Zainab Al-Qolaq : Transformer la tragédie palestinienne par le biais de l’art
« Je me souviens toujours de la dernière chose que j’ai dite à l’infirmier avant que la batterie de mon téléphone ne rende l’âme, et j’entends encore le bruit de mon téléphone qui tombe de ma main alors que les frappes cognent et cognent encore. Je me vois perdant ma voix, luttant pour respirer, avalant de la saleté et me débattant – et je me débats toujours à ce jour – en pleine obscurité, dans des souffrances énormes et avec des cicatrices profondes. Zainab Al-Qolaq, 22 ans, artiste, Gaza
Issam Adwan (*), 19 juin 2022
Chaque Palestinien·ne a une blessure qui ne guérira jamais, une blessure connue sous le nom de Nakba, qui a débuté en 1948 et se poursuit à ce jour. La Nakba fait référence à la perte historique de la patrie palestinienne au profit d’Israël. Elle décrit également l’occupation toujours en cours des terres palestiniennes et les persécutions et déportations incessantes que nous subissons. Cela a débuté comme un événement mais s’est étendu sur des générations et des répétitions sous forme de catastrophes personnelles – par la nature du traumatisme. Au fil de ces années, en tant que Palestiniens, nous avons non seulement perdu nos foyers, notre terre, nos vies, mais nous avons également fini par être blasés et résignés. Nous avons perdu la sympathie humaine envers nos pertes, au point que la plupart d’entre nous croient qu’il est « normal » de subir une catastrophe permanente.
Chaque Palestinien·ne qui a vécu jusqu’à ce jour a perdu quelque chose. Pour Zainab Al-Qolaq, sa Nakba a eu lieu à une tout autre date. Le 16 mai 2021, des avions de combat israéliens ont bombardé sa maison, rue Al-Wahda, dans la partie occidentale de la ville de Gaza, tuant 22 membres de sa famille. En utilisant de lourdes bombes, Israël a détruit de nombreux immeubles de la rue. Quarante-deux personnes ont été tuées au cours du raid, dont 16 femmes et 10 enfants, et 50 autres ont été blessées cette même nuit.
L’Euro-Med Human Rights Monitor a publié une série de rapports, suite à cette attaque, intitulés « Un enfer d’où l’on ne s’échappe pas », « Il ne reste que des décombres » et « Plus vieux d’une guerre ». Via des recherches sur le terrain, des interviews de victimes et une analyse des données prises sur les lieux mêmes, le Monitor a répertorié les résultats du « ciblage direct de civils » au cours de l’attaque et les effets psychologiques complexes que cette dernière a eus sur les groupes les plus vulnérables, dont les femmes et les enfants. Les documents comprenaient également une analyse détaillée des dégâts économiques et infrastructurels infligés à Gaza.
« Zainab est un modèle et, en même temps, l’image de milliers de femmes et filles qui souffrent pendant et après les raids militaires lancés par Israël contre les civils de Gaza »,
a déclaré Maha Al-Husseini, directeur stratégique de l’Euro-Med Human Rights Monitor. Il a expliqué que l’histoire humaine de Zainab reflète bien des histoires non racontées et non entendues de femmes qui ont perdu des membres de leurs familles et qui, par la suite, doivent vivre avec des troubles de stress posttraumatique.
Zainab a survécu en même temps que son frère Osama et son père. Alors qu’elle était sauvée physiquement de sous les ruines de sa maison, son esprit a gardé des blessures plus compliquées à guérir.
La survie, l’art et la complexité de la guérison
Zainab était plongée dans ses pensées. Elle se rappelle que, tout en peignant, elle entendait sans cesse la voix de l’infirmier qui l’a sauvée. Lors des deux journées de l’exposition, elle a exposé neuf œuvres dépeignant son angoisse née au moment où sa maison a subi le raid, avec son séjour de 12 heures en dessous des ruines et le fait d’avoir appris ensuite qu’elle avait perdu 22 membres de sa famille.
« J’ai eu l’impression d’étouffer une deuxième fois. J’ai attrapé mon téléphone, l’ai tenu bien serré en main et j’ai introduit en mémoire le numéro du même infirmier en cas d’urgence »,
dit-elle.
Zainab était une artiste habituée à peindre la vie : la mer, des mouettes, des arbres, la neige, des chevaux, des maisons et des chemins de campagne. Mais, après ce jour-là, elle n’a plus peint que la mort qui l’entourait et qui s’intensifiait en elle comme un cauchemar quotidien. L’œuvre la plus difficile qu’elle ait réalisée, dit-elle, était celle où elle a peint une copie d’une photo de sa famille lorsque son frère avait décroché son diplôme. Sur la photographie, la famille est joyeuse et tout le monde rit. Sur la peinture, les martyr·e·s, dont sa mère, sa sœur Hana et ses deux frères Ahmed and Taher, sont fantomatiques, avec leurs vêtements vides.
Après un an d’état de choc et de souffrance, Zainab a décidé de rompre le silence. Des dizaines d’agences médiatiques locales, arabes et mondiales ont assisté à son exposition dans les locaux de l’Euro-Med Human Rights Monitor, se massant autour de Zainab dans un effort en vue de la soutenir et de l’encourager. Alors que les vernissages d’exposition sont souvent des événements joyeux, dans le cas présent, le propriétaire de la galerie a demandé au public de ne pas faire la fête ni de féliciter Zainab, mais plutôt de lui rendre hommage en partageant son deuil.
Les œuvres d’art de Zainab dépeignent la voix de sa mère, la main de sa sœur, les expressions de ses frères, un mur qui se fissure devant elle, la terre qui les a tous avalés, l’immeuble qui s’est écroulé sur eux, les toits qui se sont disloqués sur leurs dos, les pierres qui ont taillé leurs corps, les cendres qu’ils ont respirées, l’odeur des gravats et de la saleté qu’ils ont avalés et les pierres qui les ont séparés du reste des membres de leur famille. Tels sont ses souvenirs brisés et vivaces de ce qui s’est passé à une heure du matin, quand les avions israéliens ont détruit sa maison, anéantissant sa famille. Zainab elle aussi est toujours aux prises avec la mort.
« Il y a un an à peine, j’étais entourée de tous ceux que j’aimais. Ç’a été la dernière fois que nous avons été ensemble. J’ai des photos et des vidéos qui font voir et entendre les rires de cette journée. J’ai des photos sur lesquelles plus personne n’est encore vivant à part moi. La perte nous laisse sans vie. La nuit nous hante et ses tragédies nous dévorent complètement »,
déclare Zainab dans le catalogue de l’exposition.
« Ma mère Amal, ma sœur Hana, mon frère Ahmed, mon frère aîné Taher, mon grand-père Amin, ma grand-mère Saadia et ma tante Baha, Zaid, Adam et leur mère Dua’a, leur père Ezzat, la femme de mon oncle, Khatam, mon oncle Fawaz, son fils Abdul-Hamid, son fils puîné Sameh, et sa femme Ayat, et leur fils puîné Qusai, mon cousin Reham, Hala, Rola, Yara et leur père Muhammad »,
énumère Zainab, en recomptant dans ses peintures les êtres qu’elle a perdus.
Légende photo : Images du travail artistique de Zainab Al-Qolaq. (Photo : Euro-Med Monitor)
Chercher la justice
Des centaines de victimes attendent la justice de la part des gens responsables des crimes abominables perpétrés par l’armée israélienne au cours du raid. Lors des réunions de la 49e session, Zainab a insisté auprès du Conseil des droits de l’homme des Nations unies pour que soit rédigé un rapport sur le statut de l’enquête décidée dans le sillage de la frappe israélienne.
« Je reconnais que ma perte est trop lourde pour être compensée »
a-t-elle dit au Conseil,
« mais je sens que ma mère et mes frères ne connaîtront pas le repos tant que leurs assassins ne seront pas traduits en justice. »
« Je veux savoir quels sont les progrès qui ont été réalisés par la commission d’enquête que vous avez constituée après l’attaque israélienne. A-t-elle été à même d’identifier les personnes responsables d’avoir anéanti ma famille ? Des actions réelles seront-elles entreprises pour prévenir dorénavant de telles tragédies ? »,
a déclaré Zainab dans son discours à l’adresse des membres de la commission de l’ONU.
« J’ai 22 ans aujourd’hui et j’ai perdu 22 personnes »,
dit-elle.
« Vais-je en perdre davantage quand viendra mon prochain anniversaire avant que la communauté internationale n’entreprenne des démarches tangibles en vue de me rendre justice ? »
°°°°°
(*) Issam Adwan, directeur de projet à Gaza pour le compte de We Are Not Numbers, est un traducteur/interprète aguerri, un journaliste et un professeur d’anglais avec plus de quatre années d’expérience. En 2019, il a été choisi par The Carter Center pour être le premier observateur indépendant palestinien aux élections tunisiennes. Issam a obtenu son diplôme de bachelier en langue anglaise et en méthodes d’enseignement à l’Université Al-Aqsa et il travaille actuellement à sa thèse en vue d’une maîtrise en traduction/interprétariat à l’Université islamique de Gaza. Ses passions consistent à améliorer son expérience d’apprentissage au profit de diverses populations estudiantines, de l’empowerment des jeunes, de la justice sociale et de l’égalité entre les genres.
°°°°°
Publié le 19 juin 2022 sur We are not Numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine