Dans l’été le plus torride jamais vu, Masafer Yatta se dessèche suite à l’apartheid de l’eau

Dans toute la Cisjordanie, Palestiniens et colons israéliens disposent d’un accès très différent aux ressources en eau – même lorsqu’ils vivent sur la même colline.

10 mai 2022. Une Palestinienne se sert d’un tuyau à eau à Masafer Yatta, en Cisjordanie.

10 mai 2022. Une Palestinienne se sert d’un tuyau à eau à Masafer Yatta, en Cisjordanie. (Photo : Wisam Hashlamoun / Flash90)

 

Basel Adraa, 13 août 2023

Au beau milieu de l’oppression des vagues de chaleur estivales, avec des records de température pulvérisés un peu partout dans le monde, il est particulièrement malaisé d’être un Palestinien vivant sous occupation israélienne à Masafer Yatta.

Pour cet ensemble de villages des collines du sud d’Hébron, en Cisjordanie, les restrictions de l’armée israélienne ont créé une crise de l’eau : Les résidents palestiniens sont empêchés de se raccorder aux infrastructures qui servent abondamment les colons israéliens vivant à proximité, ce qui se traduit par une importante pénurie de l’eau destinée à la consommation individuelle, au bain et à l’agriculture. Par conséquent, les Palestiniens sont forcés de stocker l’eau de pluie dans des citernes ou d’acheter des conteneurs d’eau à des prix exorbitants.

Israël maintient un système de l’apartheid de l’eau dans toute la Cisjordanie. Les colonies et avant-postes juifs (même ceux qui sont considérés comme illégaux aux yeux de la loi israélienne) sont reliés au réseau d’eau israélien, ce qui permet à leurs résidents de consommer de l’eau librement à la demande, sans limites pré-imposées. Ils ne dépendent pas de la principale source d’eau de la Cisjordanie, l’aquifère de montagne, parce que 80 pour 100 environ de leur eau est de l’eau de mer dessalée acheminée depuis l’intérieur de la Ligne verte.

Dans les villages palestiniens voisins, toutefois, la consommation est déterminée par répartition dans le cadre d’un réseau palestinien séparé. Ce réseau ne fonctionne pas efficacement en raison des restrictions du régime militaire sur la mise en place par les Palestiniens d’infrastructures publiques, dont le pompage de l’eau. Il est complètement dépendant de l’aquifère de montagne, d’où les autorités d’occupation permettent aux Palestiniens de tirer des quantités négligeables d’eau.

La quantité est déterminée par un accord anachronique et discriminatoire qui n’a pas changé depuis qu’il a été signé entre Israël et l’OLP en 1995 dans le cadre des accords d’Oslo : 20 pour 100 de l’aquifère pour les Palestiniens et 80 pour 100 pour les Israéliens. Par conséquent, la plupart des jours de la semaine, dans toute la Cisjordanie, les Palestiniens ne disposent pas de suffisamment d’eau courante, au contraire de leurs voisins les colons qui, eux, consomment en moyenne trois fois plus d’eau.

20 octobre 2021. Vue d’une piscine nouvellement aménagée dans la colonie juive de Nokdim, en Cisjordanie.

20 octobre 2021. Vue d’une piscine nouvellement aménagée dans la colonie juive de Nokdim, en Cisjordanie. (Photo : Gershon Elinson / Flash90)

 

Mais il y a certains endroits, comme Masafer Yatta où je vis, et comme la vallée du Jourdain, où cet apartheid est particulièrement extrême. Ici, la plupart des villages palestiniens – qu’Israël tente de vider via des mécanismes quasi légaux, le harcèlement de l’armée et la violence des colons qui jouissent de l’impunité lors de leurs attaques – n’ont pas la permission de se raccorder du tout au réseau d’eau. Pendant ce temps, les Israéliens des colonies voisines consomment en moyenne vingt fois plus d’eau que les villages palestiniens de la région.

Par exemple, l’allocation d’eau par personne et par jour dans la colonie de Ro’i, dans la vallée du Jourdain, est de 431 litres, alors que dans le village bédouin adjacent d’Al-Hadidiyah, ce chiffre n’est que de 20 litres, soit un cinquième du minimum recommandé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

À Masafer Yatta, mes voisins sont obligés d’investir la majeure partie de leur argent dans le transport d’onéreux conteneurs d’eau du fait qu’on les empêche de se raccorder à la distribution d’eau, efficace et bon marché. Selon la Banque mondiale, les dépenses mensuelles pour la consommation d’eau s’élèvent à 1 744 NIS par mois, ce qui représente environ la moitié de l’argent qu’une famille dépense mensuellement. Dans les colonies voisines, pendant ce temps, les dépenses mensuelles d’une famille en eau sont en moyenne de 105 NIS – moins de 1 pour 100 du total de ses dépenses.

Cette situation n’est pas venue par hasard. Israël exerce un contrôle total des ressources d’eau entre la Méditerranée et le Jourdain, et ces mesures discriminatoires reflètent des motivations politiques : À Masafer Yatta, cette motivation consiste à forcer les Palestiniens à s’en aller tout en étendant les colonies israéliennes. Provoquer délibérément la soif est l’un des moyens d’y arriver.

 

« Nous regardions, incapables de faire quoi que ce soit »

« Les dernières chaleurs nous ont beaucoup affectés »,

dit Hamda, un berger du village de Susiya, dans les collines du sud d’Hébron.

« On a l’impression de suffoquer et c’est difficile à supporter. Je vis dans une chambre en tôle, comme bien des personnes ici dont les maisons sont régulièrement démolies par l’armée. La chaleur vous tue, quand vous vivez dans une pièce en tôle. Tout l’endroit est surchauffé. »

 

23 juillet 2009. Les Palestiniens pompent de l’eau à une source naturelle, dans la vallée du Jourdain, en Cisjordanie. (Photo : Keren Manor / Activestills)

23 juillet 2009. Les Palestiniens pompent de l’eau à une source naturelle, dans la vallée du Jourdain, en Cisjordanie. (Photo : Keren Manor / Activestills)

 

Derrière le logement de Hamda, une organisation de défense des droits humains a installé des panneaux solaires. Les hauts poteaux électriques le long de la route, qui relient les colonies toutes proches, passent exactement près de son logement, mais il lui est interdit de s’y connecter. À l’instar du reste des résidents du village, il compte sur l’énergie solaire ou sur des générateurs.

“L’été, durant une bonne partie de la journée, nous n’avons pas de courant »,

explique Rana, la sœur de Hamda.

« Lors de la dernière vague de chaleur, nous n’avions pas d’électricité pendant 14 heures, si bien que nous ne pouvions utiliser de ventilateur pour rafraîchir la pièce. Nous avons également besoin d’électricité pour amener avec un tuyau de l’eau du puits jusqu’au centre du village, vers un réservoir à eau tout près de notre maison. Sans électricité, c’est impossible et, lors des vagues de chaleur, nous avons besoin de plus d’eau encore. »

S’occuper de l’eau est une préoccupation quotidienne, ennuyeuse et incessante, disent les résidents de Masafer Yatta. Sous la forte chaleur, les moutons et autres bêtes ont également besoin de plus d’eau, mais le soleil chauffe l’eau stockée dans les réservoirs, ce qui fait que les animaux rechignent à la boire. De plus, dans les villages palestiniens comme celui-ci, l’armée détruit les réservoirs d’eau et va même jusqu’à sceller les puits et les citernes d’eau de pluie avec du béton, parce que le moindre usage d’une infrastructure hydraulique est considéré comme illégal par le régime militaire.

Fin juillet, il a été rapporté que des fonctionnaires israéliens de l’Administration civile – le bras bureaucratique de l’occupation – avaient versé du béton dans les puits d’eau au sud d’Hébron. Les images choquantes ont circulé largement dans les médias sociaux et ont suscité l’indignation dans le monde entier, mais cela reflète une politique généralisée : Au cours de l’année 2022, dans la seule localité de Masafer Yatta, l’armée a détruit sept citernes d’eau et des douzaines de réservoirs.

« Les citernes à eau ont une valeur émotionnelle pour nous »,

dit Odey, un berger d’une trentaine d’année originaire du village d’Umm Kusa.

« Je ne souviens, quand j’étais gosse, que j’emmenais les moutons là-bas avec mon père. »

En mai, l’armée est venue dans son village et a détruit les citernes qui s’y trouvaient depuis les années 1980, disent les résidents locaux.

 

27 février 2020. Un bulldozer israélien détruit la grange d’une ferme palestinienne dans la région de Masafer Yatta, en Cisjordanie

27 février 2020. Un bulldozer israélien détruit la grange d’une ferme palestinienne dans la région de Masafer Yatta, en Cisjordanie. (Photo : Wisam Hashlamoun / Flash90)

 

« Les bulldozers sont venus au village, ils ont soulevé des tonnes de cailloux et de saletés et ont tout simplement déversé le tout dans la citerne auprès de laquelle j’ai grandi »,

poursuit Odey.

« Ils ont pris toute l’eau qui était dans le puits et l’ont déversée sur le sol. Il y avait environ 100 mètres cubes d’eau dans chaque puits. Elle était supposée nous durer pour les mois d’été. Et comme ça, tout simplement, en un instant, ils l’ont déversée avant de partir, tandis que nous étions là à regarder, incapable de faire quoi que ce soit. »

« Maintenant, dans cette chaleur, sans les puits à eau de pluie, nous sommes obligés d’embarquer des réservoirs d’eau avec les tracteurs »,

poursuit-il.

« Nous quittons la maison le matin avec le troupeau et ne revenons qu’au soir. Sans ces puits, nous ne disposons d’aucun moyen de nous dépanner. »

 

« C’est cruel »

Ce que ne font pas les interdictions et démolitions de l’armée, les colons le parachèvent. Durant l’année écoulée, il y a eu une augmentation des cas où les colons recouraient à la violence pour empêcher les Palestiniens de Masafer Yatta d’accéder aux rares ressources en eau dont ils disposent.

« En juin, les colons sont venus jusqu’à notre citerne, à quelques dizaines de mètres de ma maison »,

dit Omar Abu Jundiyah, du village de Tuba.

« Ma femme, mes enfants et moi avons vu comment ils ont installé une tente par-dessus la citerne et nous ont ensuite interdit d’approcher. »

« C’est cruel, parce que tout le monde sait que ces colons sont connectés au réseau d’eau – une connexion dont nous ne pouvons que rêver, avec l’eau qui coule d’un tuyau juste dans leur maison et qui leur fournit de l’eau pour leurs champs et leurs moutons »,

poursuit-il.

« N’empêche, ils viennent à notre puits, en retirent l’eau et étanchent la soif de leurs moutons. Quand leurs moutons en ont eu terminé, ils ont déversé toute l’eau sur le sol et ils sont partis. Et nous, assoiffés, nous les regardons faire, avec nos moutons dans les grottes d’où ils ne peuvent sortir. »

 

31 août 2015. Un petit Palestinien boit de l’eau près des décombres de sa maison, démolie par les bulldozers israéliens dans le village palestinien de Jaba, au nord de Jérusalem.

31 août 2015. Un petit Palestinien boit de l’eau près des décombres de sa maison, démolie par les bulldozers israéliens dans le village palestinien de Jaba, au nord de Jérusalem. (Photo : Flash90)

 

La semaine dernière, des colons sont entrés à Tuba et se sont emparés de la citerne d’eau de la famille Awad, en interdisant l’accès aux résidents. Quand les soldats sont arrivés, ils ont chassé les Palestiniens en prétendant qu’ils se trouvaient dans une zone de tir de l’armée, mais ils ont permis aux colons de rester. L’explication de l’armée, à la suite à l’incident, disait que les colons avaient « coordonné leur arrivée » dans la zone et que, de ce fait, ils avaient reçu la permission des soldats.

L’un des endroits en Cisjordanie où cet apartheid de l’eau est particulièrement visible est le village d’Umm al-Kheir, situé à quelques mètres à peine de la colonie de Carmel, construite sur des terres détenues en propriété privée par des résidents palestiniens. Une mince clôture sépare les villas de Carmel, où l’eau coule en abondance, et les cabanes du village bédouin, où il est interdit de construire et que l’armée empêche de se raccorder à la distribution d’eau.

Par conséquent, sur la même colline, Israël fait en sorte qu’il y ait deux catégories de personnes : l’une qui reçoit du soutien pour se mettre à l’abri de la crise du climat, et l’autre qui est censée souffrir de cette crise en se voyant activement refuser les moindres ressources par l’autre.

« C’est l’été le plus pénible que nous ayons vécu depuis des années », dit Awdah Hathaleen, un résident d’Umm al-Kheir.

« Je vois réellement comment cela affecte la population et les animaux. Il n’y a pas de conditionnement d’air, naturellement, parce qu’il n’y a pas d’électricité, et même les réfrigérateurs ne peuvent fonctionner toute la journée. »

« Les bergers sont forcés de rester chez eux du fait qu’ils ont peur de se déshydrater et de ne pas avoir d’eau à boire »,

poursuit-il.

« Et, du fait que nous restons chez nous, nous devons acheter de la nourriture pour le troupeau, ce qui coûte des tas d’argent. Nous n’avons pas assez d’eau pour les gens ici et, dans ce cas, comment en aurions-nous assez pour les animaux et pour les plantes ? »

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Basel Adraa est activiste, journaliste et photographe. Il est originaire du village d’a-Tuwani, dans les collines du sud d’Hébron.

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Publié le 13 août sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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