La génération mshahar de Gaza

Durant cette guerre, quand je m’ennuie, je vais dormir.

Mais, ensuite, un bombardement me réveille vers l’aube et je ne m’ennuie plus. Les explosions sont si proches que je suis tout assourdie pendant quelques minutes, capable seulement d’entendre dans mon oreille un bourdonnement qui ne cesse plus d’envahir mon cerveau.

 

La génération Mshahar. Photo : La sœur de l'auteure et son ami pendant le Ramadan dans la ville de Gaza, en mars 2024.

La sœur de l’auteure et son ami pendant le Ramadan dans la ville de Gaza, en mars 2024. (Photo : Nowar Nabil Diab)

 

Nowar Nabil Diab, 19 mai 2025

Durant ces moments qui suivent un bombardement, je passe par trois phases.

La première, c’est celle du regard silencieux et effrayé. Je suis sonnée. Je ne me mets debout que pour m’asseoir à nouveau, parce que mes jambes ne peuvent plus porter le poids de mon corps. J’essaie d’assimiler ce qui se passe, mais l’esprit conscient est protecteur et ne veut pas que je pousse plus avant.

La phase suivante fait ressortir un autre mécanisme d’adaptation : prendre la situation à la légère avec humour. Quelle surprise que ce bombardement ! Si ma petite sœur est dans la pièce, nous dirons que l’explosion a été provoquée par un ballon ou par un pneu de voiture qui a éclaté.

D’autres fois, nous prétendons que le bombardement n’a rien du tout d’un problème.

La dernière phase, c’est l’oubli. Je fais comme si le bombardement n’avait pas eu lieu et je continue, imperturbable.

 

Mshahar

La plupart des mes journées, je les vis dans un état mshahar.

Mshahar est un mot en dialecte palestinien, propre à Gaza, qui signifie misérable ou terriblement malchanceux. C’est le sentiment d’être pourchassée en permanence par la malchance. Maman ne cesse de dire que nous sommes une génération mshahar – nous sommes nés quand la vie s’effondrait. Cela décrit parfaitement les Palestiniens parce que la guerre et la douleur ne nous laissent jamais seuls.

Israël a rompu le cessez-le-feu à la mi-mars et la guerre est revenue, bien qu’elle ne se soit jamais vraiment terminée – plus d’une centaine de personnes ont été tuées par les frappes israéliennes pendant le « cessez-le-feu » et les drones ne sont jamais partis.

La génération mshahar. Photo : Des graffiti sur un bâtiment à Gaza même, au cours d'une des nombreuses évacuations de l'auteure. (Photo : Nowar Nabil Diab)

Des graffiti sur un bâtiment à Gaza même, au cours d’une des nombreuses évacuations de l’auteure. (Photo : Nowar Nabil Diab)

 

Mais, avec l’interruption du cessez-le-feu, sont revenus la torture des sirènes, les ébranlements du sol, le retour à l’état mshahar. La liste des martyrs s’est allongée, allant jusqu’à plus de 1 900 en à peine un mois. Tout recommençait.

Israël a sorti des ordres d’évacuation pour le quartier d’al-Mukhabarat, à Gaza, où je vis avec ma mère et un frère plus jeune. Nous partons pour al-Nasser, un autre quartier de Gaza où vit mon oncle.

Je n’ai guère remarqué de différence entre les deux quartiers. C’était mshahar partout. Dans notre quartier, on voyait des sacs et des couvertures empilés, des gens qui portaient leur vie dans des sacs et qui avaient l’air désespérés. À al-Nasser, les gens n’évacuaient pas mais ils avaient l’air tout aussi désespéré, en longeant les échoppes de marché invariablement vides.

Nous sommes retournés à notre petite maison d’al-Mukhabarat le même jour parce qu’il était clair que nous n’allions pas nous construire une nouvelle vie une fois de plus.

Ta’aqlom

Al-Mukhabarat est un quartier anéanti. On y voit plus de décombres que de gens. Le gris des décombres recouvre même le ciel. Nous avons tenté de créer un joli foyer ici, avec autre chose à voir que des décombres. Nous avons planté des fleurs et même disposé quelques plaques de gazon artificiel que nous avons trouvées.

C’est ce qu’à Gaza nous appelons ta’aqlom : s’adapter à sa façon à une situation difficile, vivre avec quelque chose et s’y habituer. Ce qu’on pourrait appeler tenter de s’en sortir comme on peut.

La photographie est une autre méthode de ta’aqlom. C’est la seule chose qui me permet de continuer à respirer, saine d’esprit et en vie. Tout au long des évacuations, j’ai pris des photos, tentant d’admirer la beauté dans chaque quartier, malgré la destruction. J’ai vécu au travers de ma lentille en choisissant ce que je voulais voir.

C’est mon style de ta’aqlom.

Unbâtiment détruit à Gaza, aperçu lors d'une des nombreuses évacuations de l'auteure. (Photo : Nowar Nabil Diab)

Un bâtiment détruit à Gaza, aperçu lors d’une des nombreuses évacuations de l’auteure. (Photo : Nowar Nabil Diab)

 

Gaza est une si petite ville. Elle est complexe et résiliente et sa beauté se dissimule dans ses imperfections. Vous maudissez chaque minute que vous y passez mais elle vous manque dès l’instant où vous vous en allez. Même si, en ce moment précis, vous désirez vraiment partir.

Parfois, je pense que la seule beauté restée à Gaza est du genre de celle que vous créez en pensée, par le biais de vos propres observations. C’est une façon de vous amener à vous sentir un peu mieux.

Je prends des photos avec mon téléphone, un Samsung, et cela m’a aidée à voir la beauté de Gaza qui, si vous vous entraînez à la voir et à la regarder de près, n’a pas de limite.

Mais, désormais, la beauté que je découvre est d’un genre différent, d’un genre douloureux. Elle se cache dans la misère des gens, qui me brise le cœur. C’est la sensation d’al-fajaa – de tragédie – l’insupportable combinaison du chagrin et de l’agonie.

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Nowar Nabil Diab est écrivaine et photographe. Elle vit à Gaza.

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Publié le 19 mai 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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