« Par tromperie » : la duplicité du Mossad et la complicité de Washington
Comment les logiciels espions du Mossad, le silence de l’Amérique et l’instrumentalisation de la loyauté révèlent une crise de l’alliance, du récit et de la justice.

« Par tromperie » — Sous le masque de la démocratie se cache une doctrine commune de surveillance et d’impunité, forgée dans une alliance déséquilibrée et maintenue via l’oblitération.
Rima Najjar, 13 juillet 2025
Malgré des milliards d’aide militaire, un soutien technologique de pointe et une protection diplomatique indéfectible, les États-Unis sont régulièrement surveillés par l’allié même qu’ils soutiennent. Par le biais du Mossad, Israël ne leur témoigne pas sa loyauté, mais se livre à leur encontre à un espionnage complexe – décrit par l’ancien agent de la CIA Andrew Bustamante comme des cadeaux agrémentés de logiciels espions et une collaboration imprégnée de méfiance. Pour de nombreux Américains, cette asymétrie morale va à l’encontre du lien intuitif entre générosité et allégeance.
Dans un extrait désormais viral du podcast n° 224 de Julian Dorey, Bustamante raconte comment le Mossad offrait des « cadeaux » à la CIA – généralement des outils technologiques ou de renseignement – systématiquement incrustés de logiciels espions. L’anecdote n’a rien d’exceptionnel ; elle est emblématique. L’éthique du Mossad, façonnée par un mode de gouvernance sioniste privilégiant la domination plutôt que la responsabilisation, est sans complexe : la tromperie prime sur la transparence, la survie sur la solidarité, les intérêts sur les alliances. Son credo, « Par la tromperie, tu feras la guerre », n’a rien d’une figure de rhétorique. C’est une doctrine tactique où la manipulation est sacrée, les limites éthiques négligeables et la trahison stratégique, même envers les bienfaiteurs, entièrement normalisée.
Alors que la CIA navigue entre contraintes diplomatiques et contrôle exécutif, le Mossad opère avec une autonomie doctrinale. Cette asymétrie est à la fois opérationnelle et philosophique, et se répercute négativement sur les Palestiniens via l’élaboration politique, les normes du renseignement et le langage moral de l’alliance.
L’asymétrie au cœur de l’alliance américano-israélienne – où l’aide inconditionnelle rencontre la trahison stratégique – na rien d’un hasard diplomatique. Elle est structurelle. L’éthique de la tromperie du Mossad, ancrée dans la doctrine sioniste, offre le modèle d’un pouvoir irresponsable : la surveillance transformée en partenariat, l’agression déguisée en préemption. Et la politique américaine ne se contente pas de tolérer ce calcul, elle l’amplifie.
Prenons le débat sur le financement du Dôme de Fer en 2021. Malgré les preuves montrant que le système a protégé les campagnes de bombardement à Gaza, les législateurs de part et d’autre l’ont présenté comme un impératif humanitaire, déconnecté des réalités du terrain. La collaboration entre les services de renseignement américano-israéliens, entre autres grâce à des outils de surveillance conjoints et des bases de données biométriques, a renforcé la police prédictive du Shin Bet, qui identifie les jeunes Palestiniens comme des menaces préventives et ce, sur base d’une suspicion algorithmique.
Les opérations du Mossad visant des diplomates américains ou violant les normes de contre-espionnage sont accueillies avec le silence – non pas par manque de preuves, mais parce que l’alliance est sacro-sainte. Dans ce schéma, la tromperie est valorisée comme une prouesse stratégique. Il en résulte des cadres politiques qui privilégient l’impunité au détriment des principes, l’alliance au détriment de la responsabilisation et l’effacement au détriment des preuves.
Le mode de gouvernance sioniste ne limite pas la tromperie à l’espionnage. Il l’intègre à l’architecture même de la gouvernance. À Gaza, la doctrine israélienne de la « tonte-de-la-pelouse » – un euphémisme pour désigner les bombardements massifs routiniers – redéfinit l’annihilation des civils comme une forme de contre-terrorisme. La décision de la CIJ de 2024 déclarant illégale l’occupation israélienne de Gaza, de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie a été accueillie par une escalade de l’expansion des colonies et des violences des milices de colons, notamment en zone C. Ces milices, souvent armées et protégées, déplacent les bergers palestiniens et les communautés bédouines sous couvert de « zones de sécurité ». La couverture diplomatique occidentale transforme le nettoyage ethnique en impératif stratégique.
Cette logique a des précédents. La Déclaration Balfour de 1917 et l’accord Haavara avec l’Allemagne nazie illustrent la manière dont les institutions sionistes ont historiquement exploité le pouvoir impérial pour consolider leur domination coloniale. Aujourd’hui, ce schéma perdure, cette fois par l’intermédiaire des États-Unis, qui permettent l’impunité d’Israël par le biais d’un apartheid normalisé. Les confiscations de terres, les restrictions de mouvement et le déni de citoyenneté sont présentés comme des manœuvres défensives contre une population intentionnellement rendue suspecte. Dans cette matrice, la sécurité n’est plus une protection, mais un prétexte. La realpolitik n’est pas du pragmatisme, mais le lubrifiant idéologique d’un projet d’oblitération.
L’impunité d’Israël s’appuie non seulement sur sa supériorité militaire ou sa puissance diplomatique, mais aussi sur une armure narrative. Israël redéfinit la transgression comme une nécessité, la domination comme une défense. Cet échafaudage idéologique s’appuie lourdement sur la mémoire de l’Holocauste, l’angoisse existentielle et le langage de la menace perpétuelle. Israël, comme il le proclame à l’adresse du monde, ne se contente pas de se défendre lui-même uniquement : il défend la « civilisation » contre la barbarie. Dans ce schéma, les frappes préventives, les détentions illimitées et les guerres de siège sont requalifiées d’impératifs moraux.
Prenons l’exemple des assassinats extrajudiciaires du Mossad, perpétrés dans des États souverains, du Liban à la Malaisie. Rarement condamnés, ils sont présentés comme des actes de génie tactique, immortalisés à Hollywood et présentés comme des innovations héroïques. La logique est la suivante : la violence israélienne est particulièrement lisible, ancrée dans un traumatisme historique et le fardeau de la survie juive. Pendant ce temps, la résistance palestinienne, indépendamment de son alignement sur les normes anticoloniales internationales, est traitée comme structurellement illégitime.
Plus insidieusement, l’exceptionnalisme sioniste instrumentalise le langage de la démocratie libérale pour occulter l’apartheid. Israël se présente comme « la seule démocratie du Moyen-Orient » tout en imposant un double régime juridique : l’un pour les colons juifs, l’autre pour les Palestiniens sous occupation. Le discours antisémite est instrumentalisé pour transformer la critique de la politique israélienne en haine du peuple juif. Cela n’a rien d’un hasard, c’est une tactique. Cela transforme le colonialisme de peuplement en une croisade civilisatrice, où l’éradication des peuples autochtones devient une nécessité sacrée.
Dans le domaine du renseignement, cette logique reflète la stratégie du Mossad : tromper, déformer, dominer, non pas au mépris des codes moraux, mais en leur nom. Les « dons » truqués à l’aide de logiciels espions, l’infiltration institutionnelle et la normalisation de la double action sont des affirmations stratégiques d’une mission sacrée. La subversion est sanctifiée, la tromperie est un droit inné.
La réponse des EU aux tactiques du Mossad n’a pas été façonnée par l’ignorance. Les Américains travaillant dans la technologie étaient conscients que les acteurs industriels israéliens se livrent non seulement à un espionnage d’entreprise, et ce, très fréquemment, mais que, lorsque la chose est soupçonnée et qu’elle leur est rapportée, les agences américaines refusent d’ordinaire d’enquêter et de poursuivre les incidents flagrants qui ont lieu juste sous leurs yeux, même s’ils sont parfaitement conscients de ce qui se passe. Les prétendues innovations technologiques israéliennes dans la surveillance, le contrôle et le traitement des données ne sont presque jamais d’origine israélienne.
Ceci, du fait que la politique étrangère américaine reflète un alignement idéologique avec Israël, alignement guidé par des croyances qui considèrent le pouvoir comme une vertu. Par le biais de l’exceptionnalisme, les EU se perçoivent comme moralement supérieurs et ils appliquent donc des normes de responsabilisation de façon sélective. L’hégémonie libérale stimule les efforts en vue de reproduire le monde à sa propre image, en promouvant la démocratie et les marchés via une dominance militaire et diplomatique. Associées à un engagement envers la primauté militaire, ces idéologies filtrent les actions qu’il convient de condamner et celles qu’il y a tout lieu d’excuser. Ce cadre fait que toute critique envers des alliés comme Israël devient politiquement interdite.
Ces œillères idéologiques américaines trouvent un parallèle dans l’exceptionnalisme sioniste, un système de croyances qui perçoit Israël comme ayant un droit exclusif à une légitimité morale et politique, quelles que soient ses actions. L’exceptionnalisme sioniste présente l’identité israélienne comme singulièrement vertueuse ou historiquement chargée, permettant de rationaliser sa violence tandis que la résistance palestinienne est pathologisée. À travers ce prisme, les institutions – des médias au monde universitaire – internalisent et reproduisent une hiérarchie de la légitimité qui soustrait la conduite israélienne à tout examen et rend suspecte la survie palestinienne :
· Le cadrage des médias
Les médias occidentaux ont l’habitude d’édulcorer la violence israélienne. Les frappes aériennes sur Gaza deviennent des « affrontements », les pogroms de colons se muent en « tensions » et les infrastructures de l’apartheid sont requalifiées de « mesures de sécurité ». Le nombre de morts palestiniens est présenté comme collatéral, et non structurel. Lorsque le logiciel espion Pegasus s’infiltre dans les appareils des journalistes, l’histoire relève d’une anomalie technologique, et non d’un scandale politique. Ce recadrage immunise Israël contre la condamnation réservée aux autres régimes.
· Le contrôle académique
Dans les institutions d’élite, la Palestine est cantonnée aux études de conflit ou aux modules de sécurité, où la stratégie est au premier plan et l’éthique occultée. Les financements pro-israéliens influencent les recrutements, les subventions et les colloques, freinant ainsi la recherche. Les chercheurs palestiniens sont confrontés à des obstacles pour obtenir des visas, à la censure et à l’isolement académique. La souveraineté épistémique elle-même devient suspecte. Il existe une règle tacite : seules certaines voix peuvent s’exprimer sur l’occupation.
· La protection diplomatique
Malgré une documentation de plus en plus abondante – rapports de l’ONU, enquêtes de la CPI, témoignages portant sur les droits humains –, Israël échappe à toute responsabilité. Les veto américains agissent comme un pare-feu. Les accords de renseignement conjoints élèvent le Mossad au rang de partenaire stratégique, même en cas de tromperie révélée. L’ironie est brutale : les outils mêmes du droit international et de la diplomatie sont instrumentalisés pour préserver l’impunité sioniste.
Le réseau de complicité mondiale décrit ci-dessus ne se contente pas d’excuser l’asymétrie : il la rend opérationnelle. L’espionnage du Mossad devient astuce ; l’apartheid israélien est présenté comme du pragmatisme ; la survie des Palestiniens est traitée comme une menace.
Contester la complaisance américaine n’est pas un choix éditorial, mais un impératif géopolitique. Pour lutter contre l’impunité sioniste, nous devons démanteler les récits qui la soutiennent. Cela implique de mettre sur pied des systèmes où le témoignage, la mémoire et la résistance palestiniens sont traités non pas comme des exceptions, mais comme des éléments faisant autorité. Cela implique de dissocier la légitimité des alliances militarisées et de redéfinir la sécurité non pas comme une domination, mais comme une dignité.
Il s’agit d’un examen de conscience moral. Il exige de dépouiller l’espionnage de son prestige, de dénoncer la complicité de la diplomatie et de s’attaquer aux mécanismes idéologiques qui favorisent la trahison. Ce faisant, nous ne nous contentons pas de dénoncer l’asymétrie : nous la rejetons. Nous la contrecarrons par des cadres de responsabilité, de transparence et de libération, récrivant le scénario qui a trop longtemps fait de la domination le destin de la Palestine. Ce scénario est révolu.
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Rima Najjar est une Palestinienne dont la branche paternelle de la famille provient du village dépeuplé de force de Lifta, dans la périphérie occidentale de Jérusalem et dont la branche maternelle de la famille est originaire d’Ijzim, au sud de Haïfa. C’est une activiste, une chercheuse et une professeure retraitée de littérature anglaise, à l’Université Al-Quds, en Cisjordanie occupée.
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Publié le 13 juillet 2025 sur le blog de Rima Najjar
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine