Jénine : Les fusils des camps
Rapport spécial du réseau Samidoun depuis la Palestine occupée
Introduction : La confrontation incessante
Vingt ans après la Seconde Intifada, l’ennemi n’imaginait pas que l’unité des forces spéciales qui allait envahir Jénine pour assassiner Jamil Al-Amouri et son compagnon en juin 2021 allait servir d’outil involontaire de l’histoire. Cet événement devait déclencher la mobilisation de centaines de fusils apparus le même jour pour annoncer le début de l’étape de la phase de libération de la Cisjordanie.
À la suite de l’assassinat de Jamil Al-Amouri, l’ennemi répéta son erreur à de nombreuses reprises en annonçant des campagnes militaires de destruction qui allaient transformer les rues du nord de la Cisjordanie en une terre fertile pour y planter des engins explosifs. La plus récente de ces opérations fut baptisée « Camps d’été » et vit la mort du dirigeant Abu Shujaa. L’opération rencontra une résistance acharnée et fut appelée « la terreur des camps ». L’agression débuta le mercredi 28 août 2004 à 2 h du matin. À l’aube, les bombardements aériens avaient déjà fait 10 martyrs, parmi lesquels des combattants de Jénine et de Tubas. Zakaria Zubeidi fait remarquer dans sa thèse de maîtrise intitulée « Le chasseur et le dragon : La poursuite de l’expérience palestinienne, 1968-2018 », que l’ennemi désigne intentionnellement ses opérations de noms visant à saper le moral des Palestiniens. Au cours de la Seconde Intifada, par exemple, il avait donné à ses attaques militaires contre Jénine des noms comme « Collecte des déchets », « La chasse au rat noir », « Le château de cartes », « L’effondrement de la pyramide », « Les larmes du dragon » et même « Un voyage coloré », lorsque la ville de Ramallah avait été bombardée en 2002. Ces diverses opérations avaient eu lieu après l’opération « Bouclier défensif ». Quelques mois à peine après « La terreur des camps », l’Autorité palestinienne avait lancé sa campagne sécuritaire dénommée « Protection de la patrie », qui avait pour objectif la destruction du camp de réfugiés de Jénine.
« Protection de la patrie » : la destruction du camp
L’agression dénommée « Protection de la patrie » a débuté le 9 décembre 2024 et s’est soldée jusqu’à présent par les martyres de la journaliste Shatha Al-Sabagh, du combattant recherché Yazid Ja’ayseh, de Mohammed Al-Jalqamousi et de son fils Qasem, de Mohammed Abu Labda, de Majd Zaidan, de Ribhi Al-Shalabi, du garçon Mohammed Al-Amer et de Sa’ida Abu Bakr. La campagne longue d’un mois à consisté à faire le siège du camp de réfugiés de Jénine, à arrêter des journalistes, dont Obada Tahaineh et Jarrah Khalaf, et à arrêter également 247 jeunes hommes de Jénine, si l’on s’en réfère aux chiffres des services de sécurité. Elle a également interdit à Al Jazeera de couvrir et de retransmettre des événements, elle a déployé des snipers sur les toits des maisons, positionné des véhicules blindés, occupé des hôpitaux, terrorisé les habitants avec des gaz lacrymogènes, réprimé violemment des manifestations ou des mouvements de solidarité, lancé une campagne de diffamation dans les médias, réduit des dissidents au silence et puni toute personne qui soutenait la résistance.
L’aspect peut-être le plus extraordinaire et surprenant réside dans l’idée d’utiliser des Palestiniens pour imposer un siège à un camp de réfugiés – un phénomène absolument sans précédent dans l’histoire de la Palestine. Alors que cette histoire est émaillée d’exemples de sièges tragiques, tels ceux de Tal Al-Zaatar, Sabra et Chatila, la Guerre des camps et le blocus de Gaza depuis 1967, de même que les sièges répétés des camps de Cisjordanie au cours des années 1980 et les batailles de la Seconde Intifada, il s’agit ici du premier exemple d’un siège mené par des Palestiniens contre un camp de réfugiés. Dans cette agression contre le camp de réfugiés de Jénine, l’Autorité palestinienne s’est surpassée et a assumé le rôle joué historiquement par les ennemis du peuple palestinien.
Depuis le lancement du projet de l’Autorité palestinienne, le discours à propos de l’État et de la citoyenneté a occupé un espace significatif dans la société palestinienne de Cisjordanie et de la bande de Gaza. À la fin des années 1990, des programmes universitaires furent instaurés afin d’enseigner les droits humains, le droit et la démocratie, et ont vit apparaître en même temps des organisations et des institutions promouvant la citoyenneté, les libertés et les droits humains, telles la Coalition indépendante pour les droits humains (1993) et la Coalition pour l’intégrité et la responsabilisation (AMAN – 2000). D’après le Bureau central palestinien de la statistique, il n’y a pas moins de 10 637 avocats et juristes qui travaillent, en Cisjordanie, outre les centaines de diplômés en droit, en droit international et en droits humains qui sortent chaque année des universités palestiniennes.
Malgré cela, l’agression a montré que l’Autorité palestinienne a complètement démantelé le cadre juridique, annulant les concepts de citoyenneté, le droit à la vie, la possibilité de procès honnête et tous les accords contre la torture, ainsi que les libertés d’opinion et d’expression. L’agression a commencé sous le prétexte de cibler les « hors-la-loi », mais les actions ont d’abord instauré une situation de chaos et d’absence de loi imposée par l’Autorité même. Elle a assiégé des milliers de réfugiés civils, coupant l’électricité, l’eau, le carburant, les vivres, supprimant la liberté de mouvement, l’enseignement et l’accès aux soins de santé. Parmi les pratiques violentes figuraient tueries, arrestations arbitraires, tabassages, humiliations et incendies de maisons. L’Autorité palestinienne s’appuyait sur sa base populaire, composée avant tout de membres du mouvement Fatah, pour tenter d’imposer son agenda politique qui accompagnait l’agression contre le camp de réfugiés de Jénine via des intimidations et le recours à la violence contre les habitants, comme on l’a vu à l’Université nationale An-Najah, à l’Université de Birzeit et dans plusieurs villes et villages. Le tout fut également accompagné de déploiements de violence et de menaces au cours des célébrations d’anniversaire du Fatah.
Les meurtres du martyr Rabhi Al-Shalabi, du combattant recherché Yazeed Ja‘aysa et de la journaliste Shatha Al-Sabagh (la sœur du martyr du Hamas Moatasem Billah Sabagh) ont révélé l’intention délibérée sous-tendant ces homicides et exécutions prémédités dans le cadre des objectifs d’agression en vue d’imposer le contrôle via des bains de sang. Bien qu’en août 2024 l’Autorité palestinienne ait annoncé son intention de constituer une délégation pour aller visiter Gaza dans une tentative de mettre un terme à la guerre génocidaire, son incapacité à fournir la moindre assistance à Gaza et les changements qui se sont produits sur les fronts de soutien l’ont poussée à participer directement à l’agression contre le peuple palestinien plutôt que de lever le siège imposé à ce dernier. Au lieu d’envoyer une délégation à Gaza, l’appareil sécuritaire de l’Autorité s’est mis à assiéger le camp de réfugiés de Jénine et à tuer ses habitants.
En outre, le discours de l’Autorité palestinienne peut être classé comme de l’auto-tromperie envers soi-même et le peuple palestinien, en justifiant une violence qui ne peut se justifier. Les tentatives de l’Autorité en vue d’endiguer la résistance dans le nord ont persisté depuis son apparition en 2021. Ces efforts ont culminé au moment où le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas a annoncé qu’il allait visiter le camp de réfugiés de Jénine au lendemain de l’agression israélienne de juillet 2023. Bien que ce genre de visite n’ait aucune valeur pratique dans le renforcement de la résilience du camp, l’Autorité a estimé que combattre la résistance était une plus grande priorité – ou, du moins, c’est ce que lui ont fait savoir les administrations américaine et israélienne.
Le discours sur les « hors-la-loi » représente le summum de cette auto-tromperie. Tout d’abord, de quelle loi parlons-nous ? Pourquoi les colons qui incendient les villages et accaparent la terre ne sont-ils pas considérés comme des « hors-la-loi » et pourquoi les véhicules blindés de l’Autorité ne protègent-ils pas les Bédouins de la vallée du Jourdain ou de Masafer Yatta ? De plus, qualifier des réfugiés assiégés – dont un grand nombre sont des fugitifs et des parents de martyrs, de prisonniers et de blessés – de « hors-la-loi » s’aligne sur le discours israélien à l’encontre de la résistance. Cette rhétorique déforme les symboles de la société palestinienne, lesquels culminent par le martyre de Mohammed Jaber (Abu Shujaa), qui fit l’objet d’une diffamation et d’une propagande intensives jusqu’au moment où il fut assassiné par l’ennemi israélien le 28 août.
La répression du journalisme – une politique de répression qui viole les droits humains – soulève la question que voici : Que peuvent couvrir les journalistes à Jénine en ce moment ? Après l’interdiction de toute couverture médiatique, bien des journalistes se sont posé la question logique : Qu’allons-nous filmer ? La clarté du ciel en dépit de ces fumées s’élevant de nulle part ? Ou les rues vides pour des raisons inexplicables ? Condamner la résistance de Jénine via la rhétorique sur les « hors-la-loi » contredit le discours palestinien, particulièrement en ce qui concerne le rôle de Jénine dans la conscience palestinienne. C’est sur le sol de Jénine que le révolutionnaire arabe syrien Izz al-Din al-Qassam et bon nombre de membres de son organisation armée tombèrent en martyrs en 1935, alors qu’ils combattaient le colonialisme britannique.
Les récits du Bataillon : « C’étaient des jeunes qui croyaient en leur Seigneur, et nous les avons rendus plus forts encore en les guidant »
Dans sa thèse de maîtrise, Zakaria Zubeidi faisait remarquer que le concept de « continuité » est une caractéristique permanente dans le vocabulaire de la lutte palestinienne. La continuité représente la rébellion contre le temps et l’espace coloniaux en misant sur la vie même. En ressortant des biographies et des témoignages, Zubeidi concluait que le fugitif en tant que « martyr vivant » jouait un rôle incontournable dans la progression des mouvements révolutionnaires du monde entier et ce, tout au long de l’histoire. Quand Zubeidi, fugitif lui-même, écrivit ces mots inspirés par l’héritage des martyrs et des combattants de la liberté, il n’aurait pas imaginé que, quelques années plus tard à peine, son jeune fils Mohammed allait devenir l’un des fugitifs les plus éminents, finalement assassiné sans avoir pu être embrassé par son père.
Quand un journaliste avait interrogé le martyr Mohammed Shalabi sur la volonté féroce des combattants de la résistance à s’engager dans le combat même si cela devait les mener au martyre, il avait répondu que, en fait, la férocité émanait de l’ennemi même.
« La résistance aujourd’hui combat l’ennemi le plus acharné de l’histoire, équipé qu’il est de capacités destructives sans précédent qu’il utilise quotidiennement contre les Palestiniens à Gaza. »
Le martyr Mohammed Shalabi, un avocat de Silat Al-Harthiya, était titulaire d’un diplôme de droit de l’Université de Jordanie et d’une maîtrise en droit international de l’Université américaine de Jénine. Il a décidé de rejoindre le bataillon et il a fini en martyr sur la route d’al-Quds, le 3 mars de l’an dernier.
Wissam Khazem, un martyr de la résistance de nationalité norvégienne, vivait en Norvège depuis dix ans. Il était ingénieur, marié et avait des enfants. Il avait décidé de rallier la résistance sous le mot d’ordre « Exister, c’est résister », qui était gravé sur son fusil. Il est le cousin du martyr Raad Khazem, qui avait effectué l’opération de Tel-Aviv le 7 avril 2022, et du martyr Nidal Khazem, le commandant des Brigades Qassam, assassiné par une unité spéciale en compagnie de Yousef Shraim le 16 mars 2023. Wissam est mort en martyr le 30 août 2024, après que sa voiture a été ciblée dans la ville d’Al-Zababdeh alors qu’il était en compagnie du prisonnier libéré Maysara Musharqa et d’Arafat Al-Amer.
Arafat Al-Amer n’a jamais été égalé dans sa loyauté envers les martyrs. Après le martyre d’importants dirigeants et fondateurs tels Mohammed Hawashin, Mohammed Zubeidi, Islam Khamaiseh, Ahmed Barakat, Wi’am Hanoun, Aysar et Ayham Al-Amer, certains se sont mis à avoir peur et à hésiter de continuer sur cette voie. Toutefois, la dévotion d’Arafat Al-Amer était sans égale. Quand il ravivait le souvenir d’un ou l’autre martyr, des larmes lui venaient aux yeux et il se disait très impatient de pouvoir les rejoindre.
Quant à la toute jeune martyre Lujain Musleh, sa dernière apparition a eu lieu à la fenêtre de son domicile à Kafr Dan, le 4 septembre, quand les soldats ennemis l’ont abattue d’une balle dans la tête à l’âge de 16 ans. Son père rappelle que, depuis l’âge de 10 ans, elle avait toujours souhaité finir en martyre. Chaque fois qu’elle voyait le cortège funèbre d’un martyr dans sa ville de Kafr Dan, à Jénine ou à Gaza, elle disait : « J’aimerais vraiment avoir un cortège comme celui-là. »
Les zones rurales que l’ennemi a tenté de neutraliser ont servi d’environnement de soutien au bataillon, dans le camp de Jénine. Elles ont provoqué un tel épuisement chez l’ennemi qu’il a dû recourir à l’emploi d’armes aériennes pour cibler le martyr Laith Shawahneh au village de Silat Al-Harthiya. Le Bataillon de Tubas, lui aussi, a sacrifié ses meilleurs combattants comme martyrs, parmi lesquels Mohammed Zubeidi, Ahmed Fawaz, Qusay Abdul-Razzaq, Mohammed Abu Zagha (du camp de Jénine), Mohammed Awad et Mohammed Abu Zeina. Quelques jours plus tard, plusieurs jeunes combattants de la famille Sawafteh ont suivi, dont Mohammed Sawafteh, Majd Sawafteh, Yassin Sawafteh et Qais Sawafteh, ainsi nommé d’après le martyr Qais Adwan — l’un des combattants des Brigades Qassam, à l’Université d’An-Najah, devenu martyr le 4 avril 2002.
Talabah Bsharat, un lycéen, a fabriqué quotidiennement des engins explosifs jusqu’à la date du 11 septembre, où il a été tué par un drone qui l’avait ciblé en même temps que trois autres jeunes gens, à proximité de la mosquée Al-Tawheed de Tubas. Quant aux martyrs Mohammed Abu Talal (Harboush) et Amjad Al-Qanari, lors de l’opération « Camps d’été », ils avaient dressé une embuscade dans le quartier d’Al-Damj, au camp de Jénine, tuant un officier de l’armée d’invasion et blessant plusieurs autres militaires.
Conclusion
Dans son livre « La grande bataille du camp de Jénine : l’histoire vivante », Jamal Huwail avance dans sa conclusion l’idée que la défaite militaire subie à la fin de la bataille doit être lue à la lumière de la défaite plus large encourue en dehors du camp, et plus spécifiquement dans le cadre de la doctrine du projet national de l’Autorité palestinienne.
Initialement, la direction de l’appareil sécuritaire ne participait pas à l’élaboration des plans de défense du camp. Cette responsabilité avait été laissée aux combattants de la résistance et à certains membres des forces sécuritaires s’appuyant sur une expérience minimale dénuée de préparation scientifique. En ce qui concerne l’armement, l’Autorité, même au moment de la Seconde Intifada, n’a pas armé la résistance au point qu’elle empêchait les armes entreposées au QG des services de sécurité de parvenir aux combattants de la résistance. À la veille de l’invasion sioniste du camp, la résistance ne disposait que d’un seul projectile RPG (pour lance-roquette, NdT).
Durant la bataille, et au moment où la résistance a éprouvé un sentiment de victoire à la suite d’une embuscade qui avait tué 13 soldats sionistes, des appels de certains dirigeants de l’Autorité avaient été lancés en faveur de la reddition, en arguant de la futilité qu’il y avait de poursuivre le combat, et même de participer à la guerre psychologique. À la fin, Abu Jandal fut exécuté le douzième jour.
La principale différence entre la bataille de 2002 et l’actuelle expérience du Bataillon de Jénine réside dans la réalité selon laquelle la résistance est aujourd’hui directement assiégée par l’appareil sécuritaire palestinien. Non seulement l’Autorité s’est abstenue de soutenir la résistance, mais elle œuvre activement pour l’attaquer, depuis des années, et cette situation a culminé avec l’agression en cours, qui dure depuis plus d’un mois et qui est marquée par un siège direct tant militaire que politique. Quant au second facteur, il consiste en la décision du bataillon de faire face jusqu’à la fin, une tactique qui provient des forces de la résistance à Gaza, qui ont puisé dans le profond héritage et la puissance régionale à la tête de laquelle on trouve les forces armées yéménites. Le Yémen a développé des technologies et des théories de combat capables d’affronter les armées des États les plus puissants du monde.
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Publié le 12 janvier 2024 sur Samidoun
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine