Femme médecin lors du massacre de Sabra et Chatila, j’ai assisté à l’horreur… et au défi  

Travaillant comme médecin dans l’hôpital Gaza, situé dans la rue de Sabra, La Docteure Swee Chai Ang était témoin des massacres.

Septembre 2004. Une Palestinienne montre les portraits de ses enfants assassinés lors d’une marche annuelle de commémoration du massacre de Sabra et Chatila dans le camp de réfugiés de Chatila, à Beyrouth. (Photo : AFP)


Swee Chai Ang,
14 septembre 2022

Il y a quarante ans, excédée par les images de télévision montrant la dévastation du Liban lors de l’invasion israélienne de 1982, j’ai quitté ma résidence londonienne afin de proposer bénévolement mon savoir-faire médical aux blessés. L’invasion avait tué des milliers de civils et détruit des maisons, des moyens de subsistance, des hôpitaux, des bibliothèques, des usines et des ateliers, des écoles et des bureaux.

Cet été-là, je suis arrivée à Beyrouth en tant que chirurgienne chrétienne qui soutenait Israël et qui croyait que l’Organisation de libération de la Palesrtine (OLP) était constituée de terroristes. Mes opinions n’allaient pas tarder à changer.

Puisque bien des hôpitaux avaient été détruits, j’ai travaillé comme volontaire médicale dans un hôpital de campagne installé dans un parking souterrain. Nous traitions de très graves blessures de guerre, dont beaucoup avaient été infligées à des enfants. Beyrouth avait été bombardé et soumis à un blocus. L’eau, l’électricité, la nourriture et la médecine n’y avaient plus accès. Des milliers de familles dont les maisons avaient été démolies étaient forcées de vivre dans les rues du centre-ville – assoiffées, affamées, dénuées de tout, traumatisées.

Les bombardements agressifs et continuels cessèrent quand l’OLP accepta d’évacuer en échange de la paix. Des milliers de membres de l’OLP reçurent l’ordre de quitter le Liban, sans intention d’y retourner, alors que leurs familles laissées en arrière s’entendaient promettre une protection en conformité avec un plan concocté par les États-Unis.

À la suite du cessez-le-feu, la Société palestinienne du Croissant-Rouge (SPCR- PRCS Palestinian Red Crescent Society) avait besoin d’une équipe chirurgicale de six membres afin de soutenir la réouverture de l’hôpital Gaza de 11 étages situé rue de Sabra – le seul hôpital de la SPCR encore debout à l’époque, après que tous les autres avaient été rasés par les bombes. Une partie de notre équipe s’était entassée dans une voiture de la SPCR et, avec toutes les sirènes qui hurlaient, nous avions foncé dans les rues vides de tout véhicule.

À notre arrivée, nous avons vu que les deux étages supérieurs de l’hôpital avaient été lourdement bombardés, mais le neuvième était pratiquement intact, bien que le verre des fenêtres ait été complètement détruit. L’endroit devint les quartiers où nous vécûmes. Il n’y avait toujours ni électricité ni eau courante mais, au moins, les bombes avaient cessé de tomber.

 

Évacuation des débris

L’hôpital était dans une extrême effervescence. Le personnel de la SPCR déblaya les débris et nettoya les pavillons de l’hôpital, les salles d’opération, la pharmacie, la cantine et la morgue. Des divers hôpitaux de campagne, on transféra chez nous les patients blessés afin qu’ils puissent poursuivre leurs traitements.

Des étages supérieurs de l’hôpital Gaza, on pouvait voir toute la longueur de la rue de Sabra. Je regardais les familles déplacées, composées de femmes, de vieilles personnes et d’enfants – puisque les hommes valides avaient été évacués – retourner dans leurs foyers et parcourant toute la longueur de la rue avec leurs maigres biens sur le dos, ou sur des charrettes et des ânes. Elles étaient bien déterminées à reprendre leurs existences éparpillées, à déblayer les débris et à reconstruire leurs maisons. La paix sponsorisée par les EU leur apportait de l’espoir. Leur courage et leur volonté de survie m’avaient conquise.

Je suis devenue amie avec bien des résidents du quartier et j’ai été indignée d’apprendre d’eux l’histoire de la Palestine. Leurs familles avaient été forcées de quitter la Palestine à la pointe du fusil en 1948, afin de faciliter la création de l’État d’Israël.

Environ la moitié de la population autochtone du pays, soit 750 000 personnes, avait été chassée pour devenir des réfugiés dans la Jordanie, la Syrie et le Liban voisins. Quelque 13 000 Palestiniens furent massacrés et 530 villages détruits au cours de cette épuration ethnique massive connue sous le nom de Nakba.

Bref, la Palestine avait été balayée de la carte du monde. En 1948, le Liban accueillit environ 110 000 personnes du flot de réfugiés, et il les installa dans des camps. En 1982, la population des réfugiés avait augmenté, représentant près de 400 000 personnes.

En dépit des injustices commises contre eux, les Palestiniens que j’ai rencontrés étaient gentils et généreux. Ils avaient tant souffert et ils avaient néanmoins gardé une grande humanité. J’étais submergée par leur hospitalité au beau milieu de leur pauvreté. Leur histoire n’était reprise dans aucun manuel historique, mais tous les garçonnets palestiniens connaissaient les noms des villages de leurs ancêtres, dont beaucoup avaient déjà été démolis.

Les femmes m’avaient mise en présence de leur broderie palestinienne étonnamment belle, avec des motifs représentant leurs villages détruits brodés sur des vêtements noirs avec des fils de soie brillamment colorée. Chaque point était un témoignage de leur histoire, culture et résilience.

 

Violées et torturées

Trois semaines après l’évacuation, le 15 septembre 1982, le cessez-le-feu fut soudainement interrompu quand des centaines de chars israéliens envahirent Beyrouth. Certains de ces chars coupèrent toutes les voies d’évasion pour Sabra et Chatila et les membres des milices phalangistes libanaises furent envoyés dans les camps de Sabra et Chatila et massacrèrent jusqu’à 3 500 civils palestiniens et libanais, alors que l’armée israélienne était à proximité. Quant aux troupes multinationales chargées de maintenir la paix, on ne pouvait les trouver nulle part.

Les gens restés dans le camp furent trahis, laissés sur place, avec personne pour les défendre. Un très grand nombre de ces personnes furent violées et torturées avant d’être tuées durant les trois jours de massacre.

À l’hôpital, nous opérâmes sans interruption, luttant pour sauver des centaines de personnes abattues à bout portant. Certains moururent juste avant de nous atteindre et furent emportées directement à la morgue. L’hôpital tomba à court de sang, de médicaments et de nourriture. Des milliers de gens effrayés fuirent vers notre hôpital, cherchant à se protéger des tueurs qui avaient fait irruption dans leurs foyers.

En plein massacre, le soir du 17 septembre, le directeur de notre hôpital renvoya les gens de la SPCR quand il fut devenu clair que les tueurs allaient les prendre pour cibles. Mais notre équipe de 22 personnes de volontaires médicaux internationaux choisirent de rester. À tous ceux qui se cachaient dans notre hôpital, il fut demandé de s’en aller, puisqu’ils étaient eux aussi susceptibles de se faire abattre. Mais les blessés dans un état critique gardés en vie sous respirateur ne pouvaient pas s’en aller.

Très tôt, dès l’aube du lendemain, nous fûmes forcés de quitter l’hôpital à la pointe du fusil, laissant derrière nous une trentaine de patients critiques, dont beaucoup d’enfants. Une infirmière suédoise et un étudiant en médecine allemand insistèrent pour rester derrière et veiller sur eux, et je crois que leur acte de courage altruiste sauva finalement la vie de ces patients.

Nous dûmes marcher le long de la rue de Sabra. Des centaines de résidents du camp sans armes – des femmes, des vieillards, des enfants – furent rassemblés par la milice. Je voyais la terreur dans leurs yeux. Une jeune mère désespérée me passa son bébé mais, à la pointe du fusil, elle fut forcée de le reprendre. Tous deux furent abattus en même temps que tous les autres qui avaient été rassemblés, après que nous eûmes été emmenés.

 

Une indignation de courte durée

Quand les photographies des tas de morts jonchant les ruelles du camp furent publiées après le massacre, le monde entier s’indigna pour condamner la chose. Mais l’attention internationale fut de courte durée. Les familles des victimes et les survivants furent bientôt laissés seuls à se traîner dans leur existence et à ressasser leurs souvenirs du massacre, des horreurs de l’invasion, et du douloureux démantèlement de leurs familles par le biais des déportations forcées imposées à l’OLP.

Une fois leurs espoirs à nouveau anéantis, leurs foyers bombardés, puis rasés au bulldozer et leurs êtres chers déportés ou massacrés, les survivants tentèrent une fois de plus de reconstruire leurs vies éparpillées, tout en élevant leurs enfants et en enterrant leurs morts dans des fosses communes. Le monde se remit en route, et ils furent oubliés – morts pour la conscience de la communauté internationale.

Depuis lors, la spirale descendante de l’impuissance et du désespoir des Palestiniens, rendue pire encore par la pauvreté et le sentiment d’avoir été abandonnés, n’a faut qu’empirer de plus en plus. Leur situation invivable ne peut plus, semble-t-il, faire vibrer les gros titres des médias traditionnels.

Des générations ont vécu et sont mortes dans les camps de réfugiés disséminés en Jordanie, au Liban, en Syrie et plus loin encore. Des enfants sont nés réfugiés, ont grandi réfugiés et sont morts réfugiés.

Mais mon espoir pour le peuple palestinien avait été formulé dans le sillage immédiat du massacre d’il y a 40 ans. Je suis retournée à Sabra et Chatila immédiatement après que la zone avait été de nouveau accessible. Il y avait des fosses communes, des corps putréfiés, des maisons démolies et des parents en deuil. Il y avait du désespoir, de la désolation, des cris perçants et toute une vallée de larmes. J’avais le cœur brisé.

Et ce n’était pas encore terminé. Parmi les enfants qui avaient vécu cela, dont bien des sans-foyer et des orphelins, l’esprit de défi était bel et bien vivant. Comme ils s’alignaient pour que je puisse les prendre en photo, ils levaient les mains en signe de victoire et disaient :

« Nous n’avons pas peur. Laissez venir les Israéliens. »

L’air était gras de la puanteur de la chair humaine en décomposition. Au premier plan, il y avait les corps qui attendaient d’être identifiés ; derrière eux, leurs maisons détruites. Mais, entre la mort et la destruction, il y avait les enfants palestiniens complètement démunis revendiquant dans un air de défi leur droit à faire partie de l’humanité.

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La Docteure Swee Chai Ang a grandi et étudié à Singapour. Elle a obtenu son diplôme de médecine et, en 1976, son master en médecine occupationnelle à l’Université de Singapour. La Dre Ang est coautrice de War Surgery (Chirurgie de guerre) ainsi que de Acute Care of the War Wounded (Soins intensifs aux blessés de guerre), outre ses autres publications relatives à l’orthopédie. Elle a également écrit From Beirut to Jerusalem (De Beyrouth à Jérusalem) pour rapporter son expérience dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban et à Gaza. La Dre Ang a raconté son histoire personnelle dans Making a Small Difference (Cela fait une petite différence) | Ang Swee Chai | TEDxUCLWomen.

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Publié le 14 septembre 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Lisez également : Sabra et Chatila : À propos de massacres, d’atrocités et de génocide

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