Le camp de Beddawi : les FAL et leur stratégie de la destruction et de l’endiguement

Le 8 novembre, les habitants du camp de réfugiés palestiniens de Beddawi, dans le nord du Liban, ont spontanément organisé un sit-in pour protester contre la fermeture en cours par les Forces armées libanaises (FAL) des entrées « non officielles » du camp, une mesure qui n’a cessé de s’intensifier ces six derniers mois. Bien que pacifiques, les protestations ont été accueillies par un important déploiement des FAL. Les gens ont mis en garde contre le fait que la fermeture de ces routes allait aggraver la vie quotidienne et la situation économique déjà très pénible du camp.

 

 

Bassel Akkawi, 17 novembre 2025

 

En mai 2025, le président Mahmoud Abbas de l’Autorité nationale palestinienne (AP), était allé au Liban pour y rencontrer le président Joseph Aoun et le Premier ministre Nawaf Salam. Abbas avait promis que les factions palestiniennes au Liban seraient désarmées afin d’ouvrir la voie à un contrôle total de l’État libanais sur les camps. Une date limite avait été fixée à juin 2025, mais elle n’avait été respectée : l’AP s’attendait à ce que les FAL entrent de force dans les camps pour s’y emparer des armes, alors que les autorités libanaises insistaient pour que l’AP convainque elle-même les factions de les céder volontairement.

Puis, en août, Yaser, le fils d’Abbas, débarquait au Liban pour superviser le dossier du désarmement. Des vidéos apparaissent bien vite depuis les camps de Burj al-Barajneh et de Rashidiyeh, dans le cadre de la « première phase » du désarmement, et montrant de petits véhicules de type pick-up chargés de quantités insignifiantes d’armes légères. Ce spectacle n’a pas manqué de susciter une hilarité quasi générale.

En réalité, les factions palestiniennes au Liban ont déjà subi un désarmement important en 1990, à la suite de l’accord de Taëf. Ce qui reste, ce sont de petites armes de protection personnelle – rien de bien neuf, puisque ces armes sont répandues au Liban dans toutes les organisations politiques et même chez des personnes privées. L’actuel « plan de désarmement » est par conséquent une fabrication politique destinée à légitimer la répression accrue et la sécurisation des camps tout en évitant toute discussion autour du fait que les Palestiniens se voient refuser leurs droits civils. Les factions palestiniennes ont répondu en répétant leur sempiternelle demande : les droits civils doivent passer avant toute poursuite du désarmement.

Le prétendu plan de désarmement n’est qu’un simulacre politique concocté dans le but de fabriquer un consentement à des mesures plus répressives et un durcissement de l’emprise sécuritaire à l’encontre des camps de réfugiés palestiniens au Liban, tout en continuant de refuser d’aborder la question du refus d’octroi de droits civils aux Palestiniens résidant au Liban. D’où la réponse des factions palestiniennes, demandant que les Palestiniens se voient accorder leurs droits civils essentiels en échange de leur désarmement.

Cette poussée répressive est renforcée par une campagne médiatique parallèle dépeignant les camps de réfugiés comme des repaires de criminels. Certains médias ont même exploité le meurtre le mois dernier d’Elio Ernesto Abu Hanna à Chatila (commis par un garde de l’AP) pour plaider en faveur du désarmement des factions de la résistance palestinienne, bien que l’AP soit une partenaire des autorités libanaises et de l’extrême droite libanaise dans leur offensive contre la résistance palestinienne.

Le durcissement du siège économique

Les blocages aggravent une situation socioéconomique déjà très pénible. Les Palestiniens au Liban restent privés du droit à la propriété, exclus de la pratique de 70 professions, les bénéfices de la sécurité sociale leur sont refusés et ils dépendent fortement des rapatriements de fonds. L’économie libanaise, à son tour, tire substantiellement parti de ces rapatriements de fonds et de la main-d’œuvre palestinienne.

L’apartheid économique imposé aux Palestiniens aux Liban a permis historiquement à la bourgeoisie libanaise de les exploiter du fait qu’ils constituent une main-d’œuvre bon marché, surtout dans la construction et dans l’agriculture, des secteurs dans lesquels les Palestiniens ne sont pas obligés d’avoir des permis de travail. À ce jour, le secteur de la construction à Tripoli dépend grandement des travailleurs palestiniens du camp de Beddawi.

Le blocage des entrées perturbe le mouvement à l’intérieur et autour du camp : des trajets qui naguère demandaient cinq minutes requièrent désormais jusqu’à une demi-heure. Les étudiants qui vivent dans les extensions du camp doivent parcourir des chemins plus longs, plus encombrés pour se rendre à leurs cours. Les entreprises sont confrontées à des coûts de transport plus élevés ainsi qu’à des obstacles logistiques. Le transport depuis et vers Tripoli, crucial pour l’emploi, le commerce et les soins médicaux, s’est ralenti et coûte plus cher.

Ces restrictions sont particulièrement dangereuses, d’autant plus que le définancement délibéré de l’UNRWA se traduit surtout par une pénurie accrue des services dans les camps. Beddawi n’a qu’un petit hôpital et deux cliniques ; un grand nombre de spécialités médicales ne sont disponibles qu’à Tripoli. Les blocages routiers peuvent retarder les soins d’urgence et compliquer le traitement chronique de milliers de personnes.

Cette situation affecte également les habitants des zones voisines, comme Wadi al-Nahleh, une petite ville située en bordure du camp. Les FAL ont fermé l’entrée du camp du côté de Wadi al-Nahleh, ce qui affecte également les habitants de cette dernière, qui visitaient régulièrement le camp pour leurs achats sur le marché, dans les pharmacies et dans d’autres commerces que l’on ne trouve pas en ville.

Les jours à venir sont entourés d’incertitude, pour les habitants du camp. Chez beaucoup, l’escalade de la répression rappelle de sombres souvenirs, dans un pays où les Palestiniens sont confrontés à un racisme et une ségrégation institutionnels et administratifs et sont souvent utilisés comme boucs émissaires pour justifier les maux et les échecs de l’État libanais, imputables aux mêmes forces politiques et médiatiques qui sont en fait les vraies responsables de ces maux.

L’État libanais, la droite fasciste libanaise et leurs suzerains impérialistes américains attendent tous des Palestiniens au Liban qu’ils renoncent à toutes protections pour céder aux mesures répressives auxquelles ils sont soumis et ce, sans la moindre garantie tangible en retour. Toutefois, l’histoire a montré chaque fois, de Sabra et Chatila à Nahr al-Bared, qu’on ne peut ni ne doit faire confiance aux impérialistes américains et à leurs marionnettes locales.

La contre-insurrection comme prétexte de sécurisation

Les actuelles fermetures de routes sont en cours depuis six mois, mais les FAL ont accéléré leurs opérations, ces toutes dernières semaines. Au moins 15 entrées ont été bloquées jusqu’à présent, sans que l’on sache le moins du monde jusqu’où les FAL ont l’intention d’aller.

Le prétexte le plus fréquemment utilisé tant par les autorités que par les médias libanais est que les fermetures ont pour but d’empêcher des fugitifs de chercher refuge dans les camps afin d’échapper à leur arrestation. Ce prétexte fait passer les camps de réfugiés palestiniens en général et Beddawi en particulier pour des foyers d’activités criminelles, une affirmation dénuée de fondement. En fait, bien des zones adjacentes au camp, comme Wadi al-Nahleh ou al-Fawar, sont gangrenées par la délinquance, et cela va du vol minable à la violence des armes à feu. Ces zones ne sont pas soumises aux mesures actuellement imposées au camp de Beddawi.

Mais, même en admettant que ces allégations pourraient être exactes, la création de périmètres de sécurité et le blocage des camps de réfugiés ne sont pas seulement des mesures inefficaces pour combattre le crime, mais elles sont également contre-productives. La chose est parfaitement illustrée par le camp d’Ain al-Helweh à Saïda, qui est entouré par un périmètre de sécurité des FAL et par des check-points qui surveillent et contrôlent toutes les entrées et sorties. Malgré tout ce déploiement, bien des organisations islamiques extrémistes libanaises se sont installées à Ain al-Helweh afin d’éviter l’ingérence des FAL et un grand nombre de fugitifs libanais et non libanais cherchent refuge dans ce camp pour échapper aux arrestations.

« Les camps sont les reflets du crime historique perpétré par les sionistes et les impérialistes contre les Palestiniens. Depuis le début de la lutte armée pour la révolution, les camps sont la cible (…) parce qu’ils sont les témoins de la Nakba. (…) Des camps au Liban ont également été confrontés à des massacres, comme ceux de Tal al-Zaatar et de Nabatiyeh, et ils ont été totalement détruits par les Israéliens (…) Tel est le plan qui cherche à anéantir pour de bon les camps parce que (…) en 1948, quand notre patrie a été occupée et que nous avons été chassés de force, il est resté des témoins. Par conséquent, il est temps aujourd’hui de liquider les seuls témoins qui restent : les camps. Parfois, ce sont les Israéliens qui s’en chargent, parfois ce sont d’autres mains, des mains arabes. »

– Leila Khaled

Le contexte

Le camp de Beddawi a été aménagé en 1955 dans la ville de Beddawi, juste au nord de Tripoli. À l’origine, il était habité par des familles déplacées des villes et villages de Galilée, dans le nord de la Palestine occupée, après avoir d’abord cherché refuge dans le secteur d’al-Mina, à Tripoli. La population du camp a augmenté dans les années 1970, avec l’arrivée de réfugiés palestiniens déplacés de force de camps situés à Beyrouth et dans le Sud-Liban, entre autres, du camp de Nabatiyeh qui a été détruit en 1974 par les Forces d’occupation israéliennes (FOI), et du camp de Tal al-Zaatar, dont les habitants ont été massacrés en 1976 par les milices fascistes libanaises et leurs alliés.

Beddawi a connu son accroissement de population le plus spectaculaire en 2007, avec le déplacement forcé de dizaines de milliers de réfugiés palestiniens du camp de réfugiés de Nahr al-Bared après sa destruction complète par les FAL, qui avaient recouru à une force disproportionnée sous le prétexte de combattre le Fatah al-Islam, une faction sunnite tafkiri armée. Durant cette période, et en trois mois de temps, la population de Beddawi avait considérablement augmenté, passant de 14 000 résidents à peine à plus de 52 000 habitants.

Alors que des milliers de personnes déplacées de Nahr al-Bared retournaient progressivement vers le camp, désormais entouré d’un périmètre de sécurité et de check-points à toutes les entrées, plus de 18 ans après sa destruction, environ un tiers du camp n’a jamais été reconstruit. Par conséquent, de nombreuses personnes ont été obligées de s’établir pour de bon au camp de Beddawi. La population du camp s’est accrue une fois de plus avec l’afflux de réfugiés palestiniens venus de Syrie en 2012, au moment où la guerre en Syrie s’étendait aux camps de réfugiés palestiniens, en endommageant un grand nombre et en détruisant même le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde, celui de Yarmouk, au sud de Damas.

Aujourd’hui, la population de Beddawi est d’environ 40 000 habitants, soit près de trois fois ce qu’elle était avant la destruction de Nahr al-Bared. Afin d’héberger les nouveaux-venus, le camp s’est étendu à la fois verticalement et horizontalement, dépassant ainsi sa superficie « officielle » telle que spécifiée dans le tracé de l’UNRWA. Toutefois, les FAL bloquent les entrées « non officielles » du camp avec des blocs de béton, ce qui isole non seulement le camp des zones avoisinantes, mais l’isole également de ses propres extensions, des zones, en fait, qui sont habitées presque exclusivement par des Palestiniens.

Depuis l’annulation en 1987 des accords du Caire de 1969, il n’y a plus de cadre juridique clair pour réglementer et administrer les camps au Liban. En lieu et place, il y a dans chaque camp au moins un comité populaire constitué à partir des différentes factions et qui administre les camps au niveau interne, et, depuis les accords de normalisation d’Oslo, en 1993, il existe une coordination, mais très défaillante, entre les FAL et l’AP. C’est précisément là que vacille le discours infondé à propos de la sécurisation et que se révèle la véritable nature politique et contre-insurrectionnelle de ces mesures.

Après le cessez-le-feu du 27 novembre 2024 entre la résistance libanaise et Israël, les autorités libanaises et l’AP ont signalé que les camps seraient ciblés par des mesures répressives. L’actuelle direction libanaise, mise en place avec l’approbation des EU après l’offensive israélienne contre le Liban, en 2024, a adopté une position dure contre le Hezbollah. Mais l’incapacité d’Israël à démanteler militairement le Hezbollah a limité l’efficience de la seule pression politique. Cette campagne interne contre la résistance libanaise est reflétée par une offensive menée par l’AP contre les factions palestiniennes et, par conséquent, contre les camps de réfugiés.

Beddawi a joué un rôle remarquable lors des combats de 2024 en hébergeant des milliers de personnes déplacées depuis le Sud-Liban et Dahieh. Cinq jeunes combattants du camp sont devenus des martyrs, dans le sud (Sleiman Imad Sleiman Hasan et Yousef Khalil Mubarak, du FPLP ; Mohammad Khaled Yasin, Tawfiq Mahmoud Zaarura et Mohammad Ali Ayoub, du Hezbollah) et, le 5 octobre 2024, l’armée sioniste a lancé une frappe aérienne sur Beddawi afin d’assassiner le commandant des Brigades Qassam Saïd Atallah, sa femme et leurs deux enfants.

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Publié le 17 novembre 2025 sur al-Akhbar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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