Les 14 mois dans une prison israélienne d’un journaliste de Gaza
Le journaliste Ahmad Shaqoura nous explique qu’il a perdu quelque 138 livres (62 kg) au cours de ses 14 mois de détention dans diverses prisons israéliennes.

Après avoir passé 14 mois dans une prison israélienne, le journaliste Ahmad Shaqoura a été libéré en février dernier. (Photo : Abdullah Younis)
Abdullah Younis, 3 avril 202
À la grande stupeur de sa famille, de pas mal de ses amis et de moi-même, Shaqoura, qui pesait 319 livres (144 kg) avant son arrestation le 8 décembre 2023, a regagné le quartier d’al-Rimal en février dernier avec les os qui lui ressortaient presque du corps, du fait qu’en prison,
« il n’avait pas reçu assez de nourriture pour nourrir un chat ».
Je connais Shaqoura depuis quatre ans. Il a 37 ans. Notre amitié s’est développée alors qu’il était formateur dans un cours que je suivais sur les médias digitaux à Gaza même, en 2021. Il travaille pour l’agence d’information Palestine Today, il est marié et a cinq enfants.
C’est également un cuisinier doué et il aime la natation et les jeux électroniques de stratégie, dont le jeu PES de foot électronique.
C’est en mars que j’ai retrouvé Shaqoura dans le quartier d’al-Rimal. Il était midi et nous étions assis à l’extérieur sous le soleil dont la vue lui avait tant manqué au cours de ses 14 mois de détention. Il était l’un des 369 prisonniers palestiniens libérés par Israël lors de l’échange, en février, avec trois prisonniers israéliens.
Nous n’avions pas trouvé de place pour nous asseoir et pour parler, sauf parmi les décombres des maisons détruites tout autour de nous.
L’arrestation initiale
Shaqoura me dit qu’il était chez lui, en train d’écouter à la radio les infos concernant l’invasion de Gaza par l’armée israélienne, quand des soldats étaient arrivés et avaient demandé par haut-parleur que les résidents quittent leurs maisons et se rendent.
Shaqoura m’explique que les hommes avaient dû se dévêtir pour ne garder que leurs sous-vêtements.
« Les soldats m’ont entravé avec trois solides menottes en plastique et m’ont couvert la tête d’un bandeau de sorte que je ne pouvais rien voir », dit-il en me montrant les blessures toujours visibles à ses poignets.
« Ces menottes ont provoqué de graves blessures à mes mains. Elles m’ont écrasé la peau et la chair et ont même atteint l’os. »
Les soldats israéliens avaient emmené Shaqoura et un groupe de ses voisins masculins en bus vers le nord, à la base militaire israélienne de Zikim.
« Pendant 18 heures d’une traite, on ne nous a pas permis de boire de l’eau ni de nous soulager et, bien qu’il fît très froid, on ne nous a pas permis non plus de porter de vêtements »,
rappelle-t-il.
L’armée israélienne avait ensuite transféré Shaqoura au tristement célèbre camp militaire de Sde Teiman.
« J’étais toujours menotté avec les yeux bandés et ils m’ont fait asseoir sur du gravier aux bords rugueux. Cela m’a valu des plaies dans le dos. Je suis resté comme ça pendant cinq jours d’affilée. »
Loin du regard des caméras, les tabassages sont particulièrement brutaux
Shaqoura avait ensuite été transféré à la prison de Jalame, dans le centre d’Israël, pour 140 jours, une période qu’il décrit comme la plus brutale de son emprisonnement.
« Pendant cinq heures d’affilée sur la route d’al-Jalame, les soldats m’ont battu à l’aide de baguettes de fer. J’ignorais qu’il y avait d’autres détenus avec moi jusqu’au moment où j’ai entendu leurs cris du fait qu’on les battait eux aussi »,
explique Shaqoura, en mentionnant qu’il avait en permanence eu les yeux bandés.
« Quand je suis arrivé à al-Jalame, j’ai été placé dans une zone éloignée des caméras de surveillance répandues un peu partout dans la prison. Puis les soldats se sont remis à me cogner dessus sur tout le corps »,
dit-il.
La douleur était si sévère qu’il avait pensé que plusieurs de ses os avaient été brisés, mais il ajoute qu’il n’avait reçu aucun traitement médical.
Shaqoura explique qu’il avait été incapable de marcher pendant deux mois à cause de cette agression.
« Je ne pouvais même pas me déplacer pour aller aux toilettes, de sorte que je me retenais de manger de façon à ne pas devoir y aller ensuite »,
rappelle-t-il.
Ces difficultés personnelles étaient rendues plus compliquées encore par les conditions de la prison et le traitement quotidien prévalant généralement.
« On ne nous permettrait pas de nous exposer au soleil et nous ignorions l’heure »,
poursuit Shaqoura.
« Les cellules étaient peintes en noir afin d’affecter le moral des détenus. Il n’y avait pas d’air frais ni de contact avec le monde extérieur, comme la famille ou les avocats. »
Il dit encore qu’il avait été soumis à des sessions d’interrogatoire jour et nuit et que, afin de le soumettre à des pressions et de briser sa résolution, il avait été
« placé pendant un mois en confinement solitaire dans une cellule d’un mètre de long sur cinquante centimètres de large ».
Shaqoura avait alors été transféré à la prison d’Ofer, près de Ramallah, en Cisjordanie, où il avait été soumis à des tabassages et privations similaires.
Il dit que la nourriture
« fournie pour trois jours à la prison correspondait à la moitié de la nourriture nécessaire pour toute personne en dehors de la prison (…) et qu’elle ne nous était uniquement fournie pour que nous ne mourions pas faim ».
« Nous dormions sur des lits de fer sans la moindre literie ou couverture malgré la froidure de l’hiver. Les soldats faisaient irruption dans les cellules et nous réveillaient au moins trois fois par nuit, dans le but de rendre notre sommeil infernal et d’affecter notre moral. »
Ma famille « ne m’a pas reconnu »
Shaqoura dit qu’il s’était parfois senti désespéré du fait qu’il « n’avait rien entendu dire » de sa femme et de ses enfants à Gaza, et il avait supposé qu’ils avaient subi les bombardements israéliens.
L’interaction avec d’autres prisonniers avait aidé Shaqoura à garder le moral.
« J’ai rencontré des prisonniers qui avaient passé des années ici. Ils n’ont soutenu psychologiquement et m’ont donné l’espoir d’être enfin relâché et de retrouver ma femme et mes enfants », dit-il.
« Ce soutien m’a donné beaucoup de force pour endurer la prison. »
Il explique qu’il avait été fou de joie quand un officier israélien lui avait dit le 19 janvier 2025 qu’un cessez-le-feu avait été dégagé entre le Hamas et Israël et qu’il allait être libéré dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers.
Quand on l’a libéré le 15 février, il dit qu’il ne savait pas si sa femme et ses enfants étaient toujours en vie.
« Quand le bus est arrivé à Gaza, j’ai vu ma femme et mes enfants qui m’attendaient. Quand eux m’ont vu, ils ne m’ont pas reconnu immédiatement car j’avais perdu tant de poids que je ne ressemblais plus à ce dont ils se souvenaient. »
Il ajoute :
« Mes enfants m’ont regardé, se demandant si j’étais leur père ou pas. Mais leurs doutes ont disparu quand je leur ai souri et que je me suis précipité pour les embrasser. »
« À ce moment, j’ai ressenti une grande joie et j’ai infiniment remercié Dieu. »
Pour l’instant, Shaqoura reçoit des soins médicaux et psychologiques dans un programme gouvernemental de soins ambulatoires au Complexe médical Nasser, à Khan Younis.
Il a repris son travail de journaliste et il espère également ouvrir un jour un restaurant à Gaza.
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Abdullah Younis est journaliste dans la bande de Gaza.
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Publié le 3 avril 2025 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine