Un cadre historique pour continuer la solidarité entre Noirs et Palestiniens
Au niveau international, la solidarité entre noirs et Palestiniens est enracinée dans un cadre historique profond, fait de luttes partagées et d’identités collectives qui nous incitent à stimuler encore plus les notions de solidarité internationale
Devyn Springer
Le 5 octobre 1961, dans une lettre adressée à son éditeur, James Baldwin écrit depuis Israël : « Il est devenu très important pour moi d’évaluer ce qu’Israël me fait ressentir. » Poursuivant sa lettre, il se met à décrire le sentiment relationnel que lui apportent ses expériences en Israël, et déclare :
« De curieuse façon, puisque Israël joue le rôle d’une patrie, bien qu’aux abois, vous ne pouvez marcher cinq minutes sans vous retrouver à une frontière, ni parler à personne pendant cinq minutes sans qu’on vous rappelle d’abord le mandat (britannique), puis la guerre – et, bien sûr, toute la situation arabe, en dehors du pays et, par-dessus tout, à l’intérieur, ce qui vous force d’abord à vous faire une idée de la vie humaine, et juste, et erronée, presque aussi rocailleuse que le pays dans lequel je me trouve actuellement – eh bien, pour mener à son terme cette phrase complètement indisciplinée, le fait qu’Israël est une patrie pour tant de juifs (il y a de grands visages, ici ; d’une certaine façon, le monde entier se retrouve ici) me pousse à ressentir plus fortement que jamais mon itinérance (mon absence de chez moi). »
Ce manque de sentiment de chez soi, ou ce sentiment intérieur d’itinérance alors qu’on se trouve en Israël, devient l’ossature de toute une série de lettres et d’écrits non publiés de Baldwin, qui explorent la « situation » israélo-palestinienne.
Baldwin se mue en un personnage important, intéressant, lorsqu’il analyse exactement ce que le conflit palestino-israélien a fait ressentir historiquement aux noirs américains et ce qui a été à même d’entretenir parmi les cercles militants des décennies de solidarité entre les deux groupes opprimés.
L’intérêt de Baldwin et, plus tard, ses positions politiques statiques autour du conflit, nous fournissent un contexte étrangement puissant pour observer la solidarité entre noirs et Palestiniens, parce que c’est un contexte exploré à travers les écrits poétiques et les textes d’observation de Baldwin.
Il plonge au-delà du simple fait, au-delà de sa positionnalité, pour rattacher un sentiment à un concept politique ; ses opinions concernant Israël ont changé considérablement après qu’il eut passé pas mal de temps à voyager dans la région.
Comme le dit Keith P. Feldman dans son livre de 2015, A Shadow Over Palestine : The Imperial Life of Race in America (Une ombre sur la Palestine : Le vie impériale de la race en Amérique) :
« Si Israël était ce que signifiait un foyer pour les autres de la modernité, Baldwin n’en aura aucun. »
Réellement, cette manifestation de « chez soi » sentimental et les émotions qui l’accompagnent sont en résonance profonde avec les expériences diasporiques noires que Baldwin représente.
Si Baldwin a vu de ses propres yeux le refus d’un chez soi notifié aux Palestiniens et s’il a été à même de mettre cela en rapport avec la difficulté troublante mais toujours pertinente que les noirs diasporiques éprouvent avec le concept tout entier du chez soi, dans ce cas, cela signifie qu’il a été en mesure de faire de son lien au conflit un lien de connexion sentimentale, ou presque spirituelle.
Les concepts du chez soi, de la terre et de l’espace ont des connotations similaires pour les Africains, qu’ils soient de la diaspora ou qu’ils vivent à l’intérieur des nations africaines, à celles qu’ils ont pour les Palestiniens.
Nos deux peuples ont été tous deux, en plusieurs occasions, des peuples chassés de leurs terres par la violence, colonisés sur leurs propres terres et les deux peuples ont eu leurs croyances à propos de la terre et de la propriété contestées par des forces dominantes.
Les dernières années 1960 ont commencé à fonctionner comme un terrain nourricier pour la solidarité noire et palestinienne qui, pourrait-on prétendre, est apparue à hauteur du mouvement du Black Power, en même temps que plusieurs mouvements panafricanistes de décolonisation qui se sont manifestés au niveau international.
En 1967, le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC – Comité de coordination des étudiants non violents), dirigé par le révolutionnaire Stokely Carmichael, prenait la décision téméraire de sortir une déclaration de « soutien sans réserve à l’autodétermination du peuple palestinien ».
Le SNCC joua un rôle central dans les Freedom Rides (« voyages de la liberté »), les sit-ins et la Marche sur Washington de 1963 et, par la suite, le fait d’amorcer un virage à gauche vers des positions s’appuyant sur une politique fortement hostile à la guerre et sur la solidarité internationale allait constituer une opportunité profondément influente pour l’activisme antisioniste de se développer au sein des communautés noires.
L’influence du SNCC dans le Sud des États-Unis fit que les discussions sur la solidarité noire et palestinienne gagnèrent la sphère conversationnelle de l’Amérique noire, au même moment où le rôle principal du SNCC consista de plus en plus à faire du porte-à-porte pour gagner des votants, en assurant une éducation politique gratuite et en remplissant d’autres tâches interpersonnelles de terrain visant à propager sa politique tout en posant en même temps des actes politiques.
Avec la Palestine désormais ajoutée à ses positions officielles, le SNCC fut en mesure de s’installer rapidement dans les consciences noires.
On ne devrait pas être surpris si, environ à la même époque, le Black Panther Party assuma lui aussi une position fortement propalestinienne.
Ce fut largement dû à la conceptualisation par les Black Panthers des noirs américains en tant que « peuple colonisé à l’intérieur d’une colonie », et au fait de comprendre qu’il se faisait que la colonie dans laquelle ils existaient était en même temps la puissance impériale, ou hégémonique, du monde.
Du fait que les Black Panthers bénéficiaient d’une forte influence panafricaniste pour guider l’évolution de leur idéologie politique marxiste-léniniste-maoïste, ils percevaient la lutte palestinienne comme un quasi-synonyme de la lutte internationale des noirs.
Avec « nourriture, vêtements, travail, toit et paix de l’esprit » en tant que besoins sous-jacents exprimés par l’idéologie du Black Panther Party, telle qu’elle avait été cimentée par sa plate-forme officielle en dix points, il n’est que logique que les membres perçurent les connexions avec les Palestiniens comme profondément enracinées et intégrées à leur organisation.
En 1970, le cofondateur de l’organisation Huey P. Newton sortait une déclaration disant que les Panthers « soutiennent à 100 pour 100 la lutte légitime des Palestiniens pour leur libération ».
Cette même année, Newton proclamait de façon provocatrice que les Panthers étaient « en contact quotidien avec l’OLP » et ce devait être le contexte d’un voyage au Liban quelques années plus tard, quand Huey irait visiter un camp de réfugiés palestinien et rencontrer Yasser Arafat.
L’image publique de Huey à l’époque était une image de militantisme et ses contacts croissants avec des activistes palestiniens ne fit que conforter cette même image.
Des représentations populaires de Newton et des travaux artistiques d’Emory Douglas montraient souvent Newton avec des armes à la main et vous regardant fermement dans les yeux, et il était représenté sous cette apparence masculine et militante qui caractérisait les Black Panthers.
Il est tout aussi important de faire remarquer, dans cette connexion antisioniste entre noirs et Palestiniens, les deux jours passés par Malcolm X dans la bande de Gaza en 1964, ce qui allait profondément influencer sa politique et ses écrits futurs.
Dans son essai, « La logique sioniste », Malcolm réfléchit sur ses points de vue concernant le sionisme et traite de trois points principaux : le camouflage, le dollarisme et le Messie.
Il examine le fait que les sionistes ont tenté de « camoufler » leur forme de colonialisme sous des dehors de « générosité », il fait également remarquer que la position géographique d’Israël garantit avec succès les intérêts financiers des impérialistes occidentaux et, ensuite, se demande qui est ce Messie qui, religieusement, est censé les conduire à leur terre promise.
Tous les trois sujets sont spécifiques au contexte de la Palestine mais ils peuvent toutefois être transférés dans les grandes lignes vers la sphère politique des Panthers.
L’insistance de Malcolm sur le colonialisme « camouflé » concerne profondément les Africains tant diasporiques que continentaux, qui sont sur des terres soit volées, soit occupées.
Son insistance sur l’impérialisme et le « dollarisme » a une connexion manifeste avec l’exploitation historique des corps noirs au niveau mondial, que ce soit via l’esclavage ou d’autres formes de vol capitaliste de salaire.
Et son insistance finale sur la remise en question de la justification religieuse du sionisme conjure la relation à l’apologisme religieux constant de la modernité en faveur de la suprématie blanche.
À l’instar de Baldwin, c’est le fait de voir de tout près la souffrance endurée par les Palestiniens qui conforta plus encore Huey, Stokely et Malcolm dans leurs positions de soutien.
Si Baldwin fut à même de placer une certaine sorte de sentiment, ou de feeling, entre les luttes des noirs et des Palestiniens au niveau mondial, Huey, lui, fut à même de fusionner la chose avec un militantisme noir orienté vers la lutte de décolonialisation.
Stokely, de son côté, sut transmettre la question au peuple via l’une des organisations du Sud noir les plus influentes de l’époque, et Malcolm amena le tout à un niveau apparemment spirituel dans ses considérations sur l’internationalisme antisioniste.
Ces insistances de la part d’activistes noirs influents afin d’activer la flamme de la solidarité sont importantes, parce qu’elles font référence à la tendance plus grande encore des combats partagés entre les deux communautés.
On pourrait se demander où la solidarité noire et juive cadre dans l’équation et pourquoi elle n’a pas évolué pour devenir aussi vaste et forte que la solidarité palestinienne.
La réponse est due en partie aux mécanismes épistémologiques de la blanchité. Cette blanchité, en tant que construction sociale, est souvent perçue comme contextuelle et/ou situationnelle de la judéité et, partant, comme pouvant être perçue comme en opposition à la négritude.
Jusqu’à un certain point, bien des sociologues argumentent que la négritude s’oppose par antithèse à la blanchité et, partant, que certaines communautés de contexte juif ont été à même, dans l’histoire récente, à obtenir leur « carte blanche », comme certains l’appellent, une chose que les populations noires et bien des populations arabes n’auront jamais la possibilité de faire, et cela peut contrecarrer la solidarité entre noirs et juifs et l’empêcher de s’élever aussi haut que ne l’a fait historiquement la solidarité entre noirs et Palestiniens.
Naturellement, il ne faut pas ignorer l’antisémitisme au sein de certaines communautés noires, antisémitisme que l’on peut mettre en parallèle avec l’hostilité envers les noirs dans bien des communautés juives.
Baldwin traite de l’antisémitisme dans son essai de 1967, Les noirs sont antisémites parce qu’ils sont hostiles aux blancs (Negroes Are Anti-Semitic Because They’re Anti-White) et il explique que l’antisémitisme a gagné du terrain parce que les gens des communautés noires, et particulièrement à Harlem, ont vu les communautés juives s’assimiler à la blanchité par le biais de la stratification raciale et de classe.
L’individu juif est devenu synonyme, au sein de la communauté majoritairement noire de Harlem, d’exploitation interpersonnelle, comme le dit Baldwin.
Les juifs ont été perçus comme
« petits hommes d’affaires, collecteurs de loyers, agents immobiliers et prêteurs sur gages ; ils opèrent en accord avec la tradition américaine des affaires qui consiste à exploiter les nègres ».
Et, alors qu’Harlem n’était qu’un endroit parmi d’autres, son influence dans le monde noir est restée sans égale pendant quelque temps et ce stéréotype à commencé à se manifester et à se répandre selon diverses capacités.
L’antisémitisme dans les communautés noires est généralement exagéré et fait l’objet d’une trop grande insistance, alors que le racisme envers les noirs dans les communautés juives (et les communautés chrétiennes aussi, sur ce plan) est constamment ignoré. Souvent, cela crée plus de tension encore entre les deux communautés.
Il ne faut pas dire pour autant que la solidarité entre les communautés noires et juives est inexistante, au contraire. Les deux communautés ont une histoire forte, et quand elles se chevauchent, cela peut se traduire aussi par une quête de la justice.
Toutefois, épistémologiquement, la lutte pour la libération des noirs a souvent croisé les chemins du mouvement antisioniste et ne semble pas vouloir se détourner de cette voie de sitôt.
On peut également suggérer que l’une ou l’autre composante de l’identité noire, qui est supposée reposer sur une histoire de luttes partagées et de résistance contre la suprématie blanche, est liée à l’identité palestinienne.
Dans Black Star, Crescent Moon : The Muslim International and Black Freedom beyond America (L’étoile noire et le croissant de lune : L’internationale musulmane et la liberté noire au-delà de l’Amérique), Sohail Daulatzai montre que le « terrorisme musulman » et la « délinquance ou criminalité noire » ont été presque inextricablement liés à l’identité arabe et à l’identité noire à peu près à la même époque.
Il affirme que ces deux expressions sont devenues les « piliers jumeaux » de la consolidation de la répression d’Etat de l’ère d’après les droits civiques, c’est-à-dire les années 1970 et 1980, coïncidant avec les JO de 1972, au cours desquels des Palestiniens prirent d’assaut les dortoirs des athlètes israéliens, provoquant un tollé international, et avec la diabolisation par l’État de la culture hip-hop comme « violente ».
De plus, le contexte dans lequel ces deux concepts furent mis en évidence entoure toujours les activistes palestiniens et noirs aujourd’hui et il influence des actes de brutalité policière, il alimente des incarcérations massives, il perpétue des représentations médiatiques déformées « et il contribue à la déshumanisation des deux identités aussi bien aux États-Unis qu’en Israël.
Pour exprimer les choses simplement : la vilification non fondée, tant sur un plan historique que sur un plan contemporain, des identités palestinienne et noire se prête à situer la lutte de libération palestinienne en partenariat, voire en synonyme, des luttes de libération des noirs.
Si, comme le dit souvent l’historien Seneca Vaught, la diaspora noire est davantage un état d’esprit qu’une localisation géographique réelle et, dans ce cas, la Palestine a une place immuable.
Ces intrications historiques de lutte partagée aux niveaux émotionnel, militant, spirituel et identitaire sont les mêmes raisons pour lesquelles les noirs américains ont témoigné une solidarité aussi forte avec les Sud-Africains durant le Mouvement anti-apartheid.
Que nous ayons été en mesure non seulement de trouver des liens et des connexions entre Jim Crow et l’apartheid sud-africain, mais de percevoir les preuves matérielles de la similitude entre les deux tant sur le plan physique qu’émotionnel, a permis de mettre sur pied une solidarité maximale.
C’est pareil avec la Palestine ; nous sommes capables de témoigner et perpétuer une solidarité en profonde résonance avec la cause palestinienne de l’autodétermination, parce que c’est une lutte qui, non seulement nous est familière, mais qui nous est profondément attachée.
La solidarité entre divers mouvements de libération noire et mouvements palestiniens existe aujourd’hui, avec des militants noirs populaires comme Angela Davis, Cornel West, Beverly Guy-Sheftall et d’autres qui la maintiennent en vie par le biais d’un soutien public du mouvement BDS et d’écrits qui explorent les connexions entre les deux communautés.
L’un des livres les plus populaires de 2016 a été celui d’Angela Davis : Freedom is a Constant Struggle : Ferguson, Palestine, and the Foundations of a Movement (La liberté est un combat permanent : Ferguson, la Palestine et les fondements d’un mouvement), qui examine les interconnexions des luttes internationales de libération à l’époque contemporaine. L’essai d’ouverture du livre se concentre sur les luttes collectives contre l’individualisme capitaliste et il prend particulièrement le temps de discuter du mouvement du Black Power, du complexe carcéro-industriel dans son ensemble et du mouvement sud-africain de l’apartheid, le tout en relation avec la Palestine.
En même temps que d’autres livres réunissant les deux luttes sont édités à une fréquence de plus en plus élevée, nous avons également commencé à percevoir une revigoration des questions palestiniennes dans les plates-formes de divers mouvements.
Le Movement for Black Lives a ajouté la solidarité avec la Palestine aux revendications de sa plate-forme officielle, qualifiant Israël d’« État d’apartheid » qui perpètre un « génocide » contre le peuple palestinien.
Les célèbres activistes palestiniennes Rasmea Odeh et Linda Sarsour ont toutes deux joué des rôles clés dans la Marche des femmes de 2017, qui prônait la libération mondiale des femmes selon un point de vue intersectionnel.
Divers activistes noirs sont présents au sein de délégations vers la Palestine chaque année (dont une célèbre d’entre elles, en 2011, qui réunissait des féministes tant autochtones que de couleur, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention internationale) et continuent de cultiver la relationnalité croissante de ces questions.
Les questions de plus en plus pressantes de l’oppression des noirs, que ce soit via la brutalité policière, l’incarcération de masse accrue via les ICE raids (Immigration and Custom Enforcement raids – Descentes des services de l’immigration et des douanes), les confiscations de terres ou la pauvreté ne semblent nullement près de ralentir dans un futur immédiat et révèlent une solidarité croissante avec les Palestiniens, dont les luttes semblent elles aussi gagner semblablement en intensité.
Tout ceci pour dire qu’au niveau international, la solidarité entre noirs et Palestiniens est enracinée dans un cadre historique profond, fait de luttes partagées et d’identités collectives qui nous incitent à stimuler encore plus les notions de solidarité internationale.
Baldwin mit sur papier ce qu’il vit du « traitement des Arabes par Israël » et cela le plongea vraiment dans un sentiment de connexion qu’il ne pouvait ignorer et il déclara qu’il préférait l’absence de chez soi, l’itinérance à ce à quoi il avait assisté habituellement en Israël.
Angela Davis termine le premier chapitre de son livre Freedom is a Constant Struggle en déclarant que
« c’est précisément le moment d’encourager toutes les personnes qui croient en l’égalité et la justice de rallier l’appel en faveur d’une Palestine libre ».
Réellement, grâce à des combattants pour la liberté de sa trempe, de celle de Baldwin, de Newton et de Carmichael, et au rayonnement d’autres révolutionnaires noirs qui ont mis en place une ossature aussi forte de solidarité entre noirs en Palestiniens et sur laquelle nous pouvons appuyer nos luttes actuelles, nous pouvons continuer à entretenir la solidarité tout au long de cette longue quête de la liberté.
Publié le 18 mai 2017 sur Mondoweiss (actualisé avec une photo de 2020)
Traduction : Jean-Marie Flémal pour Charleroi pour la Palestine