Une géopolitique de gangsters et les plans d’annexion d’Israël

Le plan israélien visant à annexer certaines parties de la Cisjordanie occupée témoigne d’un mépris choquant des lois internationales.

Richard Falk, 13 mai 2020

Trump-Netanyahou : les relations israélo-américaines sont gérées en accord avec une « géopolitique de gangsters »

Washington, 28 janvier 2020.  Donald Trump aux côtés de Benjamin Netanyahou avant d’annoncer son plan pour le Moyen-Orient. [Photo : Reuters/Brendan McDermid]

Nous vivons une époque des plus étrangers. Tout le monde ou presque sera d’accord, à ce propos.

Les existences partout sur la planète sont soit isolées les unes des autres par le Covid-19, soit déchirées par les effets dévastateurs de dislocations sociales et économiques. En de tels moments, il n’est guère surprenant que l’on découvre en même temps le meilleur et le pire de l’humanité.

Pourtant, ce qui semble pire même que ces pressentiments, c’est la persistance d’une géopolitique de gangsters dans ses diverses manifestations.

Au beau milieu de cette crise de la santé, l’intensification des sanctions des États-Unis à l’encontre de pays déjà profondément affectés comme l’Iran et le Venezuela en est un exemple frappant. Cet étalage de la primauté de la géopolitique est mis en exergue par ses rejets de nombreux appels humanitaires, pourtant très médiatisés, en faveur de la suspension des sanctions, au moins pour la durée de la pandémie. Au lieu de suspension et d’empathie, nous découvrons un Washington absolument sourd qui intensifie presque allègrement sa politique de la « pression maximale », en sautant avec perversité sur l’occasion d’accroître encore le niveau de la douleur.

Une autre histoire peu reluisante, c’est la danse macabre israélienne autour de l’illégalité subversive de l’annexion de certaines parties de la Cisjordanie occupée promise par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou.

L’insistance sur le fait que toute annexion du territoire palestinien occupé constitue une violation directe des normes fondamentales des lois internationales ne semble plus être prise au sérieux. C’est peut-être à cause de cela qu’Israël est prêt à procéder à l’annexion sans même tenter de proposer des justifications juridiques de son contournement de la règle, largement appliquée et interprétée de façon rigide, voulant qu’un État souverain ne soit pas autorisé à annexer un territoire étranger acquis par la force.

Cet exemple d’annexion implique en outre un extrême désaveu des lois humanitaires internationales reprises dans la Quatrième Convention de Genève. Elle équivaut à une démarche unilatérale d’Israël visant à modifier le statut de la terre de Cisjordanie de terre occupée depuis 1967 pour en faire une terre sous son autorité territoriale souveraine. Et, de plus, le fait d’envisager une telle annexion défie directement l’autorité des Nations unies qui, via un consensus écrasant permanent, considère la présence d’Israël en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza comme reposant uniquement sur la force et l’occupation, ce qui rend toute modification dépendante au préalable d’une expression autorisée d’un consentement palestinien, par ailleurs très difficilement imaginable en quelque moment que ce soit.

Le « débat » sécuritaire israélien

Pour toutes ces raisons, il n’est pas surprenant que même des poids lourds israéliens, y compris d’anciens patrons du Mossad et du Shin Bet, ainsi que des officiers retraités de l’armée, tirent la sonnette d’alarme. Naturellement, personne dans ce débat interne israélien n’a d’objection contre l’annexion parce qu’elle viole les lois internationales, qu’elle rejette l’autorité de l’ONU ou de l’Union européenne, et qu’elle ignore les droits inaliénables des Palestiniens.

Toutes les objections à l’annexion venant d’Israël même sont articulées autour d’une référence exclusive à une variété de préoccupations concernant de supposés impacts négatifs sur la sécurité israélienne. En particulier, ces personnages critiques, émanant de l’establishment sécuritaire national d’Israël, sont embarrassés parce que cela pourrait déranger les voisins arabes et aliéner un peu plus encore l’opinion publique internationale, particulièrement en Europe. Et, jusqu’à un certain point, ces critiques craignent aussi que ne s’affaiblisse la solidarité des Juifs américains et européens avec Israël.

Le camp pro-annexion du débat politique israélien fait également état de considérations sécuritaires, particulièrement en ce qui concerne la vallée du Jourdain ainsi que les colonies, mais beaucoup moins. Au contraire des critiques mentionnés plus haut, les partisans les plus ardents de l’annexion sont les gens qui revendiquent des terres.

Ils invoquent un droit biblique des juifs sur la Judée et la Samarie (internationalement connues sous le nom de Cisjordanie). Ce droit est renforcé en faisant référence au caractère perçu comme sacré des profondes traditions culturelles juives et des siècles de connexions historiques qui ont toujours existé entre une petite présence juive et ce pays.

De même que les critiques israéliennes concernant l’annexion, ses partisans n’éprouvent pas le besoin d’expliquer, ni même de remarquer, le mépris qu’elle a des doléances et des droits des Palestiniens. Les partisans de l’annexion n’osent pas avancer un argument prétendant que les revendications juives méritent davantage d’être reconnues que ne le sont leurs concurrentes, c’est-à-dire les revendications nationales des Palestiniens, sans nul doute parce que leur cas est vraiment très faible en termes de conceptions modernes de la loi et de l’éthique du droit à revendiquer quelque chose.

Comme ç’a été le cas tout au long du discours sioniste, les doléances et aspirations palestiniennes, et même l’existence d’un peuple palestinien, ne font pas partie de l’imaginaire sioniste, sauf en tant qu’obstacles politiques et entraves démographiques.

Dans un même temps, le sionisme n’a jamais cessé de se montrer tactiquement opportuniste dans l’exposé de l’étendue complète de son projet, au lieu de mettre l’accent sur ce qu’il pourrait obtenir comme étant tout ce qu’il désirerait dans le cadre de certaines circonstances données.

Quand on considère l’évolution de la principale dérive du sionisme depuis ses débuts, l’aspiration à long terme à une marginalisation des Palestiniens dans un seul État juif dominant, regroupant la totalité de la « terre promise » d’Israël, n’a jamais été abandonnée. En ce sens, le plan de partition de l’ONU – alors qu’à l’époque, il avait été accepté comme une solution – est mieux compris comme un tremplin, une première étape vers la récupération d’autant de terre promise que possible. Au cours des cent dernières années, vue selon une perspective sioniste, l’utopie est devenue réalité, alors que, pour les Palestiniens, la réalité est devenue une dystopie.

Une géopolitique de gangsters

La façon dont le prélude à l’annexion est abordé par Israël et les États-Unis est aussi consternant que le gommage sous-jacent des Palestiniens, qui seront rejetés comme une population rebelle qu’il convient de garder morcelée et aussi désunie que possible, de sorte que sa résistance et ses objections puissent être efficacement écartées.

Netanyahou est parvenu à obtenir l’approbation de son plan d’annexion dans un arrangement du gouvernement d’unité avec son rival mué en partenaire de coalition, Benny Gantz. La seule précondition à la proposition qu’il est censé soumettre après le 1er juillet était de conformer les contours de l’annexion aux allocations territoriales reprises dans la fameuse proposition unilatérale, « De la paix à la prospérité », mise en avant par l’administration Trump.

Même sans la révélation du plan de paix de Trump, l’approbation tacite des Américains en faveur de l’annexion pouvait difficilement faire l’objet d’un doute. Elle fait suite au soutien de Trump, en mars 2019, à l’annexion par Israël des hauteurs syriennes du Golan déjà occupées.

Comme on pouvait s’y attendre, l’Amérique de Donald Trump ne crée par de friction, ne chuchote même pas à l’adresse de Netanyahou qu’il doit au moins proposer des justifications juridiques ou des explications en vue de dissiper les effets négatifs de l’annexion sur les perspectives de paix palestiniennes. Au lieu de cela, le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a donné le feu vert à l’annexion de la Cisjordanie même avant qu’Israël ait officialisé sa revendication, déclarant de façon provocatrice qie l’annexion était une question que les Israéliens devaient déterminer eux-mêmes (comme si ni les Palestiniens ni les lois internationales n’avaient quelque importance). Et d’ajouter que les États-Unis allaient communiquer leur avis en privé au gouvernement d’Israël.

Dans un arrière-plan non dévoilé, la dureté de l’initiative de l’annexion semble destinée à neutraliser l’ONU et à émousser les critiques internationales à l’égard d’Israël. On s’attend à ce que l’annexion soit saluée par une forte rhétorique de dénonciation de la part de plusieurs dirigeants européens et, peut-être, du présumé candidat démocratique à la présidence, Joe Biden, mais sans que cela s’accompagne de la moindre poussée sérieuse vers une campagne internationale en vue d’annuler cet accaparement de la terre palestinienne.

Sur base de l’expérience passée, il semble vraisemblable qu’après quelques jours de couverture médiatique, les inquiétudes s’atténueront et le monde continuera à tourner comme avant. Même les Palestiniens, découragés par des années d’attente stérile, semblent souffrir, du moins temporairement, d’une combinaison entre la fatigue de résister et des initiatives de solidarité sans effet.

Une telle évaluation est un signe de plus que les relations israélo-américaines sont gérées en accord avec une « géopolitique de gangsters » et sans accorder la moindre attention aux lois internationales ou à l’autorité de l’ONU. Il s’agit d’un acte hautement méprisable qui repousse les lois et la moralité de côté tout en dégageant par la force un espace politique en vue d’un accaparement de terre.

Il s’ensuit un modèle incroyable de comportement politique aussi bien aux États-Unis qu’en Israël.

Primo, il y a la nature provocatrice de la prétention israélienne à l’annexion. Secundo, il y a la qualification unique selon laquelle Israël doit obtenir un sceau géopolitique d’approbation de la part du gouvernement américain avant d’aller plus de l’avant avec l’annexion. Tertio, il y a la démarche du gouvernement américain repassant la balle à Israël en disant que c’est à Israël qu’il revient de décider de l’annexion et que cela n’empêchera pas Israël de se voir accorder le bénéfice de son opinion privée sur la question, probablement concernant la tactique du timing et de la présentation de la chose et sans la moindre considération pour les questions de principe.

Il existe une mélodie fantôme pour accompagner cette danse macabre. Israël maîtrise son unilatéralisme via un geste de déférence géopolitique et, en prenant de tels grands airs, il agit comme si l’approbation des États-Unis importait un peu plus qu’un simple étalage politique de soutien. Les États-Unis ne mettent pas en question la logique israélienne, mais ils ne veulent pas accepter la responsabilité d’un étalage public d’approbation. Ils déclarent en public qu’Israël est libre d’agir à sa guise, tout en s’abstenant, du moins actuellement, de toute expression en public d’une approbation ou d’une désapprobation à propos de l’annexion.

Quant à savoir si cela causera des problèmes à l’approche du rendez-vous de juillet, c’est improbable, surtout qu’Israël va présenter l’annexion comme une concrétisation partielle des propositions de Trump.

Je soupçonne que le message « privé » des États-Unis sera un message d’approbation discrète, dont Netanyahou dira sans aucun doute qu’il satisfait à l’accord avec Gantz.

Ce qui ressort ici, c’est l’arrogance de la politique d’annexion. Non seulement, les règles et procédures de l’ordre public mondial sont repoussées sur le côté, mais, en outre, le discours interne sur le transfert des droits est appliqué comme si les gens qui en étaient les plus affectés n’avaient aucune importance. Un genre d’ « orientalisme interne », en quelque sorte. Telle est la réalité d’une géopolitique de gangsters.


Publié le 13 mai 2020 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal

Richard Falk est un spécialiste en droit international et relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. A partir de 2002, il a vécu à Santa Barbara, en Californie, et enseigné à la branche locale de l’université de Californie dans le département d’Etudes globales et internationales. Depuis 2005, il appartient au Bureau de la Fondation pour la paix à l’âge nucléaire (Nuclear Age Peace Foundation). En 2008, il a été nommé par l’ONU pour un mandat de six ans en tant que Rapporteur spécial sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens.

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