Naji Al-Ali : « Je suis d’Ain Al-Helwa »

NajiAl-aliPar où commencer ? Peut-être par le jour où nous avons quitté la Palestine, en route pour le camp de Ain Al-Helwa, dans le sud du Liban. Et par les regards de nos pères et mères  qui n’exprimaient aucun fait, mais bien un chagrin qui devint la langue de notre apprentissage au monde, une langue de la colère qui trouve parfois son exutoire dans les discours, parfois dans les actes. La plupart des garçons et des filles de la génération des années cinquante, à laquelle j’appartenais, ont souffert d’une profonde tristesse. Nous jetions les yeux au-delà de notre petite prison de Ain Al-Helwa, cherchant quelque force du bien, qui aurait pu venir à notre secours. Lorsque la révolution de juillet 1952 éclata, nous avons envahi les rues du camp en criant: « Longue vie à la révolution! » et écrit des slogans sur les murs. Nous n’étions pas capable de faire plus que cela, alors que nous avions dédié nos vies à la révolution. Quand je me souviens de ces scènes de ma jeunesse, je pense à quel point nous manquons de cet esprit maintenant, à un moment où le monde arabe est, à des fins pratiques, devenu un océan américain, et où la révolution palestinienne, elle-même, a été terrassée.

On devrait essayer de ne pas chercher la consolation, mais plutôt de se réconcilier avec son expérience. Et pourtant, j’ai l ‘impression que personne ne fait cela. Nous sommes bombardés de toutes directions. Ce ne sont pas des coups distribués au hasard, mais bien une agression soigneusement planifiée et ciblée. Je suis né en 1937 dans le village de Al-Shajara, situé entre Tibériade et Nazareth en Galilée. En 1948, j’ai émigré dans l’un des camps de réfugiés au sud du Liban, Al Ain Helwa, situé près de Saïda [Sidon]. Comme d’autres dans le camp, j’éprouvais le besoin de m’exprimer, de prendre part à des manifestations de protestation, de participer à des événements nationaux, de me soumettre comme d’autres à de mauvais traitements et à la prison. À ce moment-là de ma vie, j’ai développé un fort désir de dessiner. J’ai commencé à essayer d’exprimer mes opinions politiques, mon anxiété et ma douleur en peignant sur les murs. Je me suis toujours assuré que j’avais ma plume avec moi quand j’étais emmené en prison. naji2bal_small

Par ailleurs, la première personne à m’encourager, fut Ghassan Kanafani qui avait visité le camp pour assister à un séminaire que nous tenions dans un petit club construit avec des feuilles de zinc. Lorsque Ghassan vit les dessins que j’avais fait sur le mur, il s’est présenté à moi et m’a pris deux ou trois d’entre eux pour les publier dans le magazine nationaliste arabe, Al-huriyya, où il travaillait à l’époque. Bien que j’avais obtenu un diplôme en constructions mécanique et électrique, je travaillais comme ouvrier agricole saisonnier, cueillant oranges et citrons. Il n’y avait pas d’autres emplois disponibles. Les Palestiniens n’étaient pas acceptés pour des emplois municipaux. J’ai essayé de continuer mes études en dessin et me suis inscrit à l’Académie des Arts pendant un an. Mais pendant ce temps, j’ai été arrêté et emprisonné six ou sept fois. J’ai travaillé comme professeur de dessin pour une courte période de temps à Al-Jaafriya College à Sur [Tyr]. Puis j’ai eu l’occasion de voyager au Koweït pour travailler au Al-Tali’a al-Kuwaitiya, publication du Parti progressiste koweïtien. C’est à ce moment que le personnage d’Handala est né. J’ai présenté Handala aux lecteurs assez longuement: « Je suis Handala du camp Ain Al-Helwa, je donne ma parole d’honneur que je vais rester fidèle à la cause …». C’était la promesse que je m’étais faite. Le jeune Handala aux pieds nus était le symbole de mon enfance. Il avait l’âge que j’avais quand j’ai quitté la Palestine et, en un sens, j’ai toujours cet âge aujourd’hui. Même si tout cela s’est passé, il y a 35 ans, les détails de cette phase de ma vie sont encore pleinement présents dans mon esprit. Je pense que je peux me rappeler et ressentir chaque buisson, chaque pierre, chaque maison et chaque arbre que j’ai croisé quand j’étais  enfant, en Palestine.

handala4Le personnage de Handala était une sorte d’icône qui protégeait mon âme de la chute, chaque fois que je me sentais léthargique ou que j’oubliais mon devoir. Cet enfant était comme une éclaboussure d’eau fraîche sur mon front, concentrant mon attention et me me gardant de l’erreur et de la perte. Il était l’aiguille de ma boussole, pointant fermement vers la Palestine. Non seulement une Palestine au sens géographique, mais une Palestine dans son sens humanitaire – le symbole d’une cause juste, qu’elle se trouve en Egypte, au Vietnam ou en Afrique du Sud.

Je viens de Ain Al-Helwa, un camp comme n’importe quel autre camp. Les habitants des camps étaient des gens de la terre en Palestine. Ils n’étaient pas des commerçants ou des propriétaires fonciers. Ils étaient agriculteurs. Quand ils ont perdu leurs terres, ils ont perdu leurs vies. La bourgeoisie n’a jamais eu à vivre dans les camps, où les habitants étaient exposés à la faim, l’avilissement et l’oppression.  Des familles entières sont mortes dans nos camps. Ce sont les Palestiniens qui restent dans mon esprit, même si mon travail m’emmène loin du camp.

Je travaillais au Koweït quand la publication de Al-Safir a commencé à Beyrouth. Talal Salman (le rédacteur en chef) m’a appelé et m’a demandé de revenir au Liban pour travailler au journal. Je pensais trouver une forme de salut dans ce choix. Cependant, quand je suis rentré j’ai été peiné par ce que j’ai vu. J’ai senti que Al-Helwa avait été plus révolutionnaire avant la révolution, qu’il avait une vision politique plus claire, qu’il savait différencier ses ennemis de ses amis. Il y avait un objectif précis: la Palestine, la restitution complète de la terre de Palestine. Quand je suis rentré, le camp était une jungle armée, qui manquait de clarté politique. Il avait été divisé en tribus. Divers régimes arabes l’avaient envahi et les pétro-dollars arabes avait corrompu une grande partie de la jeunesse. Le camp a été la matrice qui a généré de véritables combattants de la liberté, mais des étrangers tentaient d’empêcher ce processus. Beaucoup de gens sont à blâmer pour cela. Bien que l’on puisse tracer une ligne entre la négligence et la trahison, nul n’est exempt de culpabilité.

handala6Les régimes arabes ont commis des crimes contre nous et contre la révolution palestinienne en tant que telle. Ces circonstances éclairent ce qui s’est passé lors de l’invasion israélienne du Liban. Lorsque l’invasion de 1982 a commencé j’étais à Saïda [Sidon]. Les Palestiniens dans les camps ont estimé qu’il n’y avait personne pour les diriger. Israël a fondu sur nous avec toute sa puissance militaire pour tenter de nous faire oublier le terme même de Palestine. Les Israéliens savaient que la situation générale était en leur faveur. Ils n’avaient rien à craindre du monde arabe, des puissances internationales ou de la révolution palestinienne. Les régimes arabes s’étaient auto-neutralisés après Camp David. Par le passé, la révolution palestinienne avait prophétisé une guerre totale de libération. En 1982, cependant, tous les chefs militaires avaient anticipé l’invasion.

Bien que je ne sois pas un militaire et que je n’ai jamais utilisé d’arme à feu de ma vie, je crois qu’il aurait été possible d’infliger des pertes beaucoup plus importantes aux forces d’invasion israéliennes. C’est pourquoi émerge l’idée que les régimes arabes et les autres parties ont pris part à un complot visant à nettoyer le sud du Liban, à détruire la puissance militaire palestinienne et à imposer des solutions «pacifiques». Ce fut la «carotte» pour nous faire courir après la solution américaine. Je continue à croire que nous aurions pu infliger des dommages sérieux à l’armée israélienne, mais nos camps n’avaient pas de dirigeants. Comment les gens des camps auraient-ils pu contrer la machine de guerre israélienne et les bombardement quotidiens venant du sol, des airs et de la mer? En plus, la situation dans les camps était désastreuse, avec des maisons faites de zinc et de boue. Les forces israéliennes les ont aplati comme un terrain de football. Pourtant, alors même que les forces israéliennes ont continué leur invasion jusqu’à Beyrouth et les abords de Dawfar, la résistance à l’intérieur des camps n’a pas faibli, comme, les militaires israéliens et moi-même pouvons en témoigner.

Ma famille et moi avec toutes les autres personnes de Saida avons été faits prisonniers, et avons passé quatre ou cinq jours sur la côte. Après l’occupation, mon premier souci fut d’inspecter le camp pour en savoir plus sur l’état de la résistance et de ses dirigeants. J’ai pris mon fils avec moi. Il avait 15 ans à l’époque. Nous avons voyagé de jour. Les corps des victimes gisaient encore dans les rues. Les carcasses brûlées de chars israéliens étaient toujours à l’entrée du camp. Les Israéliens ne les avait pas encore enlevés. De mes enquêtes sur les circonstances de la résistance, j’appris qu’il s’agissait d’un groupe de tout au plus, 40 à 50 jeunes. L’armée israélienne avait brûlé le camp alors que les femmes et les enfants étaient encore à l’intérieur des abris. Les missiles israéliens avaient pénétré profondément à l’intérieur du camp, causant la mort de centaines d’enfants dans le camp de Saïda. Les jeunes hommes du groupe de résistance avaient spontanément prêté serment les uns aux autres, qu’ils mourraient tous plutôt que de se rendre. Et, en effet, les Israéliens n’ont jamais capturé aucun d’entre eux. Durant le jour, les forces israéliennes attaquaient. La nuit, c’était le tour de la résistance. C’est ce qui s’est passé dans Ain Al-Helwa, comme je l’ai vu de mes propres yeux. Mais je sais aussi qu’il y eut d’autres formes de résistance dans les camps de Sur, Al-Burj Al-Shamal, Al-Bass et Al-Rashidi.

Les gens dans les rues et les abris ont prié Dieu de maudire les régimes et leurs dirigeants. Ils n’exclurent personne. Ils avaient l’impression que seul dieu pouvait encore les aider à endurer leur sort. Les gens du sud du Liban, y compris nos pauvres masses palestiniennes, sont les personnes qui se sont battues et ont porté les armes. En remerciement à ce grand peuple qui nous a donné plus qu’aucun autre parti et a souffert de la destruction de ses maisons, je dois rappeler ici que les combattants de la résistance du mouvement national libanais ont incarné l’esprit de résistance dans des proportions quasi légendaires. À mon avis, les médias arabes ne leur ont pas rendu justice en insistant sur leur véritable esprit de résistance. Alors que les familles étaient dispersées au milieu des débris dans Ain Al-Helwa, les Israéliens rassemblèrent tous les jeunes hommes (moi-même, par exemple, ai été soumis à un processus de sélection, quatre ou cinq fois). Ils ont arrêté la plupart d’entre eux et les ont transférés au camp de détention Ansar. C’est à partir de là que les femmes ont commencé à jouer un rôle actif. Je pense qu’il est impossible pour n’importe quel artiste de traduire ces événements. Immédiatement, alors que les cadavres jonchaient encore les rues, les femmes sont retournées dans leurs foyers et se sont mises à travailler aux côtés de leurs enfants pour reconstruire leurs maisons avec tout bout de bois ou toute pierre disponibles afin de fournir un abri à leurs enfants. Elles travaillèrent comme des fourmis pour reconstruire leurs masures détruites.

La raison pour laquelle les Israéliens et les autorités libanaises ont frappé si fort dans les camps, c’est que ces camps  étaient le terreau de la révolution véritable. Tandis que les hommes étaient détenus dans des camps de prisonniers ou se cachaient des patrouilles israéliennes, les femmes et les enfants reconstruisaient  Ain Al-Helwa. J’ai vu par moi-même combien les soldats israéliens avaient peur des enfants. Un enfant de dix ou onze ans avait une formation suffisante pour transporter et utiliser un RPG (grenade propulsée par fusée). La situation était assez simple. Les chars israéliens étaient en face d’eux et l’arme était entre leurs mains. Les Israéliens avaient peur d’aller dans les camps, et s’ils le faisaient, ils ne le faisaient que durant le jour. Quand j’ai quitté le Liban il y a un an, Ain Al-Helwa avait été reconstruit. Les murs qui avaient été démolis étaient refaits et portaient à nouveau les slogans: «Vive la révolution palestinienne» et «Gloire aux martyrs« . Cet exploit n’a pas été accompli sous la direction de qui que ce soit. C’est arrivé spontanément, dans une sorte d’harmonie collective. Ça a dû être la fierté du peuple et son sens de la dignité qui l’a poussé à tenir. Sinon, dans de telles circonstances, le désespoir en aurait conduit beaucoup à préférer la mort. Les Israéliens nous ont amenés à cet état psychologique dans lequel nous avons surmonté notre peur. La ligne de démarcation entre la vie et la mort a été effacée.

Notre plus jeune fille, Judy, a été frappée lors d’un bombardement aléatoire du camp par le groupe Saad Haddad. C’était en 1981, un an avant l’invasion israélienne. Je fus sorti de mon sommeil par ses cris. Je l’ai transportée, hurlante, à l’hôpital où elle a été opérée. Elle est encore en traitement pour ses blessures. Cette tragédie pâlit devant les catastrophes qui en ont frappé d’autres. Il y eut des familles qui perdirent cinq ou six de leurs enfants; des maisons désertées par la vie.

J’ai toujours été troublé par mon incapacité à protéger les gens. Comment mes dessins auraient-ils pu les défendre ? J’avais l’habitude de souhaiter de pouvoir sauver la vie d’un seul enfant.

L’invasion israélienne a été si brutale que beaucoup ont perdu la raison. Un jour, en rentrant chez moi, j’ai vu un homme se promener nu. Les gens le regardaient, atterrés. J’ai appelé Wida, ma femme, lui demandant de m’apporter une chemise et un pantalon. L’homme était plus grand que moi, donc je lui ai pris  une de mes plus grandes chemises et le pantalon d’un voisin et nous l’avons vêtu. Je lui ai posé quelques questions, mais il est resté muet. Après avoir fait quelques recherches, j’ai appris qu’il était de Saïda. Après plusieurs jours de bombardement incessant, il avait été forcé de quitter sa maison pour trouver un peu de pain – quelque chose à manger – pour ses enfants. Il espérait trouver un magasin ouvert, parce que la plupart des rues de la vieille Saida étaient couvertes et l’on pouvait y aller à pied dans une relative sécurité. Les efforts de l’homme ont été vains. Il n’y avait pas de magasins ouverts. Quand il revint chez lui, il trouva sa maison détruite, sa femme et ses sept ou huit enfants tous morts. Quand les Israéliens nous ont emmenés à la côte, nous sommes passés devant de cette maison. J’ai remarqué un petit signe écrit au charbon de bois: «Prenez garde; C’est ici qu’est enterrée la famille de …! » L’homme l’avait écrit lui-même, parce que les cadavres étaient encore sous les débris.


Texte publié sur www.handala.org. Traduction pour ce site : Annick Walachniewitz

Naji Al-ali a été assassiné dans une rue de Londres le 22 juillet 1987. Le Mossad a été accusé par d’aucuns d’être à l’origine de cet attentat.

A lire : Le livre de Handala – les dessins de résistance de Naji al-Ali ou l’autre histoire de Palestine. Scribest 2011

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