Tony Greenstein : Comment les sionistes ont collaboré avec les nazis. Partie II.

Les journalistes Nora Barrows-Friedman et Asa Winstanley ont invité le blogger Tony Greenstein dans un podcast. Vétéran du mouvement de solidarité avec la Palestine au Royaume-Uni, Greenstein parle de son nouveau livre, Zionism During the Holocaust: The Weaponization of Memory in the Service of State and Nation (Le sionisme durant l’Holocauste ou comment faire de la mémoire une arme au service de l’État et de la nation).

Podcast EI avec Tony Greenstein, Nora Barrows-Friedman et Asa Winstanley

Podcast EI avec Tony Greenstein (à gauche sur la capture d’écran)

 

Ceci est la deuxième partie de la transcription du podcast.

Trouvez la première partie ici et la vidéo en bas de l’article

Asa Winstanley. Vous démarrez en entrant dans les fondations idéologiques du sionisme et dans les raisons racialisées du soutien accordé par les dirigeants sionistes aux nazis dans les années 1930. Et je pense que c’est une vraie force de votre livre : que vous expliquiez réellement toute la théorie de l’affaire.

Vous avez mentionné plus tôt, le livre de Lenni Brenner, Zionism in the Age of the Dictators (Le sionisme à l’époque des dictateurs), de 1983, que j’ai également lu. C’est un livre bien plus court que le vôtre, il est toujours très bon, mais il est quelque peu démodé à certains égards, aujourd’hui.

Pourriez-vous parler un peu plus des fondations idéologiques du sionisme et en dire un peu plus sur Arthur Ruppin, que vous avez déjà mentionné, et des raisons – les fondations du sionisme, qui ont débouché sur le mouvement sioniste en Allemagne dans les années 1930, lequel a proposé son soutien à Adolf Hitler ?

Tony Greenstein. Je crois qu’il nous faut être prudent. Je ne dirais pas nécessairement qu’ils ont proposé leur soutien à Hitler autant que ne l’a vu le mouvement sioniste – quand Hitler est arrivé au pouvoir, le 30 janvier 1933, la plupart des juifs ont été frappés d’horreur. Ils ont pu voir que ce n’était pas simplement un autre régime antisémite, dont il existait quelques exemplaires en Europe orientale. Mais c’était quelque chose de totalement différent. C’était un régime fasciste et l’antisémitisme se trouvait au centre de sa politique. Et tout le monde pouvait voir que cela posait une sérieuse menace pour la survie de la communauté juive allemande. Je veux dire que c’était assez évident.

Ainsi donc, le boycott a pris son envol. Au début, c’était spontané : les gens, tout simplement, n’achetaient plus de marchandises allemandes. Vous savez, 95 ou 96 pour 100 de la communauté juive de Grande-Bretagne soutenait le boycott. Je donne l’exemple d’un magasin de l’East End [à Londres], un magasin de jouets, qui vendait des articles allemands et, quand quelqu’un s’en est rendu compte, des milliers de personnes se sont rassemblées tout autour et il a fallu faire venir la police montée pour les disperser, les gens étaient réellement indignés. Le commerçant a été tout simplement forcé de renvoyer la marchandise en Allemagne.

Mais la Commission des députés, bien sûr, s’est opposée au boycott en même temps que les sionistes. Les sionistes étaient opposés dès le début même – bien même avant Haavara (l’accord de transfert des juifs, NdT) – au boycott. Le sionisme est arrivé, c’était une réaction contre l’antisémitisme, je pense que nous pouvons tous être d’accord, à ce sujet. En excluant le sionisme chrétien, qui est venu bien avant le sionisme juif, incidemment.

Le sionisme était une réaction différente de la plupart des réactions juives à l’antisémitisme. Les juifs bourgeois pensaient qu’on pouvait réformer le pays et changer les lois et changer également les attitudes des gens, c’est en ce sens qu’allait leur propagande. Les juifs socialistes et les juifs communistes croyaient qu’il nous fallait renverser le système existant, etc. Mais les sionistes étaient uniques, parce qu’ils acceptaient fondamentalement le cadre des termes du débat des antisémites.

Ils disaient : « Les antisémites ont une cause. » Laissez-moi vous citer l’exemple de Jacob Klatzkin, qui était le rédacteur en chef de leur journal Die Welt. Il disait :

« Si nous n’admettons pas la justesse de l’antisémitisme, nous nions celle de notre propre nationalisme. Au lieu d’établir des sociétés de défense contre les antisémites qui veulent réduire nos droits, nous devrions établir des sociétés de défense contre nos amis qui désirent défendre nos droits. »

Ainsi donc, il rendait les choses très claires, là : ils accueillaient l’antisémitisme et ils étaient d’accord pour dire que les juifs, du fait qu’ils étaient une nation qui avait perdu sa voie, qu’ils vivaient dans des pays d’autres nations, avaient développé des caractéristiques asociales.

Si vous regardez ce livre, je ne sais pas si vous pouvez le voir, c’était le premier pamphlet de Theodor Herzl, L’État juif. Et, à la page 26, il dit :

« La cause de l’antisémitisme, sa cause immédiate réside dans notre production excessive d’intellects médiocres qui ne peuvent trouver un exutoire vers le bas ou vers le haut. C’est-à-dire aucun exutoire salutaire dans quelque direction que ce soit. Quand nous nous enfonçons, nous devenons un prolétariat révolutionnaire, les officiers subordonnés de tous les partis révolutionnaires. Et, en même temps, quand nous nous élevons, se lève également le terrible pouvoir de notre bourse. »

Ainsi, voilà ce que vous obtenez : il acceptait toutes les caricatures. Les juifs étaient soit trop riches, ou ils étaient révolutionnaires et subversifs. Et alors, quelle est la réponse ? Il s’agissait, fondamentalement, de constituer un État juif dans lequel les juifs allaient se rassembler, mais les juifs n’avaient pas de place dans la diaspora et ils l’avaient baptisée du nom maudit de galut.

Galut, c’était l’exil, les juifs étaient en exil, ils n’avaient pas vraiment d’existence à eux, l’histoire juive débute réellement en Palestine. Et il y avait un vide de deux mille ans, d’après Ben-Gourion.

Il faut savoir qu’Arthur Ruppin était peut-être le personnage le plus important après Ben-Gourion, dans le Yishuv, la communauté sioniste en Palestine.

Il s’y était rendu en 1907 et, après cela, il était devenu directeur du Palestine Office et il ventilait les fonds qu’ils recevaient de l’étranger. Et il fut réellement le fondateur des kibboutzim, non qu’il fût socialiste, car, en fait, c’était un réactionnaire rabique.

C’était un nationaliste allemand et il avait condamné Dreyfus. Et il n’était vraiment devenu sioniste que parce que les antisémites le rejetaient en tant que nationaliste allemand, du fait qu’il était juif.

Ainsi donc, il décida de devenir un nationaliste juif, au lieu de cela. Mais c’était un raciste total et rabique. Et il croyait que les Juifs d’Europe n’étaient pas sémites, il ne croyait pas qu’il y ait eu en eux la moindre goutte de sang sémite. C’étaient les Juifs arabes, qui étaient les éléments dysgéniques. Ils étaient un élément étranger. Et, ce qu’il fit, il amena des Juifs yéménites en Palestine pour accomplir les travaux lourds d’installation des kibboutzim – mais ne croyez surtout pas qu’en réalité, ils ont fait fleurir le désert ou accompli des choses de ce genre…

Pour reprendre les termes d’Etan Bloom, qui a rédigé une thèse de philosophie très intéressante pour l’Université de Tel- Aviv, Ruppin était coupable de stéréotypie pathologique. Parce que gens venaient des pays arabes, ils avaient des salaires bien plus bas que tous les autres. Ils avaient à peine assez à manger et ils étaient privés de soins médicaux et, par conséquent, 50 pour 100 d’entre eux mouraient en Palestine.

Et quand, en 1920-1921, l’Organisation sioniste sous Weizmann et lui rejetèrent les demandes des Juifs ukrainiens – qui mouraient dans les pogroms et qui voulaient venir en Palestine – parce qu’ils n’étaient pas la bonne sorte de juifs, vous voyez, ils étaient faibles, très faibles, c’étaient des réfugiés. Ils n’avaient pas l’esprit pionnier, ils avaient la mauvaise préparation socioéconomique, je veux dire, ils n’étaient pas des fermiers, ils étaient peut-être de petits commerçants et qu’est-ce que vous avez avec ça ?

Ainsi donc, cette idée selon laquelle le sionisme cherchait à créer Israël en tant que refuge est totalement fausse, cela n’a jamais été le cas. Ils allaient dans des endroits qui avaient connu des désastres, ils les utilisaient pour ramasser les juifs et, ensuite, ils les larguaient en Cisjordanie pour qu’ils s’établissent dans les territoires.

Bien sûr, ce n’est pas en raison d’une quelconque inquiétude à leur propos en tant qu’individus ou que juifs, sur ce plan, mais Ruppin guida la politique de peuplement et on l’appelle le père du peuplement des terres en Palestine. Il était chargé, en compagnie du JNF [le Fonds national juif], bien entendu, ils étaient subordonnés, et ils effectuaient l’achat de terre et le peuplement et le reste, mais c’était Ruppin qui, en gros, était en charge de la chose.

Et, quand Chaim Arlosoroff fut assassiné en 1933, presque à coup sûr par les sionistes révisionnistes de l’Irgoun, parce qu’il avait dirigé les négociations pour Haavara, l’accord commercial que les sionistes avaient instauré avec l’Allemagne nazie, Ruppin avait repris tout ça sur ses épaules. Et Etan Bloom présume que, lorsqu’il s’était rendu à Iéna, à l’Université d’Iéna, il avait rencontré le professeur Hans Günther.

Hans Günther était un professeur chargé de la chaire d’anthropologie raciale. L’historien Gabriel Piterberg le décrit comme le mentor de Himmler. Il a mis en évidence les concepts et idées et il a été désigné à la chaire de [Wilhelm] Frick qui, je pense, fut pendu plus tard à Nuremberg.

Il fut le premier ministre d’État nazi en Allemagne. C’est le parti nazi qui l’installa dans cette chaire. Et lui et Ruppin passèrent une après-midi agréable à discuter de la théorie des races. Ruppin a dit de Günther que son livre était un coffre au trésor d’idées. Ainsi donc, ils ont vraiment été d’accord. Dans ses journaux personnels, il dit que ce fut une conversation plaisante. Maintenant, dans deux de ses journaux, je pense que c’est dans celui en hébreu et dans celui en anglais, cette rencontre n’est pas mentionnée, dit Alex Bein, qui fut également le biographe de Herzl. Mais, en langue allemande, elle l’est, de sorte que c’est ainsi que nous savons que cette rencontre eut bel et bien lieu. Et, naturellement, ce qu’il a écrit dans son journal, nous pouvons considérer que c’est assez exact quand il décrit la chose comme une conversation agréable.

Bloom suppose que c’était une façon de flatter les nazis, d’approuver l’accord de Transfert, parce que cet accord n’était pas une idée nazie. Et il nous faut garder la chose à l’esprit. Et, naturellement, toute l’absurdité qui consistait à prétendre qu’il s’agissait de sortir les juifs de l’Allemagne n’est vraiment qu’un paquet de bêtises.

Vous pouvez lire mon livre : le mouvement sioniste faisait pression sur les nazis, sur la Gestapo, pour qu’il ne soit pas permis aux juifs de sortir d’Allemagne pour se rendre ailleurs qu’en Palestine. Et la Palestine ne pouvait admettre l’entrée que de 15 000 juifs tout au plus par an. Et, dans ce cas, qu’est-ce que ça voulait dire ? Les juifs resteraient en Allemagne et ils mourraient.


Asa Winstanley.
Oui ? Parlons-en, justement. Sur cette note, alors, à propos de l’accord de Transfert, l’accord Haavara. Pourriez-vous peut-être commencer par expliquer, quand Hitler est venu pour la toute première fois au pouvoir en Allemagne, ce que fut la réaction de la direction sioniste en Allemagne ?


Tony Greenstein.
Francis Nicosia, le professeur des études sur l’Holocauste à la Vermont University, le professeur de Raul Hilberg, il est prosioniste, ce n’est pas un antisioniste. Mais il a écrit deux livres, qui ont donné beaucoup d’informations. Et il écrit :

« L’évaluation par les sionistes de la situation était si positive que, dès avril 1933, la Fédération sioniste d’Allemagne annonça sa détermination à tirer avantage de la crise et à gagner au sionisme les Juifs allemands traditionnellement assimilationnistes. »

Ne perdez pas de vue qu’en Allemagne, en 1933, le sionisme était un mouvement marginal et que peut-être un juif sur cinquante le soutenait.

Asa Winstanley. C’est ce qui manque souvent dans nos discussions actuelles sur ce sujet. Vous avez également mentionné dans votre livre que ce n’était pas avant 1940, me semble-t-il, qu’en Grande-Bretagne, par exemple, le Comité des députés des Juifs britanniques est devenu une organisation sioniste.

 

Tony Greenstein. C’est exact. Les gens abordent souvent le sujet d’une façon erronée, ils voient le lobby israélien comme la source de tous les problèmes. Non, aucun de nous n’a beaucoup d’affection pour le lobby sioniste dans ce pays, ou en Amérique. Mais je pense que nous devons comprendre qu’ils font dériver leur pouvoir de la bourgeoisie non juive, et pas l’inverse. Et il y a un commentaire très perspicace dans le livre de Stuart Cohen sur les Juifs britanniques et le sionisme, quand il dit :

« La bourgeoisie britannique, la bourgeoisie britannique juive, plutôt, était hostile au sionisme depuis 20, voire 30 ans. Parce qu’elle sentait qu’il sapait tous ses droits durement gagnés à l’émancipation juive, etc. Ici, elle a dit, nous sommes de bons citoyens britanniques, nous sommes des patriotes et tout le reste aussi. »

Et là, les sionistes disaient :

« Non, non et non : Nous sommes une nation à part, nous ne sommes pas réellement britanniques. »

Ainsi donc, ils réagissaient avec horreur à cela. Et c’était seulement avec dégoût, quand ils voyaient qu’être sioniste était patriotique, et quand la bourgeoisie non juive eut adopté le sionisme en tant que politique ferme et définitive, parce qu’elle voyait au bout du chemin un État juif en Palestine, lequel serait utile aux intérêts britanniques, vous savez, la colonisation à proximité du canal de Suez, c’est alors seulement que la bourgeoisie britannique passa au sionisme, mais elle le fit relativement tard, en fait.

Même en 1917, elle vit la chose comme une sorte d’aventure philanthropique. C’est ainsi qu’elle lui donna une sorte de soutien, mais elle n’adopta pas du tout l’idéologie ou l’idée selon laquelle les Juifs britanniques n’étaient pas là à leur place. Ils étaient très heureux pour les Juifs de l’Europe de l’Est qui se rendaient en Palestine plutôt qu’en Grande-Bretagne, c’est vrai, mais ils n’étaient pas sionistes et sous aucune forme que ce soit. Ils n’adoptèrent pas l’idéologie. Et, si ce fut le cas, ce fut très tard.

 

Asa Winstanley. Ainsi donc, Hitler devient chancelier d’Allemagne en 1933. Et, à cette époque, le sionisme est un mouvement marginal parmi les Juifs allemands et ceux du monde entier. Quelle a été leur réponse, alors ?


Tony Greenstein.
Berl Katznelson, qui était l’adjoint de Ben-Gourion et le rédacteur en chef de Davar, le journal du principal groupement syndical, la Histadrut, a vu dans la montée d’Hitler, je cite,

« une opportunité de construire et de s’épanouir, comme nous n’en avons jamais eue ni n’en aurons jamais ».

Ben-Gourion déclara que la victoire des nazis allait devenir une force fertile pour le sionisme.


Asa Winstanley.
Le futur premier Premier ministre d’Israël…


Tony Greenstein.
C’est exact. Et vous pouvez trouver cela dans la livre de Tom Segev, The Seventh Million (Le septième million). Le rabbin Joachim Prinz, qui était l’un des principaux dirigeants de la Fédération sioniste allemande et qui allait devenir plus tard, je pense, président adjoint du Congrès juif mondial, a dit ceci :

« C’était moralement dérangeant [d’avoir l’air] d’être considérés comme les enfants de prédilection du gouvernement nazi, particulièrement quand celui-ci a dissous les organisations de jeunesse antisionistes et a eu l’air, d’autres façons, de leur préférer les sionistes. Les nazis demandaient un comportement plus sioniste. »

Naturellement, y faire allusion a valu à [l’ancien maire de Londres] Ken Livingstone de se faire éjecter du Parti travailliste, mais c’est absolument vrai. En fait, il n’y a fait qu’y toucher. Ici, c’est écrit noir sur blanc. Et cette citation est tirée de son propre article, si bien que cela ne fait absolument aucun doute.

Si vous lisez des historiens sionistes, ils ne sont pas du tout en désaccord avec cela. Mais, bien sûr, c’est enterré dans les notes de fin de texte et les journaux érudits, mais la plupart des gens croiront qu’un État juif et les juifs sont synonymes et que c’est cela qu’il nous faut combattre.


Nora Barrows-Friedman.
Revenons-en un moment à Chaim Weizmann.
Vous avez fait remarquer dans votre livre qu’il insistait en disant qu’une Palestine juive

« serait la sauvegarde pour l’Angleterre, particulièrement en ce qui concerne le canal de Suez ».

L’intention était, je cite,

« de former une portion d’un rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation comme s’opposant à la barbarie ».

Ainsi, cela coïncide aussi en quelque sorte avec le colonialisme de peuplement européen et les desseins capitalistes et impérialistes concernant le reste du monde, particulièrement l’Asie et le Moyen-Orient.
Pouvez-vous parler de la façon dont le sionisme était un projet – et l’est toujours – de la puissance impérialiste européenne ?


Tony Greenstein.
Le désir de voir la colonisation de cette région est remonté à Napoléon, si pas plus tôt. Napoléon voulait un peuplement français en gros dans la même région et les Premiers ministres britanniques Palmerston et Disraeli voyaient tous deux les bénéfices pour l’impérialisme britannique d’un peuplement juif.

Pourquoi un peuplement juif ? Parce que la Bible le légitimait. Les impérialistes marchaient avec un fusil dans une main et la Bible dans l’autre : l’un légitimait l’autre. Ainsi, cela avait du sens, pour eux : le retour en Palestine, c’était une puissante force morale et l’impérialisme aime se voir lui-même, et c’est toujours vrai aujourd’hui, doté d’une légitimité morale.

Nous sommes allés en Inde pour empêcher que les veuves soient incinérées sur les bûchers funéraires. Nous ne sommes pas allés en Inde pour l’exploiter ni pour la vider de sa toute dernière roupie. C’est tout simplement du cynisme au-delà de tout ce qu’on peut croire !

Et, ainsi, c’est pareil avec un État juif en Palestine. C’était un accomplissement de la volonté de Dieu – il s’agissait d’un impératif moral.

Il existait des dissensions considérables parmi la bourgeoisie britannique à propos de l’expérimentation en Palestine. The Daily Express et The Daily Mail fulminaient contre le prix que tout cela allait coûter. Où étaient les bénéfices ? Et, à la Chambre des Lords, il y avait une forte opposition. D’importantes sections de l’armée étaient très peinées de la chose. Ainsi, on pouvait lire dans certains des journaux – le livre de Doreen Ingram, Palestine Papers, est utile, à ce propos – qu’on allait pouvoir se rendre compte, lors du débat au sein de la classe dirigeante, du mérite d’avoir une colonie sioniste.

Mais les ardents impérialistes comme Churchill, l’aile politique, si vous voulez, de la classe dirigeante, finirent par pencher fortement en faveur du sionisme.


Asa Winstanley.
Y compris le Labour Party (Parti travailliste).


Tony Greenstein.
Le Parti travailliste était pire, et de bien des façons. J’ai cette citation de Ramsay MacDonald qui était allé en Palestine en 1922. Et il avait écrit un article qui avait été publié par Poale Zion, qui est aujourd’hui, bien sûr, le Mouvement travailliste juif. Et il disait :

« Le riche juif ploutocrate, qui est le véritable matérialiste économique, est la personne dont les points de vue sur la vie en font un antisémite. Il n’a pas de pays, pas de parenté. Qu’il s’agisse d’un travailleur manuel ou d’un financier, il exploitera tout ce qu’il pourra pressurer. Il est derrière toute nuisance occasionnée par les gouvernements et son autorité politique, qui s’est toujours exercée dans les ténèbres, est plus grande que celle des majorités parlementaires. (…) Il déteste le sionisme, parce qu’il revit l’idéalisme de sa race. »

Là, je pense que vous seriez probablement d’accord en disant que de tels propos aujourd’hui vous vaudraient d’être éjectés du Parti travailliste.


Asa Winstanley.
Et pourtant, là, ç’a été publié par le précurseur du Mouvement travailliste juif.


Tony Greenstein.
C’est absolument vrai. Et je pense que nous devrions faire usage de cette citation, parce qu’elle est très, très utile. Il existe un certain nombre d’autres citations émanant de l’aile droite du Parti travailliste et qui sont également antisémites. Cela n’ennuyait nullement les sionistes.

La meilleure réponse à la campagne contre l’antisémitisme aurait été de dire :

« Eh bien, le sionisme n’a jamais combattu l’antisémitisme, et, par conséquent, en quoi cela vous préoccupe-t-il aujourd’hui ? »

Mais, naturellement, les gens n’avaient pas les facultés de comprendre de quoi ils parlaient réellement. Aujourd’hui, par contre, c’est un problème auquel nous sommes confrontés.

Le sionisme n’a jamais eu le moindre problème avec le véritable antisémitisme. Vous avez mentionné le livre de Lenni Brenner, et c’était il y a quarante ans, il y a eu toute une recherche, depuis lors. Deux livres de Francis Nicosia, qui ont révélé un tas d’informations des archives allemandes, et d’autres articles. Mais j’ai écrit en 2014 un article disant où j’étais en désaccord avec Lenni à propos du Journal of Holy Land Studies (Journal des études en Terre sainte).

Le livre est magnifique comme compte rendu au coup par coup de ce que les sionistes ont dit et fait et je ne le critique par pour cela : Lenni a très souvent effectué du très grand travail. Mais je ne suis pas d’accord avec son analyse.

Il n’a même pas mentionné Rudolf Vrba, qui était l’un des deux juifs rescapés d’Auschwitz, parce qu’il n’avait jamais entendu parler de lui, m’a-t-il dit plus tard, mais vous ne pouvez comprendre [le procès] Kasztner et ce qui s’est passé avant d’avoir compris que Kasztner a supprimé les protocoles d’Auschwitz, qui étaient les premières preuves définitives de l’existence d’Auschwitz en tant que camp d’extermination, par opposition à un camp de travail.

Mais il y avait autre chose. Il a poursuivi son travail dans la ligne du rabbin Michael Dov Weissmandl, des Neturei Karta (groupe de juifs haredim antisionistes) orthodoxes. C’est une très bonne chose qu’ils soutiennent les Palestiniens, et ils viennent aux manifestations mais, politiquement, je ne m’appuierais jamais sur eux, car leur idéologie politique est absolument réactionnaire. Ils viennent aux manifestations palestiniennes, mais vous ne verrez pas une seule femme orthodoxe avec eux, puisque les femmes restent à la maison, etc. Ainsi, donc, je pense que c’est une grande erreur.

Il a couvert Weissmandl mais n’a pas mentionné qu’il était membre du Judenrat (Conseil des juifs, une institution représentant la communauté juive, NdT). Il n’a pas mentionné certaines choses, comme la lettre qu’il avait adressée au grand rabbin Fulop Freudiger de Hongrie en lui conseillant de faire confiance à Dieter Wisliceny qui fut le boucher des Juifs slovaques – il a eu sur la conscience la mort de centaines de milliers de personnes.

Weissmandl a mis en mouvement en Slovaquie un système de corruption en vue d’arrêter la déportation, ne comprenant pas que l’Église catholique avait fait ce travail pour lui, parce qu’ils étaient assez indignés – l’Église et le pape – du fait qu’un prêtre catholique faisait tête au gouvernement de Slovaquie.

Ainsi donc, il y a eu un certain nombre de choses sur lesquelles, politiquement, je ne suis pas d’accord avec Lenni et, ici, j’aimerais être d’accord avec Vrba : Weissmandl avait le plan Europe, avec lequel il était possible de corrompre les nazis à hauteur de 2 millions de dollars afin de faire cesser les déportations en dehors de la Pologne.

Vrba a décrit la chose comme un schéma farfelu et je dois dire que je suis d’accord avec lui. Les sionistes, avec l’historien Yehuda Bauer, se sont jetés sur Vrba parce qu’il avait dit :

« Comment pouvez-vous vous attendre cela de quelqu’un d’un caractère aussi noble que Weissmandl ? »

C’est aussi l’autre chose que Brenner ne fait pas : il ne remet pas en question l’historiographie sioniste, la façon dont les sionistes ont récrit l’histoire de l’Holocauste à leur propre avantage. Par exemple, un axiome incontournable du mouvement sioniste dit que l’Holocauste est unique aux juifs. Et, en effet, il est antisémite de le revendiquer pour quelqu’un d’autre. Bien sûr, les Rom ont souffert, mais il ne s’agissait pas d’un Holocauste.

Il y a un très bon débat dans lequel je prélève des citations, Sybil Milton contre Yehuda Bauer, et Sybil Milton dit :

« L’extermination nazie s’est faite sur la base de votre biologie et les Rom y étaient qualifiés juste autant que les juifs. »

Mais, bien sûr, les Rom n’ont pas un lobby politique et ils n’ont pas la moindre possibilité d’achat politique. C’est pareil avec les handicapés : on les a assassinés pour ce qu’ils étaient ; si vous êtes invalide, vous ne pouvez pas vous transformer en personne valide.

Ainsi il y en a peut-être aussi 700 000 d’assassinés, nous ne connaissons pas les chiffres. Nous ne connaissons pas les chiffres des Rom exterminés non plus. Mais, dans ce cas, naturellement, nous ne connaissons pas non plus réellement le nombre de juifs car, au mieux, tous ces nombres sont des estimations issues de devinettes.

Mais, pour les sionistes, il n’y a réellement eu qu’un seul groupe qui a souffert de l’Holocauste. Parce que, pour reprendre les termes de Lucy Dawidowicz, l’une des principales historiennes sionistes, c’était une guerre contre les juifs. Et, pour les juifs, c’est d’une importance capitale : Tout ce qu’Hitler a fait, c’est exterminer les juifs, c’était son seul but.

Et cela en fait une histoire absolument immatérialiste, parce que pense qu’il est clair que le principal ennemi d’Hitler était le bolchevisme : le communisme. Et les juifs en étaient les parents biologiques, vous savez, la « conspiration judéo-bolchevique ». Ainsi donc, voilà comment il convient de percevoir l’extermination. Il n’est en fait pas vrai qu’Hitler était déterminé à exterminer chaque juif. L’expulsion était la politique des nazis avant 1939 et, en fait, avant 1941. Ainsi donc, ils se trompaient sur chaque problème en particulier et Sybil Milton prend Yehuda Bauer à part. Et je cite à partir du débat retranscrit dans le livre, de sorte que vous pourrez le lire vous-mêmes.


Nora Barrows-Friedman.
Vous écrivez à la fois sur la suppression et l’exploitation des moments incontournables de l’histoire de la rébellion des communautés juives durant l’Holocauste, et particulièrement des combattants du ghetto de Varsovie.

Je me souviens d’avoir lu l’autobiographie de Marek Edelman, le cofondateur du Bund juif, un combattant remarquable resté antisioniste et très partisan de la lutte de libération palestinienne. Mais cette partie de son histoire politique, quand il est mort, il y a plusieurs années… Je crois que The New York Times n’a même pas mentionné son soutien à la Palestine. Et les sionistes n’ont jamais cessé de prétendre qu’il était ce grand héros juif qui représentait en quelque sorte l’esprit d’Israël… Il était, vous savez…


Tony Greenstein.
Je ne suis pas certain qu’ils l’aient fait – je veux dire, oui, en Israël, il n’y avait pour ainsi dire personne pour couvrir la chose. Je pense que Haaretz couvrait la chose, mais cela représentait à peine quoi que ce soit. À Varsovie, il a été pris en considération par le président de l’État, il a eu des funérailles d’État, un hommage de quinze coups de fusils alors que pas même un employé de l’ambassade d’Israël n’a assisté aux funérailles. Il avait disparu. Ainsi donc, oui, j’en suis sûr, le New York Times a bel et bien éliminé sciemment son soutien aux Palestiniens. Mais, quand il a adressé une lettre à la résistance palestinienne, c’était ainsi qu’il la désignait, il l’a comparée aux combattants du ghetto de Varsovie. Cela a suscité l’indignation en Israël, où il est vraiment devenu persona non grata. Une non-personne. Et c’est ainsi qu’Israël l’a oublié très rapidement. Il avait été le dernier commandant de la résistance du ghetto de Varsovie.

C’était en réalité pire que cela. Il y avait des sionistes qui combattaient, non parce qu’ils étaient sionistes, mais en dépit du fait qu’ils étaient sionistes, et leurs propres mouvements de jeunesse en Palestine leur commandaient de retourner en Palestine, par le biais de ce qu’on appelait l’Aliyah Bet (nom de code de l’immigration illégale de juifs en Palestine, de 1934 à 1948, Wikipédia).

Ils refusèrent, à leur crédit : Zivia Lubetkin, Chajka Klinger, je cite, etc. Ils ont reçu comme instructions de venir en Palestine et on leur a dit que c’était du gaspillage. Ainsi, ce n’est que plus tard qu’ils ont dit oui.

Quand elle est arrivée en Palestine – en 1947, je pense – Chajka Klinger s’est adressée à l’exécutif de la Histadrut et elle a condamné les sionistes que celle-ci (la Histadrut) avait désignés pour composer le gros des Judenrat, les conseils juifs qui collaboraient avec les nazis et elle a déclaré qu’il fallait les juger. Et elle a critiqué très vertement, à l’instar des autres combattants sionistes, la réponse reçue en Palestine.

Tous leurs souvenirs ont été altérés. Dans certains cas, ils ont été vraiment fabriqués de toutes pièces, on en a pour ainsi dire fait des citations. Ils y ont supprimé d’importants passages quand ils étaient trop critiques. C’est ainsi qu’il faut remonter aux sources d’origine. Et, maintenant, on réimprime les journaux de Chajka. Mais le chef de Hashomer Hatzair (l’organisation sioniste travailliste), Meit Yaari, qui allait devenir le chef du Mapam, était très critique à son égard parce qu’elle et d’autres ne comprenaient pas que le véritable combat avait lieu en Palestine, et non en Europe. Et ce fut leur erreur de croire qu’ils allaient rester avec leur propre peuple. Oui, les sionistes ont effectivement combattu dans le ghetto de Varsovie, cela ne fait aucun doute. Mais cela n’avait rien à voir avec le sionisme.

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Nora Barrows-Friedman est l’une des rédactrices de l’équipe et responsable associée de l’édition de The Electronic Intifada, et elle est l’autrice de In Our Power : US Students Organize for Justice in Palestine (En notre pouvoir : des étudiants américains s’organisent pour la justice en Palestine) (Just World Books, 2014).

 

Asa Winstanley est un journaliste freelance installé à Londres et qui a vécu en Palestine occupée, où il a réalisé des reportages. Son premier ouvrage : Corporate Complicity in Israel’s Occupation (La complicité des sociétés dans l’occupation israélienne) a été publié chez Pluto Press. Sa rubrique Palestine is Still the Issue (La Palestine constitue toujours la question) est publiée chaque mois. Son site Internet est le suivant : www.winstanleys.or

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Publié le 2 novembre 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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Trouvez ici la première partie de l’entretien

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