L’équilibre est difficile après les frappes israéliennes sur l’Iran
Le récit officiel d’Israël est que son opération a été un succès, tandis que l’Iran en a minimisé l’impact, ce qui suggère une descente de l’échelle de l’escalade – ou du moins une réticence à grimper plus haut.
Maureen Clare Murphy, 28 octobre 2024
Samedi 26 octobre, au matin, quatre soldats iraniens ont été tués par des frappes de l’aviation israélienne contre des sites militaires en Iran.
L’attaque a eu lieu près d’un mois après un barrage de missiles balistiques lancés par l’Iran contre au moins trois installations de l’armée israélienne et de ses renseignements.
Cette attaque iranienne du 1er octobre constituait elle-même les représailles attendues depuis longtemps aux assassinats des chefs de la résistance Hasan Nasrallah et Ismaïl Haniyeh. Au moment de son assassinat, rappelons que ce dernier était l’invité de l’Iran à Téhéran.
Samedi, l’Iran a commencé par dire que l’attaque israélienne n’avait causé que des « dégâts limités » et a affirmé que ses systèmes de défense avaient intercepté bon nombre des missiles israéliens.
Dimanche, les remarques du dirigeant suprême de l’Iran, l’ayatollah Ali Khamenei, ont été plus circonspectes. Il a en effet déclaré que l’attaque « ne devait être ni minimisée, ni exagérée ».
Et il a ajouté que la sécurité du peuple iranien serait garantie par la force de l’État dans tous les secteurs. À la suite des frappes israéliennes, les responsables détermineront
« ce qui doit être fait et ils feront tout ce qu’ils pourront au mieux des intérêts de ce pays et de cette nation ». ,
Les commentaires de Khamenei suivent le modèle de retenue et de réflexion prudente de l’Iran depuis le début des échanges actuels avec Israël en avril, quand Israël avait bombardé l’ambassade de Téhéran à Damas. Plusieurs fonctionnaires iraniens avaient été tués lors de cette attaque, parmi lesquels un haut commandant des gardes révolutionnaires d’élite.
Israël revendique des « frappes précises »
Samedi, l’armée israélienne a affirmé avoir lancé des « frappes précises » sur des sites militaires, au cours de son attaque qui a duré plusieurs heures. Il a dit qu’il avait spécifiquement ciblé « des sites de fabrication et de lancement de drones et de missiles balistiques, ainsi que des batteries de défense aérienne », selon The Times of Israel.
Citant deux chercheurs américains, Reuters a rapporté que des images prises par satellite montraient qu’Israël avait frappé des bâtiments « utilisés pour le mélange de carburant solide destiné aux missiles balistiques ».
Decker Eveleth, un analyste de la CNA (un comité d’experts de Washington financé par le gouvernement américain pour faire de la recherche au profit de l’armée américaine), a déclaré que les frappes pouvaient avoir « gravement entravé la capacité de l’Iran à produire des missiles ».
Des sources des gouvernements israélien et américain ont également fait savoir à des médias amis que l’attaque israélienne avait « paralysé » le programme des missiles de l’Iran, pour reprendre les mots d’Axios.
Mais il s’agit presque certainement d’une info bidon.
L’Iran possède un arsenal constitué de milliers de missiles balistiques – il en a lancé environ 200 sur Israël rien que le 1er octobre – et, récemment, il a encore accru sa production.
La Nuclear Threat Initiative (Initiative contre la menace nucléaire), un comité d’experts installé à Washington, estimait en 2017 que l’Iran avait « un vaste programme, de plus en plus sophistiqué, de missiles balistiques » et qu’il possédait « le plus grand nombre de missiles balistiques de tous les pays du Moyen-Orient ».
Selon un dossier de 2006 produit par la même organisation et disponible sur le site internet de la CIA, l’Iran a maintenu sa production et ses tests de sites sur toute l’étendue de son vaste territoire.
Ce réseau de sites est sans aucun doute bien plus vaste près de deux décennies plus tard et, selon l’Iran, il comprend des usines souterraines.
Il est inconcevable qu’une seule frappe israélienne puisse « paralyser » un programme de cette ampleur. Et Israël n’est certainement pas susceptible d’avoir détruit quoi que ce soit que l’Iran ne puisse remplacer.
Au vu de la menace permanente d’une attaque américaine ou israélienne, il est très improbable que l’Iran ait concentré ses installations de production de missiles dans un nombre restreint d’endroits vulnérables et bien connus.
Peu d’importance stratégique
Autrement dit, il est peu vraisemblable que l’attaque israélienne ait eu une grande importance stratégique, malgré ce qu’il en est dit dans les médias de langue anglaise.
David Albright, un ancien inspecteur de l’armement travaillant pour l’ONU, a déclaré que, d’après Reuters, les frappes avaient endommagé un site utilisé pour tester des armes dans le cadre du programme de développement – aujourd’hui à l’arrêt – des armes nucléaires de l’Iran.
Le New York Times, citant sans les nommer des fonctionnaires iraniens et des responsables israéliens de la défense, a également rapporté
« qu’ Israël avait frappé des défenses aériennes disposées autour d’importants sites énergétiques iraniens ».
« Des systèmes de défense aérienne mis en place pour protéger plusieurs raffineries pétrolières et pétrochimiques importantes » ont été détruits au cours de l’attaque, de même que des « systèmes de surveillance d’un vaste gisement gazier ainsi qu’un important port du sud de l’Iran ».
Ces « hubs énergétiques et économiques très importants sont aujourd’hui vulnérables en cas d’attaques futures si le cycle des représailles entre l’Iran et Israël devait se poursuivre »,
estime le NY Times.
Mais cela présume que l’Iran, qui a accès à la technologie sophistiquée de la Russie en matière de défense aérienne, ne va pas remplacer très vite tous les systèmes détruits.
De plus, ce qui, en fin de compte, protège les sites pétroliers de l’Iran, ce ne sont pas ses missiles défensifs, mais sa capacité de dissuasion.
Si Israël ou les États-Unis devaient frapper les raffineries de l’Iran, ce dernier serait en mesure de dévaster les sites pétroliers israéliens, bien moins nombreux, et ceux qui sont situés le long du Golfe persique, ce qui plongerait le monde dans une gigantesque crise économique.
C’est pourquoi les États du Golfe ont exercé des pressions sur Washington afin d’empêcher Israël d’attaquer directement les sites pétroliers iraniens. Apparemment, Washington a suivi ces pressions, en extorquant des « garanties » que Tel-Aviv n’agirait pas en ce sens.
Israël a également touché plusieurs sites militaires dans le centre et le sud de la Syrie, au cours de son attaque contre l’Iran samedi, ont rapporté les médias de l’État syrien.
L’armée israélienne a affirmé qu’elle avait atteint tous ses objectifs et que des dizaines d’avions avaient participé à cette attaque « complexe », qualifiée de sans précédent par The Times of Israel « en termes d’ampleur, de durée et de reconnaissance immédiate de ses responsabilités par Israël ».
Comme l’a fait remarquer le New York Times, l’attaque « prudemment calibrée » de samedi matin était la première fois qu’Israël « reconnaissait publiquement avoir mené une opération militaire à l’intérieur de l’Iran ».
L’Iran met l’accent sur un cessez-le-feu à Gaza et au Liban
Le ministère iranien des Affaires étrangères a déclaré samedi que Téhéran « avait le droit et l’obligation » de se défendre mais il a également dit qu’il
« reconnaissait ses responsabilités à l’égard de la paix et de la sécurité dans la région ».
L’état-major général des forces armées iraniennes a déclaré qu’il se réservait le droit de riposter à l’attaque d’Israël, mais qu’il
« insistait sur la nécessité d’un cessez-le-feu durable à Gaza et au Liban afin d’empêcher le massacre des personnes innocentes sur place »,
ont rapporté les médias iraniens proches de l’État.
L’armée iranienne a déclaré que ses systèmes de défense avaient déjoué des attaques en trois endroits différents des environs de Téhéran.
Tant Israël que l’Iran ont indiqué qu’ils allaient s’abstenir de toute escalade susceptible de dégénérer en une guerre régionale, voire mondiale, catastrophique – du moins pour l’instant.
Mohammad Marandi, un analyste et professeur de l’Université de Téhéran, a déclaré que l’Iran allait exercer des représailles, après la frappe aérienne « insignifiante » d’Israël :
« Toute escalade de la part du régime [israélien] et tout acte d’agression (…) par ce même régime devront entraîner une riposte de façon à créer une dissuasion »,
a-t-il expliqué samedi sur Sky News.
« Le régime [sioniste] ne s’en tire pas très bien à la frontière du Liban et c’est pourquoi il modifie désormais ses objectifs au Liban »,
a déclaré Marandi.
« Ils sont collés à la frontière, ils ont subi de lourdes pertes, en particulier ces quelques derniers jours et il semble donc évident que le régime est faible et vulnérable. »
Marandi a fait remarquer qu’Israël mène depuis longtemps des attaques contre l’Iran, y compris l’assassinat d’hommes de science dans le pays. Mais l’actuel échange a débuté quand Israël a bombardé l’ambassade de l’Iran à Damas, en avril.
Après que l’Iran a riposté à cette frappe par une salve de missiles lancée sur Israël, ce dernier – on le présume très fort, du fait qu’Israël n’a ni confirmé ni infirmé sa responsabilité – a assassiné le dirigeant du Hamas, Ismaïl Haniyeh, qui était en visite officielle à Téhéran. C’était en juillet.
« Ce ne sont en aucun cas des escalades provoquées par l’Iran, mais tout simplement des ripostes iraniennes à l’agression du régime israélien »,
a ajouté Marandi.
« L’Iran est disposé à agir de la sorte encore et toujours parce que l’Iran surpasse facilement le régime »,
a-t-il encore dit.
« Et c’est donc au régime de décider : désire-t-il dévaster et détruire tout ? Nous allons voir. »
Certains hommes politiques israéliens, y compris d’aucuns faisant partie de la coalition au pouvoir du Premier ministre Benjamin Netanyahou, ont déclaré que l’attaque n’avait pas été suffisamment agressive. Le dirigeant de l’opposition, Yair Golan, a déclaré qu’elle avait porté un coup « sans nous entraîner dans une inévitable guerre d’usure ».
Le discours officiel d’Israël dit que cette opération a été un succès, alors que l’Iran en a minimisé l’impact, suggérant une descente de l’échelle de l’escalade – ou du moins une réticence à monter plus haut. Les deux États ont prouvé leur capacité à percer les systèmes de défense et à frapper en profondeur dans leur territoire respectif.
António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, a déclaré samedi qu’il était
« profondément alarmé » et il a réclamé de la diplomatie, ajoutant que « tous les actes d’escalade sont condamnables et doivent cesser ».
Le président américain Joe Biden a dit qu’il espérait que les frappes israéliennes seraient « la fin ». Mais il existe un grand risque de poursuite de l’escalade aussi longtemps que Washington continuera de prolonger le génocide perpétré par Israël à Gaza.
Une attaque de moindre ampleur ?
Les dirigeants israéliens avaient mis en garde contre une attaque bien plus dévastatrice que celle qui a eu lieu ce samedi.
Mercredi, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a déclaré que
« tout ennemi qui tente de nuire à l’État d’Israël paiera un prix élevé ».
Plus tôt, ce mois-ci, Gallant avait dit que
« notre frappe sera puissante, précise et, par-dessus tout – surprenante. Ils ne comprendront pas ce qui s’est passé et comment cela s’est passé. »
Le 30 septembre, la veille de l’attaque balistique de l’Iran, Natanyahou avait laissé entendre qu’Israël allait viser le gouvernement de Téhéran en représailles pour toute frappe iranienne en riposte à la mort de Nasrallah et d’autres dirigeants fondateurs du Hezbollah au Liban.
Netanyahou a dit
« qu’il n’y a nulle part où nous n’irons pas pour protéger notre peuple et protéger notre pays ». Et d’ajouter que « lorsque l’Iran sera libre, et ce moment viendra bien plus tôt que les gens ne l’imaginent, tout sera différent ».
Les évaluations des renseignements américains anticipaient une réponse israélienne bien plus sévère que ce qui s’est passé samedi.
Des documents hautement confidentiels du Pentagone mettant en évidence les préparatifs d’Israël en vue d’attaquer l’Iran indiquaient qu’Israël allait frapper un coup bien plus dévastateur que ce qui s’est réellement produit en termes de sensibilité et de quantité des cibles.
Les deux documents peuvent avoir fuité dans le but même de réduire une attaque israélienne plus sévère qui, en fin de compte, aurait mêlé plus encore l’armée américaine à une conflagration régionale de plus en plus dangereuse.
L’armée iranienne a dit que samedi, pour effectuer son attaque, Israël avait utilisé l’espace aérien irakien contrôlé par les EU, a rapporté samedi l’agence semi-officielle d’information Tasnim, qui est associée au Corps de la Garde révolutionnaire islamique.
« Les unités de la défense aérienne du pays ont été à même d’empêcher les avions de combat israéliens d’entrer dans l’espace aérien iranien »,
a ajouté Tasnim en citant l’armée.
Tant les officiels jordaniens que saoudiens ont prétendu que leur espace aérien n’avait pas été utilisé pour l’attaque israélienne. Riyad a condamné les frappes contre son ancien rival régional en disant qu’il s’agissait d’une violation de la souveraineté de l’Iran « et une violation des lois et normes internationales ».
La mission de l’Iran aux Nations unies a accusé les EU de complicité dans l’attaque israélienne.
Dans les quelques jours qui ont précédé les frappes israéliennes, Washington a envoyé en Israël son système de défense antimissile le plus performant ainsi qu’une centaine d’hommes censés le rendre opérationnel.
Les responsables américains nient toute implication des EU dans l’attaque israélienne de samedi.
Isaac Herzog, le président israélien, a remercié les EU pour leur coopération « ouverte et couverte » dans les frappes.
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Maureen Clare Murphy est rédactrice en chef de The Electronic Intifada.
Ali Abunimah a contribué à la recherche et à l’analyse en ce qui concerne le programme des missiles balistiques de l’Iran et ses systèmes de défense aérienne.
Ali Abunimah, cofondateur et directeur exécutif de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.
Il a aussi écrit : One Country : A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impasse
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Publié le 28 octobre 2024 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine