une zone dont les tracts israéliens avaient prétendu qu’elle serait sûre.

Mais, le soir du 21 juillet, juste au moment où les gens de Gaza interrompaient leur jeûne du Ramadan pour ce jour-là, Israël bombarda la tour.

Tous les 11 membres de la famille – Ibrahim, Taghreed, les enfants et le frère et les trois sœurs de Taghreed – furent tués.

Israël prétendit que la cible recherchée était Shaban al-Dahduh, un commandant du mouvement de résistance du Djihad islamique, qui fut lui aussi tué au cours du raid.

Mais, quelle que soit la justification proposée par Israël, l’ECCHR croit que l’attaque « peut constituer un crime de guerre » sur lequel il convient d’enquêter de façon appropriée.

Une impasse

L’histoire de la famille Kilani et de la façon dont les enfants survivants d’Ibrahim, Ramsis et Layla, ainsi que son frère Saleh, continuent de réclamer justice, est proposée dans le documentaire récent Not Just Your Picture (Pas seulement ta photo), réalisé par Anne Paq et Dror Dayan.

Les cinéastes ont exprimé leur indignation suite à la décision du procureur allemand de ne pas enquêter.

« Après avoir suivi de près la quête de justice de la famille Kilani au cours des années qui ont suivi le massacre, il a été clair à nos yeux que la voie de la justice allemande ne pouvait aboutir qu’à une impasse »,

disent-ils.

« Néanmoins, il est de notre devoir de dénoncer ce refus flagrant de justice. »

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Les Palestiniens et leurs partisans sont confrontés à une répression sévère de la part des autorités allemandes : Ramsis Kilani lui-même a été arrêté par la police le mois dernier et accusé d’avoir bravé une interdiction de manifester en public afin de soutenir la Palestine lors de la Journée de la Nakba.

Anne Paq et Dror Dayan font remarquer :

« Alors que l’Allemagne n’a aucun scrupule à poursuivre juridiquement des affaires en Syrie ou en Irak, des affaires qui ne représentent aucun danger pour ses intérêts impérialistes, les crimes de guerre du régime d’apartheid israélien restent à l’abri de toute critique et leurs victimes se voient privées de la moindre justice. »

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Ali Abunimah, cofondateur et directeur exécutif de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.

Il a aussi écrit : One Country : A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impa

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Publié le 8 juin 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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