Jocelyne, l’indomptable
C’est avec une grande tristesse que le Liban a appris hier la disparition de la cinéaste libanaise. Ses grands yeux couleur vert eau se sont à jamais fermés sur ce monde qu’elle a tellement aimé, et dont elle a voulu être le témoin.
Colette KHALAF | OLJ 08/01/2019
Cinéaste, photographe et journaliste-reporter, Jocelyne Saab a succombé à la maladie, hier à Paris, à l’âge de 70 ans.
Née le 30 avril 1948, l’intrépide, l’insoumise et l’infatigable aura parcouru les époques et les pages de ce grand livre qu’est la vie, s’arrêtant souvent à des chapitres pénibles, les racontant, les reproduisant par images tout en se consumant elle-même petit à petit.
À chacune des rencontres avec cette globe-trotter, elle repartait avec une mission inédite, pour un combat nouveau, là où les populations meurtries, soumises et silencieuses avaient besoin de sa voix. Le dernier combat était plus intime, plus personnel, et a eu gain de toutes ses forces. Ces rencontres avaient lieu, bien sûr, à travers l’écran, avec ses films qui se succédaient, d’abord réalistes, puis plongeant dans le surréalisme.
Mais également personnellement, avec elle, des heures passées à reparler de la vie, de sa propre passion pour l’image, de son désir à tout réinventer et par conséquent de son vouloir d’exister.
« On est une si petite chose », a-t-elle dit un jour, lors d’une de ces rencontres à l’Institut français du Liban, alors qu’elle se savait rongée par ce mal incurable. « On ne compte pas dans ce monde infini, mais heureusement qu’on s’agite pour exister. » …
Au prix de sa vie…
Lorsqu’elle rentre en faculté d’économie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, puis poursuit ses études à Paris, ce petit bout de personne, véritable boule d’énergie, sait déjà qu’elle veut faire de l’image.
De retour au Liban, elle anime une émission de musique pop à la radio et elle est engagée par Etel Adnan au journal as-Safa. La poétesse ne cessera de travailler avec elle tout au long de sa vie sur d’autres projets.
Sa formation en sciences économiques et sociales lui permet également d’acquérir une véritable conscience politique. Et ses batailles auront pour noms la Libye, l’Égypte, le Golan.
Ces premiers reportages sont un avant-goût de la guerre qui l’attend et qui éclatera en 1975 dans son propre pays natal, le Liban.
Elle abandonne donc une mission qui devait l’emmener filmer le dénouement du conflit vietnamien pour rentrer au pays du Cèdre et réaliser son premier film sur les débuts et les origines de la guerre civile, Le Liban dans la tourmente (1975).
Ce premier film réalisé en tant que cinéaste indépendante sort en salle à Paris, mais est censuré au Liban. C’est le début d’une longue histoire d’engagement. Très vite, Jocelyne Saab, ne craignant rien, choisit son camp.
Elle s’engage aux côtés des Palestiniens, qui habitent aux abords de la capitale libanaise. Forte de ses convictions et au prix de sa vie, elle réalise l’année suivante, suite au massacre de la Quarantaine, Les Enfants de la guerre (1976).
Jocelyne Saab filme, mais provoque et fait des remous. Elle réalisera plus d’une quarantaine de films, la plupart documentaires, sur le Liban, l’Égypte, le Sahara, l’Iran, la Turquie et le Vietnam, tout en témoignant des grands bouleversements de la seconde moitié du XXe siècle.
Dans Beyrouth ma ville en 1982, elle illustre l’invasion israélienne avec une radicalité formelle qui donne à la journaliste documentariste ses galons de cinéaste.
… et au service de l’image
Embauchée comme assistante réalisatrice sur le tournage du Faussaire de Volker Schlöndorff en 1981, elle décide en 1984 de réaliser son propre film de fiction, tourné au cœur de la guerre : Une vie suspendue (Adolescente, sucre d’amour) qui sera sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes en 1985.
Jocelyne Saab délaisse donc le documentaire pour évoquer l’horreur avec la justesse que lui procure cette fois la fiction.
En 2005, elle signe Dounia qui dénonce l’excision des corps et des esprits, donne un coup de griffe dans la société égyptienne, ce qui lui vaut une condamnation à mort par les fondamentalistes.
Dans What’s going on ? en 2009, elle tente de retrouver la poésie d’un Liban en quête de son identité. C’est après cette date qu’elle bascule dans les arts visuels. La toile apparaît pour elle comme un espace de liberté, comme une « longue histoire d’amour ». « Je ne sais d’où me vient cette dextérité à la triturer, la façonner et l’architecturer », dira-t-elle.
Parmi ses expositions, la dernière en 2017 à l’Institut français met à l’affiche des enfants réfugiés des camps : « Je n’expose pas des photos uniquement pour exposer, mais pour questionner le regard des autres et susciter la réflexion. »
Ces images font écho à un court-métrage, Un dollar par jour, tourné un an plus tôt. L’amertume avait fait place à la résistance. « Elle a toujours eu une difficulté à accepter le discours dominant. Aujourd’hui, il n’y a plus de discours politique à tenir, on est à bout d’idées : elle ne prend aucun parti parce qu’il n’y a plus de parti à prendre, sinon celui du droit à une dignité humaine », explique Mathilde Rouxel, auteure de Jocelyne Saab, la mémoire indomptée, aux éditions an-Nahar.
Dans ce travail photographique qui tentait de retrouver la sincérité de l’image trop longtemps utilisée à mauvais escient, on retrouvera l’expression (chère à son cœur) de « résistance culturelle », qui a donné son nom en 2013 à un festival de cinéma à Tripoli. Ces mêmes photos d’enfants, Jean-Luc Godard les empruntera plus tard pour son dernier film, Le Livre d’images, primé à Cannes.
Pionnière mais aussi novatrice, Jocelyne Saab aura essayé toute sa vie de réinventer l’image dans son essence la plus noble. Rassembler des films libanais pour jeter les bases d’une cinémathèque, réaliser Fécondation in video, qui suit le processus d’implantation in vitro en posant une caméra sur une sonde qui permet de filmer l’intérieur du corps humain, mais aussi se réinventer soi-même sans jamais trahir ses convictions premières, autant de gestes que la cinéaste Jocelyne Saab n’a cessé de recréer pour contribuer à la (re)naissance d’une image inédite et nouvelle.
Publié sur L’Orient Le Jour le 8 janvier 2019