Comment une école palestinienne est devenue un site du colonialisme financé par les ONG caritatives
Le nettoyage ethnique de la Palestine est entretenu par des ONG caritatives américaines.
Lea Kavali (*), 19 septembre 2022
Nichée sur les collines pentues des villages de l’est de Bethléem, se trouve une école primaire. Les murs sont ornés de dessins faits main et d’exercices d’orthographe et les corridors résonnent à la cadence des voix enfantines. Un drone fait du surplace dans le ciel, juste au-dessus du plafond, son bourdonnement grave est quasi inaudible au milieu de la cacophonie qui règne dans la classe. Le drone prend des photos des élèves qui entrent et sortent, puis repart vers l’horizon.
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L’école est celle du village de Kisan et elle est toute neuve. Le jour de l’ouverture, le bâtiment est tout affairé avec les enseignants et les administrateurs, les responsables de la communauté et les visiteurs internationaux. Nous buvons tous de l’‘ahuwa arabiya (café arabica) dans de petites tasses en plastique. Des guirlandes de petits drapeaux palestiniens sont suspendues de part et d’autre du foyer ouvert qui s’élève de la hauteur d’un autre étage au-dessus de nos têtes. De cet endroit central, nous pouvons voir (et entendre) les enfants tout autour de nous. Nous passons par une classe d’anglais de première année et elle est éclatante de couleur. Les écoliers agitent au-dessus de leurs têtes des ballons gonflés représentant chaque teinte de l’arc-en-ciel. Ils chantent une chanson qui les aide à se souvenir des couleurs : «Burtuqaall – ora-a-ange ! Azraq – bleu !»
À l’extérieur, une plaque en pierre célèbre le Conseil villageois de Kisan, qui gère l’école, et l’Agence suisse de développement et de coopération, qui l’a financée. Grâce en partie aux bienfaiteurs européens de Kisan, le bâtiment est impressionnant, comparé aux normes rurales palestiniennes. Ses murs de grès ont été polis et luisent. Les fenêtres ont été fraîchement peintes en orange brillant. Des carrelages roses et gris délimitent l’entrée de l’école. Un terrain de basketball récemment pavé sert de parking de circonstance. On peut imaginer les enfants qui sautent l’un plus haut que l’autre pour marquer des paniers lors de la récréation.
La construction physique de l’école primaire est solide, mais ses fondations juridiques sont précaires. Alors que les élèves dessinaient des autoportraits et notaient leurs alphabets au cours des premières semaines de cours, le Conseil villageois de Kisan était informé qu’il allait être attaqué en justice par Regavim, une organisation israélienne consacrée à la promotion du mouvement de peuplement de droite en Palestine occupée.
Le procès de Regavim contre Kisan suppose que la construction de l’école est illégale, qu’elle devrait donc être démolie et que le gouvernement israélien n’en a pas fait assez pour veiller à sa destruction. L’organisation non marchande prétend que ces classes se trouvent sur une terre illégalement récupérée par les Palestiniens, même si elles ont été construites sur une terre occupée depuis des siècles par les habitants de Kisan. Le procès contre Kisan fait partie de la stratégie de Regavim consistant à recourir aux tribunaux pour conquérir les terres autour du bloc de colonies de Gush Etzion – l’une des plus vastes colonies de Cisjordanie – pour finalement étendre davantage encore le contrôle israélien sur la région.
Suivre à la trace le financement de Regavim vous emmènerait de l’autre côté de l’océan Atlantique, dans les rues à paillettes de Garment District à New York. Le Central Israel Fund (CFI), l’un des principaux donateurs de Regavim, y a son quartier général. Le CFI est une société non marchande qui utilise le système fiscal américain pour subsidier des efforts tel le procès en vue de détruire l’école de Kisan.
Cette invisible piste de papier n’est pas passée inaperçue. Plusieurs organisations de masse en Palestine se sont alarmées à propos de Regavim et des pratiques douteuses de CFI depuis des années. Ces activistes se sont unis au sein de la campagne Defund Racism (campagne de définancement du racisme) et leur plan consiste à assécher le puits du financement qui soutient le harcèlement et la dépossession des communautés palestiniennes.
L’école de Kisan est devenue l’un des champs de bataille pour le futur de la Palestine.
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La guerre juridique de Regavim s’aligne sur son fervent engagement en faveur de la colonisation totale de la Palestine. L’organisation se proclame « mouvement social établi afin de promouvoir un agenda sioniste pour l’État d’Israël ». Durant la majeure partie du siècle dernier, les forces sionistes ont transformé des millions de Palestiniens en réfugiés, elles en ont tué des milliers d’autres et elles ont radié de la carte des centaines de villages palestiniens.
Kisan est l’une des douzaines de communautés restantes qui sont ciblées dans le cadre de la mission de Regavim consistant à accélérer le mouvement de peuplement. La principale campagne de Regavim, par exemple, prône la démolition de la totalité du village de Khan al Ahmar afin de libérer de la place pour l’expansion de Ma’ale Adumin – une colonie installée en 1991. L’attaque contre Khan al Ahmar a débuté en 2018 par la destruction de l’école locale. Quatre ans plus tard, l’organisation a progressé en demandant au tribunal l’oblitération en gros du village. Via cette procédure, Regavim invertit la réalité à l’aide d’un message agressif qui suppose que les Palestiniens sont des étrangers sur leur propre territoire.
La stratégie du mouvement de peuplement est efficace et elle commence par occuper la terre palestinienne. Le peuplement sioniste initial est fondé sur l’oblitération de communautés entières – comme la tribu bédouine des Jahalin qui vivait là où se trouve actuellement Ma’ale Adumim. Les colons ciblent ensuite les villes de la région des alentours et s’emparent des infrastructures importantes, telles les écoles. Cela force les familles à faire le choix déchirant soit de rester dans leurs maisons ancestrales soit de chercher un avenir meilleur pour leurs enfants. Finalement, les colons s’obstinent contre les villages restants, tel Khan al Ahmar, afin de démolir la communauté tout entière.
Les colonies sionistes en Cisjordanie sont illégales, selon les lois internationales, et elles sont ostensiblement condamnées, selon la politique étrangère américaine. Pourtant, elles continuent de sortir du sol à un rythme trépidant. Le gouvernement israélien subsidie richement ces colonies. Les colons peuvent aller s’installer directement à Ma’ale Adumim ou à Gush Etzion depuis New York ou Vancouver ou Londres. Ils sont récompensés par un paquet d’aide du gouvernement, comme par exemple, le paiement de toutes les dépenses de voyage, l’enseignement en hébreu, un an de loyer gratuit et d’enseignement à prix réduit, des prêts hypothécaires à faible intérêt, et bien plus encore. Regavim complète ce processus en fournissant des quantités infinies de services aux colons sionistes, y compris l’assistance juridique. L’ONG a une taille telle qu’elle peut installer et faire croître la population de 600 000 colons qui vivent en Cisjordanie.
Le travail habituel de Regavim consiste en la dépossession – en ciblant les maisons palestiniennes et en expulsant les familles qui y vivent. Toutefois, l’organisation non marchande fait également la promotion du lobbying gouvernemental et des activités paramilitaires. Le CEO de Regavim, Meir Deutsch, se vante de ce que, lors de la recrudescence de la violence, en mai 2021, il a installé « un cabinet de guerre civile » et mobilisé les colons de Cisjordanie pour envahir des villes comme Lydd, qui ont une population mélangée de Palestiniens et de colons. Un autobus entier de ces vigilantes armés a participé à des lynchages de foule et au meurtre de Mousa Hassuna – 31 ans, père de trois enfants et dont sa femme Marwa rappelle qu’il était « l’amour de sa vie ».
L’aval de Regavim en faveur de la violence raciale découle directement du nettoyage ethnique de l’époque de la fondation, et que les Palestiniens appellent la Nakba, ou la catastrophe. La Nakba s’est poursuivie sous la forme de la Naksa – l’occupation du reste de la Palestine en 1967 – et du génocide incrémentiel commis sous la forme des raids de bombardement sur Gaza. Le lent drainage du sang vital de la Palestine a été facilité par le gouvernement américain, qui normalise à la fois les 74 dernières années de l’occupation en Palestine et arme la bête du colonialisme israélien d’une aide de 3,8 milliards de USD par an en stéroïdes militaires.
La dépossession en cours peut être ressentie dans chaque coin de la Palestine historique, mais la nouvelle frontière pour les sionistes est le mouvement de peuplement à Jérusalem-Est et en Cisjordanie. Après les accords d’Oslo dans les années 1990, la Cisjordanie a été morcelée en trois zones : les Zones A, B et C. L’Autorité palestinienne est devenue la sous-traitante de l’occupation dans les Zones A et B. L’armée israélienne assure le contrôle total de la Zone C, qui comprend environ 60 pour 100 de la Cisjordanie. Cet arrangement, censé n’être qu’une transition temporaire avant la création d’un État palestinien, est désormais l’état permanent des affaires. L’occupation militaire est devenue quotidienne. L’appel à la prière flotte par les fenêtres des prisons pour atterrir dans les oreilles des prisonniers politiques. Les mères déposent des photos et des chapelets de prières sur les lits de leurs enfants assassinés. Des familles trempent du pain de pita dans de l’huile d’olive et du za’atar sur les ruines de leurs maisons démolies. La colonisation s’infiltre dans tous les aspects de la vie palestinienne.
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Kisan, comme la plupart des communautés rurales de Cisjordanie, fait partie de la Zone C. Les 600 villageois son entourés par plusieurs colonies, dont Gush Etzion, avec une population de 80 000 habitants. Les membres de la communauté de Kisan sont souvent soumis à des incursions imprévisibles des colons israéliens. Certains villageois de Kisan disent qu’ils vivent dans la crainte des attaques, qui vont depuis les dégâts à la propriété jusqu’aux brutalités, voir les meurtres et qui ont considérablement augmenté depuis 2020. Le 26 avril, Raja Barakat, un fermier plus âgé du village, a été emmené de toute urgence à l’hôpital, la chemise détrempée de sang, après avoir été tabassé par les colons à coups de bâton et aspergé de spray au poivre. Comme la population des colons empiète constamment sur les villes palestiniennes, la violence s’intensifie.
La vieille école de Kisan, une petite caravane sans fenêtres, était située près d’une route réservée aux seuls colons. L’année avant la construction de la nouvelle école, sept enfants avaient été renversés par des colons en voiture alors qu’ils se rendaient à l’école. « C’est effrayant d’aller à l’école et d’en revenir, puisqu’il y a toujours des problèmes », avait expliqué un des enfants, Muhammad Ata Abiat, à Al Jazeera. La situation des plus instables avait débouché sur des taux de décrochage élevés parmi les élèves, surtout les filles.
Les dirigeants du village de Kisan s’attendent à ce que la nouvelle école aide à maintenir les enfants en sécurité. « Aujourd’hui, les choses sont plus faciles, dans le village », explique Ahmad Ghazal, un habitant de Kisan.
« [La nouvelle école] a apaisé leur souffrance (…) et renforcé la détermination des gens du village. »
Il y a juste un hic. En zone C, il est interdit aux Palestiniens, par leurs occupants, de bâtir sur leurs propres terres. La bureaucratie de cette oppression est maintenue en place via un système rigide de permis – dans lequel les Palestiniens se voient refuser 98 pour 100 de leurs requêtes. Sans permis, les constructions palestiniennes sont vulnérables à la démolition. Ces deux seules dernières années, 2 065 structures palestiniennes ont été détruites par l’armée israélienne. Quatre de ces ordonnances récentes de démolition ont été décrétées à Kisan. « Ils sont toujours en train d’essayer de détruire [le village] », explique Ghazal. Au fil des années, Israël a exproprié des douzaines d’acres (un acre ou arpent = 0,4 hectare, NdT).
Regavim utilise fréquemment le système de permis refus-et-démolition pour mettre la pression sur le gouvernement israélien afin qu’il sorte des ordonnances de justice contre les constructions palestiniennes. Avec son budget de fonctionnement de plus de 4,5 millions de shekels israéliens (1,3 million de USD), Regavim entretient un équipement de surveillance high tech, comprenant entre autres des drones. Selon un témoignage oculaire, les drones bourdonnent fréquemment autour de la communauté et photographient les gens par les fenêtres à l’intérieur même de leurs maisons. Si un Palestinien parvient à abattre un drone de Regavim, l’armée israélienne envahit le village pour le récupérer. À Kisan, Regavim est au courant de chaque mariage, de tous les enfants qui viennent au monde dans la communauté et de chaque nouvelle maison que l’on construit. Regavim surveille les moments les plus intimes de la vie palestinienne. Cette preuve de l’activité palestinienne permet à Regavim d’introduire des revendications auprès du gouvernement israélien. Souvent, Regavim emploie ces informations pour obtenir des ordonnances d’arrêt des travaux qui sont décrétées avant même que les structures n’aient été construites.
Regavim utilise cette surveillance en tant qu’arme dans son procès contre l’école de Kisan, mais ce procès n’est que le tout dernier d’une bataille de plusieurs années entre Regavim et les habitants de Kisan. En septembre 2020, Regavim est allé sur Twitter pour se plaindre de la construction de l’école et y attacher des prises de vue aériennes captées par son drone. Il a introduit une requête devant les tribunaux israéliens afin de faire détruire les bâtiments et a été débouté parce que le gouvernement avait déjà décrété des ordonnances de démolition contre l’école. Peut-être en raison de l’implication de l’Agence suisse, ou peut-être suite à des manquements bureaucratiques, la démolition ne fut jamais appliquée. Finalement, quand l’école ouvrit ses portes, Regavim retourna devant un tribunal israélien, y intenta un procès à Kisan, mais aussi au ministère israélien de la Défense et au conseil local du peuplement.
Cette bizarre combinaison d’acteurs dans le procès éclaire bien à quel point la mission de Regavim est extrême. Non seulement, l’organisation intente des procès aux Palestiniens dont elle entend usurper la terre, mais elle attaque également en justice le gouvernement colonial et l’armée d’occupation pour n’avoir pas répondu favorablement à sa requête assez rapidement. La relation entre les colons de droite et l’État est habituellement inversée. Plus souvent que non, les colons aux attitudes cavalières qui occupent la terre palestinienne dans des « avant-postes » totalement illégaux sont finalement absorbés dans l’appareil de peuplement colonial de l’État. Que le gouvernement israélien et Regavim se situent sur les versants opposés d’une bataille juridique a quelque chose de particulièrement ironique vu que Regavim reçoit des millions de shekels israéliens sous forme de financement de l’État.
Démolir l’école de Kisan est d’une importance stratégique, pour Regavim. L’attaque de l’organisation fait part d’un plan plus vaste consistant à cibler l’enseignement palestinien en Zone C. L’an dernier, Regavim a publié un « rapport sur la situation » concernant dix-sept écoles palestiniennes – dont celle de Kisan – prétendant qu’elles font partie d’un complot malveillant en vue d’« accroître le peuplement arabe en Zone C ». Dans le document, Regavim identifie cent autres écoles comme de futures cibles. De l’avis de l’organisation, ces écoles servent à rappeler que les communautés palestiniennes investissent dans leur avenir sur leur terre – ce qui constitue une menace envers la colonisation.
« Jusqu’à ce jour, ils essaient d’étouffer toute forme d’éducation à l’école », se lamente Ghazzal.
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Malgré cette répression, les animateurs palestiniens sont engagés à résister à l’incessant peuplement dans leur pays. Des centaines d’organisations, de villages et de dirigeants de communautés palestiniens se sont unis contre Regavim et contre d’autres organisations de peuplement du même genre. Ensemble, ils ont créé la « Defund Racism Campaign » (Campagne de définancement du racisme), afin d’accroître la conscience au sujet de la violence coloniale perpétrée par des organisations comme Regavim et d’éloigner les fonds de ces ONG mêmes qui perpétuent la violence coloniale. La campagne cherche à révoquer le statut caritatif des sponsors américains de Regavim.
« Les organisations caritatives devraient être des organisations qui promeuvent les valeurs humaines. Regavim promeut les crimes de guerre »,
explique Munir Nuseibah, le directeur du Centre d’action communautaire de l’Université Al-Quds. Le centre de Nuseibah est l’une des 200 et quelques organisations et des plus de 20 municipalités palestiniennes qui ont soutenu la campagne.
Une raison de la popularité de la campagne réside peut-être dans son approche unique : implanter la solidarité internationale dans le sol palestinien. Bana Zuluf est une animatrice travaillant pour la Campagne de définancement du racisme. Elle explique qu’elle a été attirée par la campagne du fait que celle-ci se concentrait sur les conditions matérielles des Palestiniens sur les lignes de front de la dépossession.
« Nous nous sommes alliés dans l’intérêt de la décolonisation (…) dans l’intérêt de perturber ces systèmes et, finalement, de les abolir. »
Pour Bana Zuluf, la surveillance, les procès et les démolitions de Regavim « concernent tous les terres ». La résistance, dit-elle, doit être adaptée de façon adéquate ; centrée sur le retour en terre palestinienne du peuple palestinien, particulièrement dans les communautés confrontées au poids de la violence des colons.
Une partie intégrante de ce mouvement met sur pied une stratégie coordonnée avec les membres de la communauté dans les villages ciblés. « Ils font partie du processus », explique Bana Zuluf. « Ce sont eux qui prennent les décisions, dans la campagne. » Les partenaires communautaires ont mis en exergue le fait que Regavim est simplement l’une des nombreuses organisations israéliennes qui recourent à ces tactiques juridiques agressives pour forcer les Palestiniens à quitter leur maison. Parmi d’autres sociétés non marchandes similaires, on trouve Ateret Cohanim, Ir David, l’Israel Land Fund (Fonds israélien de la terre) et le Hebron Fund (Fonds de Hébron). Comme le fait remarquer la campagne :
« Ateret Cohanim intente des procès contre des familles palestiniennes, ce qui se solde par leur expulsion, comme ce fut le cas pour les familles Rajabi ou Abu Nab à Silwan. Ir David joue non seulement un rôle dans l’actuelle expulsion de Silwan mais, dans le passé aussi, a accaparé des maisons, comme celle de la famille Abbasi, à Silwan. L’Israël Land Fund a lancé un procès qui a résulté dans l’auto-démolition des maisons des familles al Shawamreh et Abu Rumeineh de Beit Hanina. Le Hebron Fund sponsorise une zone de repos pour les soldats, ce qui, indirectement, constitue un soutien à une armée étrangère. »
Chose importante, ces organisations ont plus qu’un but commun. Elles ont une base commune de donateurs : des Américains. Les ONG américaines rédigent les chèques qui sont encaissés pour acheter les drones qui surveillent les familles chez elles, les armes qui équipement les foules de lyncheurs à Lydd et les avocats qui intentent des procès afin de démolir les écoles de Khan al-Ahmar et de Kisan.
« Il importe vraiment de réfléchir en termes clairs à ces organisations de peuplement »,
déclare Mohammed Al-Kurd, porte-parole et activiste palestinien de la campagne, originaire de Sheikh Jarrah.
« Ce sont souvent des organisations, des entités financées par des milliardaires et qui opèrent sous un masque caritatif (…) Intrinsèquement, ce sont des vecteurs de violence coloniale, qui se comportent avec une arrogance infinie et une impunité inégalable. »
Sans les dollars américains, prétendent les activistes, des organisations comme Regavim ne connaîtraient pas un tel succès et les procès juridiques intentés contre des villages comme Kisan pourraient être paralysés. En 2019, jusqu’à 45 % des donations de Regavim provenaient de donateurs internationaux. Badee Dwaik, un défenseur des droits humains de Hébron insiste sur le fait que
« cette campagne est un mouvement très important – pour empêcher cet argent d’aller dans les organisations de peuplement ».
Nombre de ces ONG américaines ont leur QG à New York, de sorte que le but principal de la campagne consiste en ce que la procureure générale de l’État de New York, Letitia James, annule le statut caritatif de ces organisations. « Il y entre un tas d’argent philanthropique, ce qui permet à ces systèmes d’exister », dit Bana Zuluf. Abroger le statut d’exemption de taxes de ces sociétés américaines pourrait réduire le flux de capital des EU vers les colonies israéliennes.
Les organisateurs de la campagne se sont unis à des activistes palestiniens et d’autres de la solidarité avec la Palestine aux EU pour faire de ce but une réalité. Cette année, les animateurs du Palestinian Youth Movement (Mouvement de la Jeunesse Palestinienne), de Within Our Lifetime (De notre vivant) et de Jewish Voice for Peace (Une voix juive pour la paix) sont descendus dans les rues pour protester contre les bienfaiteurs locaux du mouvement de peuplement.
Le but ultime de la Campagne de définancement du racisme est de faire cesser le flux financier vers des organisations comme Regavim qui facilitent les saisies de terre. Pour Bana Zuluf, ce choix stratégique se rapporte directement aux besoins des Palestiniens sur le terrain.
« La libération palestinienne ne concerne ni ce que vous consommez, ni ce que vous ne consommez pas »,
explique-t-elle.
« C’est une question de terre (…) Ça a toujours été une question de terre (…) [nos mouvements] ont toujours été anticapitalistes, ils doivent également être anti-impérialistes et ils doivent aussi être antiracistes. »
Le Central Fund of Israel (Fonds central d’Israël – CFI) est la cible la plus importante de la campagne et c’est un sponsor très important de Regavim. Selon une documentation en provenance du Registre israélien des associations, le CFI a versé 553 000 USD à Regavim en 2019. En tout, le CFI a adressé la somme faramineuse de 42 322 436 USD sous forme de dons aux organisations en Israël cette année. Pourtant, pour une ONG transférant des donations de plusieurs millions de dollars, son infrastructure est étonnamment vide. Son site internet consiste en l’emploi d’un modèle de blog standard et son personnel ne compte qu’un seul membre à temps plein, le président Jay Marcus, qui reçoit un salaire annuel de 95 000 USD.
Le QG de l’organisation est tout aussi mystérieux. Des documents fiscaux l’identifient comme un magasin de meubles appelé J. Mark Interiors dans un district de shopping de Cedarhurst, dans l’État de New York. Google maps l’a situé dans un élégant immeuble à appartements du siècle dernier dans le quartier Upper-West de Manhattan, ou dans l’autre emplacement de J. Mark Interiors de Garment District. Actuellement, ce bâtiment présente de nombreux espaces vides et un espace bureautique WeWork fermé. Selon un article de Haaretz, le gardien de la sécurité du bâtiment a expliqué que,
« parfois, des gens viennent ici et demandent tranquillement où se trouve le Fonds, mais la chose n’est pas connue (…) Je vois un tas de donations, un tas d’enveloppes. »
Le CFI a refusé de dévoiler sa liste de donateurs et il n’a nul besoin de le faire, d’après la décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Americans for Prosperity v. Bonta (Américains pour la prospérité contre Bonta). Toutefois, un important donateur bien connu du CFI n’est autre que Cherna Moskowitz, la présidente de l’Irving Moskowitz Foundation. La fondation Moskowitz porte le nom de son défunt mari, Irving Moscowitz – un homme d’affaires et médecin prospère qui a gagné des millions avec une salle de bingo installée dans une communauté ouvrière, à Los Angeles. En 2018, Moskowitz a envoyé plus de 2 millions de USD au CFI.
Les opérations financières du CFI ont toujours été couvertes du voile du secret. Sur son site internet, il répertorie 57 organisations bénéficiaires qui fournissent toute une gamme d’activités : de l’enseignement destiné aux adolescents au soutien direct des forces de l’occupation en service actif. Contrairement aux preuves fournies par le Registre d’Israël, Regavim ne figure pas sur le site internet du CFI. En lieu et place, plusieurs autres organisations participant au peuplement y figurent. Une bénéficiaire supposée est Kedma, une organisation qui soutient des activités de peuplement ou, pour reprendre ses termes, « donne des moyens d’action à des communautés frontalières stratégiques ». Une autre bénéficiaire est la Fondation Gush Etzion, qui gère le peuplement de la colonie homonyme à laquelle sont confrontés les villageois de Kisan. Gush Etzion cite la « sécurité » des colons comme l’une de ses priorités et prétend que « chaque communauté doit être équipée d’urgence à un degré maximal » en cas d’« incidents relatifs à la sécurité ». Selon la logique des colons, le tabassage du résident de Kisan, Raja Barakat, était un incident relatif à la sécurité.
Le CFI prétend financer des camps d’été et des programmes postscolaires. En fait, il arme un mouvement de peuplement de droite en Palestine occupée.
Des documents fiscaux fournissent peu d’indications supplémentaires sur la façon dont les donations du CFI sont utilisées. Son rapport annuel obligatoire pour 2019 répertorie 409 donations individuelles à des organisations israéliennes et deux « prêts libres » à des individus israéliens. Mais l’Annexe F, où ces donations sont répertoriées, n’a été que partiellement complétée.
Ni Regavim ni les bénéficiaires figurant sur le site internet du CFI n’apparaissent dans des documents fiscaux, puisqu’aucun nom n’apparaît dans quelque document que ce soit. La seule information comprise dans la douzaine de pages de l’Annexe F est le montant accordé pour chaque donation et le but servi par cette donation. Chaque entrée répertorie un but générique (comme « communauté », « éducation », « conscientisation publique » ou « sécurité »). Il est intéressant de faire remarquer qu’il n’y a pas de donation égalant la donation d’un demi-million de dollars à Regavim notée dans les documents israéliens, bien qu’additionner plusieurs donations plus réduites pourrait expliquer le trou. Le manque de révélation du CFI contraste fortement avec le statu quo. D’autres fondations américaines identifient les bénéficiaires comme la chose a été requise. Alors que les réglementations de l’Internal Revenue Service (SRI – Service des revenus internes) exigent du CFI qu’il libère cette information, il n’existe pas de mécanisme pour forcer ni les révélations, ni la transparence. Ni le New York Charities Bureau (Bureau des organisations caritatives de NY), ni la procureure principale n’ont répondu aux demandes de rapports. Les administrateurs du CFI se sont-ils tout simplement devenus paresseux avec leurs taxes, ou l’organisation obscurcit-elle sciemment son rôle dans le financement du colonialisme de peuplement ?
Tout à la fin des dépôts annuels de 2019, dans sa déclaration sur les buts du programme, le CFI donne certains tuyaux concernant ses motivations réelles. Le document décrit le mouvement BDS comme une « menace mondiale contre la sécurité israélienne », comparant les partisans de BDS aux nazis dans les années 1930. Pour contrer cette menace, ils expliquent que « nos donations vont également apporter de l’aide dans la construction et l’entretien des sites communautaires à travers Israël » [les italiques sont de l’auteure]. Ce langage, emballé dans une attaque contre BDS, est un signal adressé aux donateurs pour leur dire que leur soutien ira à des efforts coloniaux. Mais la mission du CFI, selon son créateur, est moins subtile. Hadassah Marcus (la mère de l’actuel président, Jay) a créé expressément l’organisation pour rationaliser le transfert d’argent vers des organisations en Cisjordanie. Toutefois, elle maintient que le CFI n’est « pas un entonnoir. Nous essayons de construire un pays ». Naturellement, le pays auquel elle fait allusion est la terre palestinienne.
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Le fait que des organisations non marchandes alimentent le colonialisme ou le néocolonialisme n’a certainement rien de neuf. La Gates Foundation a été critiquée pour avoir imposé l’agriculture industrielle à des communautés fermière en Afrique du Sud. Les ONG qui ont inondé Haïti après le tremblement de terre de 2010 ont thésaurisé sur la catastrophe et n’ont pratiquement rien fait pour mettre de l’argent dans les mains du peuple haïtien. Aux États-Unis, les organisations non marchandes sont réprimandées parce qu’elles suivent les mandats gouvernementaux ou ceux des donateurs plutôt que d’autonomiser les communautés historiquement opprimées. La plupart des critiques adressées aux organisations non marchandes dans ces contextes disent qu’au mieux, elles détournent des fonds des communautés qu’elles essaient de soutenir et qu’au pire, elles facilitent la dépendance néocoloniale vis-à-vis d’importantes entreprises et sociétés. Quand il est question du CFI et de Regavim, la relation à la colonisation est encore plus visible : Les organisations engendrent directement la violence raciste.
La Campagne de définancement du racisme n’est pas la première à tirer l’alarme à propos du transfert d’argent liquide par le CFI au nettoyage ethnique. En 2018, T’ruah, une coalition de rabbins pour les droits humains, a déposé une plainte auprès du SRI contre le CFI pour
« avoir récolté de l’argent pour des institutions israéliennes promouvant le terrorisme ».
« Dans les pires des cas », a déclaré le directeur exécutif de T’ruah, le rabbin Jacob,
« ce financement a soutenu des agressions physiques, du vandalisme et même des homicides ».
Malheureusement, rien n’est sorti de la plainte de T’ruah et, de par la loi, le SRI doit garder confidentielles toutes les plaintes et enquêtes qu’elles ont entraînées. Un représentant du SRI m’a expliqué que l’agence
« ne peut confirmer ou infirmer si elles [les plaintes] ont été reçues. Ni où l’on en est dans la procédure. Tout se trouve sous le sceau de la loi. »
N’empêche les activistes de Defund Racism sont bien décidés à supprimer le statut d’organisation caritative dont jouit le CFI.
Selon les réglementations du SRI, les donations d’une fondation privée doivent s’aligner sur des buts codifiés de façon spécifiques, expliqués dans le §170(c)(2)(B) du Code sur les revenus internes. Ces buts comprennent
« des buts religieux, caritatifs, scientifiques, littéraires ou éducatifs, des buts sportifs, et la prévention de la cruauté envers les enfants ou les animaux ».
De plus, une organisation caritative américaine ne peut faire dans un pays étranger que ce qu’elle peut faire ici et ses activités doivent être en rapport avec les fins exonérées de l’organisation caritative.
La Campagne de définancement du racisme prétend que les tactiques agressives de dépossession et les motivations racistes de Regavim constituent des bases d’annulation du statut caritatif du CFI, puisque ce ne sont tout simplement pas des activités exonérées. Toutefois, les activistes expliquent clairement que leur appel adressé à la procureure générale James ne reflète pas une tentative en vue d’ignorer la complicité des EU dans l’oblitération des Palestiniens.
« C’est une stratégie, elle ne reflète pas la façon dont nous voyons les institutions américaines »,
assure Bana Zuluf.
« Quand nous parlons de ces organisations non marchandes de peuplement, nous parlons de la façon dont elles ne devraient pas exister du tout. Aucun argent ne devrait aller aux entités sionistes. Voilà. C’est comme ça ! »
Pendant que Regavim fait du lobbying dans les tribunaux israéliens pour la démolition de l’école de Kisan, le personnel du CFI à New York fait du phone-banking auprès des donateurs américains pour obtenir davantage de fonds. Le cycle des donations en faveur de la dépossession subit un rinçage et recommence. Chaque mois d’avril, des centaines d’Américains réclament des allègements fiscaux sur leur financement du nettoyage ethnique. Malgré le code du SRI stipulant le contraire, ces organisations continuent de blanchir de l’argent d’un régime colonial vers un autre. La campagne de définancement du racisme pourrait être la première à entraver avec succès cette opération meurtrière.
Les activistes reconnaissent que ce but est loin d’être une réalité, mais ils croient que s’organiser pour défier directement le financement de la dépossession constitue une première démarche essentielle vers l’affrontement du colonialisme.
Leur activisme pourrait être coûteux. Dans le passé, les enquêtes sur les opérations du CFI ont provoqué la colère des puissants Israéliens. En 2010, un article du New York Times sur le Central Fund avait incité le futur Premier ministre Benny Gantz à soumettre une lettre de réponse au rédacteur en chef. La rhétorique des politiciens sionistes est le cadet des soucis pour ceux qui veulent s’opposer au mouvement de peuplement. Des activistes palestiniens sont fréquemment arrêtés et même emprisonnés pendant des décennies pour leur résistance.
Malgré les menaces, les organisateurs de la campagne ne se découragent pas. Pour Bana Zuluf, la résistance n’est pas un travail. C’est une partie intégrante de son identité en tant que Palestinienne.
« Le travail d’organisation des Palestiniens ne devrait pas toujours être défensif. Nous ne devrions pas toujours être réactifs. Nous devrions également adopter une position. »
Sa résolution est partagée, parmi ses compatriotes.
« Vous – tout le monde – pouvez faire quelque chose »,
insiste Saleh Diab, un autre activiste de la campagne.
« Tout le monde en Amérique (…) peut faire cesser le vol de plus de maisons encore. »
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(*) Lea Kayali est une animatrice communautaire palestinienne, une écrivaine et une aspirante avocate du mouvement. Elle a travaillé dans la défense des droits civils et dans la communication digitale. Elle prépare actuellement un doctorat en droit à la Faculté de droit de Harvard.
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Publié le 19 septembre 2022 sur The (f)law
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine