Du Guatemala à Gaza, la négation du génocide insulte la justice

 

Ana Maria Monjardino  The electronic Intifada  10 juillet 2025

 

Une affiche à Guatemala City, le 15 mai, montre une femme guatémaltèque et une femme palestinienne qui se tiennent les mains. On peut lire : « Fin du génocide. Solidarité avec la Palestine. » (Photo : CPR Urbana)

 

Déformer la narration historique est un mécanisme de contrôle.

Toutefois, il n’y a guère d’autres occasions où elle ait été appliquée avec une main plus lourde que lors du génocide perpétré par Israël à Gaza où, début juillet, plus de 57 000 personnes avaient déjà été tuées.

En faisant commencer la discussion le 7 octobre 2023, par exemple – en ignorant donc les 77 années d’occupation et de nettoyage ethnique qui l’ont précédé – un projet colonial est repensé en tant que nation soumise à une menace.

Et s’engager dans toute l’histoire nous emmènera au-delà de la Palestine. Des pays de l’Afrique à ceux de l’Amérique latine, Israël a aidé à détruire des communautés indigènes en exportant des armes et des tactiques testées de façon opportune sur les Palestiniens occupés, puis étiquetées « testées au combat », écrit Antony Loewenstein dans son livre de 2023, The Palestine Laboratory (Le laboratoire palestinien).

Au Guatemala, site de certains des crimes de guerre les plus horribles d’Israël en dehors de la Palestine, la réalité du bellicisme d’Israël est bien documentée. L’instrumentalité d’Israël dans la guerre civile, longue de plusieurs décennies, et dans le génocide sponsorisé par l’État des Mayas autochtones fournit un contexte critique au génocide perpétré aujourd’hui contre les Palestiniens.

Les relations actuelles entre Israël et le Guatemala sont liées à cette histoire sanglante et alimentées par la relation entre le sionisme et un évangélisme informé par deux interprétations bibliques.

La première est une version manipulée du livre biblique de la Genèse selon laquelle Dieu bénira ceux qui bénissent Israël et maudira ceux qui ne le font pas. La Genèse dit en fait que la bénédiction s’applique à tous les descendants d’Abraham (ou Ibrahim, comme les musulmans appellent ce prophète).

La seconde, plus bizarre, est un présage apocalyptique émanant de l’Apocalypse de Jean, qui postule que le peuplement juif et son contrôle de la Palestine sont un précurseur du retour du Christ.

La conséquence de ce phénomène sioniste chrétien – décrit par le révérend palestinien Munther Isaac comme une « théologie impériale » qui « sert les intérêts des empires d’aujourd’hui au détriment des gens faibles et sans défense » – constitue une confusion entre foi et géopolitique qui nourrit la solidarité avec Israël, comme on a pu le voir en Bolivie ces dernières années.

 

Le soutien israélien

Un nombre estimé à 200 000 Mayas et, dans une moindre mesure, de Ladinos (également appelés Mestizos), des personnes d’origine mixte autochtone et européenne, ont été tués ou ont disparu au cours des 36 années de la guerre civile guatémaltèque qui a fait rage entre 1960 et 1996.

Toutefois, c’est entre 1981 et 1983 – spécialement sous la direction d’Efraín Ríos Montt, un évangéliste pentecôtiste, et à la hauteur de l’implication militaire israélienne – que « plus de la moitié des massacres et des opérations de terre brûlée ont eu lieu », estime le Rapport de la Commission de clarification historique (CEH) sponsorisé par l’ONU.

Établi en 1994 pour enquêter sur l’histoire des violations des droits humains et des actes de violence tout au long du conflit armé, le CEH a découvert que, « dans le cadre des opérations de contre-insurrection menées entre 1981 et 1983, des agents de l’État du Guatemala avaient commis des actes de génocide contre certains groupes du peuple maya qui vivaient dans les quatre régions analysées ».

Et les empreintes israéliennes étaient partout présentes autour des atrocités de Ríos Montt.

Dans le sillage de son coup d’État le 23 mars 1982, Ríos Montt a dit à un journaliste d’ABC qu’il avait réussi « parce qu’un grand nombre de nos soldats ont été entraînés par les Israéliens ».

En 1983, son chef d’état-major, le général Héctor López Fuentes, le confirmait également : « Israël est notre principal fournisseur d’armes et l’ami numéro un du Guatemala dans le monde. »

Lors de l’exhumation de corps à Las Dos Erres, le site d’un massacre en 1982, où au moins 350 personnes avaient été tuées, les anthropologues médico-légaux ont découvert que « des fragments balistiques retrouvés dans certains des crânes correspondaient à des armes et à des étuis à cartouches du fusil Galil », un fusil automatique de fabrication israélienne.

Le génocide d’Israël à Gaza est lié à cette histoire de guerre.

 

Viva Palestina

« La tactique, la façon d’opérer ont été les mêmes », a déclaré Roxana Gramajo, une activiste ladina et oratrice lors des marches propalestiniennes au Guatemala.

Mais « le monde change », a-t-elle dit à The Electronic Intifada, de sorte que « nous devons continuer d’appliquer des pressions, des boycotts, de procéder à des dénonciations publiques ». Après tout, « c’est toujours Israël qui porte le drapeau. »

Catherin Chomalí Kokaly, une activiste et femme d’affaires palestino-chilienne qui vit au Guatemala depuis 1992, s’est dite d’accord.

« La connexion entre le génocide à Gaza et celui des populations autochtones au Guatemala, c’est un fournisseur d’armes commun : l’État sioniste d’Israël, qui tire profit des guerres et de la mort. »

Lors d’une manifestation récente en commémoration de la Nakba de 1948, cette connexion a également été évoquée à juste titre par Francisco Sanchez, de l’organisation Colectivo Hijos Guatemala (Enfants collectifs du Guatemala), dans une interview accordée à Hispan TV.

 

Street-art à Guatemala City, le 27 juin. On peut lire « Non au génocide », « Pas d’intervention américaine » et « nous n’oublions pas. » Œuvre originale par @tallerlaparresia (Photo : CPR Urbana)

Colectivo Hijos a été fondé en 1999, quelques années après la signature de l’accord de paix de 1996.

« Nous nous sommes organisés nous-mêmes parce que nous étions des enfants et des proches, et des gens également liés à la lutte révolutionnaire, a déclaré Sanchez, qui s’identifie comme Mestizo, à The Electronic Intifada. « Nous nous sommes organisés afin de réclamer une clarification sur ce qu’étaient devenus nos proches. »

Concernant le soutien de Colectivo Hijos à la libération palestinienne, il a expliqué : « Israël était pleinement impliqué ici [au Guatemala] dans la mise en œuvre du génocide. » En ce sens, a-t-il poursuivi, « nous avons un lien historique qui nous unit au peuple palestinien ».

« Nous espérons d’une certaine façon, et même maintenant, dans le contexte actuel, de continuer de travailler et de renforcer le processus [de connexion] afin de poursuivre ces véritables processus de libération pour les gens. »

Outre le fait de protester contre le génocide, il a déclaré : « Nous demandons aujourd’hui le retour de l’ambassade du Guatemala à Tel-Aviv. »

Les actes de solidarité avec les Palestiniens sont essentiels, comme l’a fait remarquer Chomalí Kokaly : « Je ne sais pas ce qui est le plus fort : l’ambition sans limite de dirigeants absurdes et dérangés, ou le silence de ceux qui peuvent toujours changer l’histoire du monde. »

 

Un présage apocalyptique

Au-delà des armes et des munitions, la palestinisation de la population autochtone du Guatemala – un terme ouvertement utilisé pour décrire la répression contre les « Mayas rebelles de la nation » – s’est étendue à un processus d’apartheid agricole.

Un exemple a été celui du programme du « village modèle » : une stratégie contre-insurrectionnelle qui a forcé des villageois déplacés à s’entasser dans les colonies concentrées afin de les isoler et de les contrôler.

Selon le journaliste Victor Perera, à la suite d’une visite dans les hautes terres du Quiché, en 1983, les « villages modèles » étaient « copiés en partie sur les kibboutzim défensifs établis le long de la frontière israélienne ».

À l’intérieur de ces villages, Beatriz Manz, une anthropologue américaine, a expliqué à Plaza Publica, un périodique guatémaltèque de journalisme d’investigation, que « l’Église évangélique convertissait de nombreuses personnes ».

Les villages « qui avaient un profond syncrétisme catholique ou qui faisaient partie de la théologie de la libération, ont été dévastés. Chaque endroit a changé radicalement et les rares personnes qui sont restées sont devenues membres de l’Église évangélique », a-t-elle expliqué en 2013, lors d’une interview.

La persécution simultanée des prêtres et des laïques catholiques en raison de leur soutien aux communautés autochtones et à leur théologie de la libération fut surtout répandue sous Ríos Montt, le premier dirigeant évangélique pentecôtiste du Guatemala.

Sa présidence, pour une minorité vocale d’évangélistes guatémaltèques, « signala le début de l’accomplissement de la prophétie biblique censée précipiter le seconde venue du Christ », écrivait Virginia Garrard-Burnett dans Terror in the Land of the Holy Spirit: Guatemala Under General Efraín Ríos Montt (La terreur sur la terre de l’Esprit saint : le Guatemala sous le général Efraín Ríos Montt).

« Aidé et encouragé par des évangélistes étrangers conservateurs (associés à l’administration Reagan) », écrivait-elle, Ríos Montt « menait une ‘guerre sainte’ unilatérale contre les paysans catholiques, en compagnie du protestantisme évangélique servant d’arme secrète contre-insurrectionnelle de destruction massive ».

Encore toute petite à cette époque, en tant que Ladina dans une famille catholique, Roxana Gramajo rappelait : « L’année de ma naissance, Efraín Ríos Montt entra en fonction comme président, créant une atmosphère permettant à l’Église néo-pentecôtiste de gagner encore plus de terrain. Il martyrisa de nombreux prêtres catholiques qui prônaient la justice et la lutte sociale. »

Et, expliquait-elle à The Electronic Intifada, cette persécution n’a pas pris fin avec la dictature de Ríos Montt ni même avec la fin de la guerre en 1996.

« En dépit de l’accord de paix signé en décembre 1996 », ajoutait-elle, « l’appareil d’État a continué d’opérer. »

La chose fut claire avec l’assassinat de Monseigneur Juan Gerardi, en 1998.

Sa mort a eu lieu « deux jours seulement après qu’il avait présidé la présentation du rapport de l’ODHAG [l’Office des droits humains de l’archevêché du Guatemala] sur sa récupération du projet de souvenir historique (REMHI), qui s’appuyait sur l’étude de plus de 55 000 violations des droits humains infligées au Guatemala durant la période de 36 ans de guerre civile dans le pays », avait fait remarquer Amnesty International à l’époque.

 

Une politique étrangère théologique

« Les églises évangéliques représentent aujourd’hui entre 25 et 40 pour 100 de la population » du Guatemala, a déclaré Cecilia Baeza, professeure de relations internationales, dans The New Arab en 2019.

« Ces églises jouent un rôle central en propageant le sionisme chrétien et elle sont de plus en plus actives dans le domaine politique », a déclaré Baeza.

En termes de politique, la chose a été particulièrement évidente au moment de la décision du président – et évangéliste – de l’époque, Jimmy Morales, de déménager l’ambassade du Guatemala de Tel-Aviv à Jérusalem, en 2018, suivant en cela les États-Unis, qui l’avaient fait  « pour les évangélistes », avait dit Donald Trump lors de son premier mandat de président des EU.

Le geste guatémaltèque constituait une « victoire » pour le Caucus des alliés d’Israël au Congrès du Guatemala, alors récemment instauré.

Selon Josh Reinstein, président de la Fondation des alliés d’Israël, un groupe de lobbying non partisan avec des représentants dans 56 pays, et directeur également du Caucus des alliés chrétiens de la Knesset, le Guatemala avait installé son ambassade à Jérusalem, « non pas en raison d’un puissant lobby juif, mais parce que les chrétiens croyant en la Bible voulaient que leur gouvernement agisse en ce sens ».

À la suite du déménagement de l’ambassade, une autre organisation sioniste chrétienne, connue sous le nom d’Alliance évangélique du Guatemala, avait félicité le gouvernement pour ses décisions et « avait encouragé les églises et les individus amis d’Israël à agiter des drapeaux israéliens dans les endroits publics ‘en signe de soutien et de solidarité dans la situation actuelle‘ », pouvait-on lire dans Prensa Libre, un quotidien guatémaltèque.

« Au Guatemala », Jamal Hadweh, chef de l’Association palestinienne du pays, a expliqué à The Electronic Intifada que « l’Alliance évangélique a été cruciale dans le soutien à Israël ».

En 2022, le Premier ministre d’Israël Benjamin Netanyahou a adressé sa gratitude à la communauté évangélique, alors que Jimmy Morales était à ses côtés.

S’adressant à Juan Cruz Cellammare, le président de l’Alliance évangélique latine – une organisation régionale qui englobe l’Alliance évangélique du Guatemala – Netanyahou a déclaré qu’Israël bâtissait du soutien en Amérique latine sur les fondations posées sur place par l’Église évangélique.

« J’ai été charmé d’entendre le président Jimmy Morales s’exprimer sur l’important soutien dont jouit Israël en Amérique latine de la part de nos amis évangéliques […] Je regarde vers l’avant afin d’étendre et de développer de profondes relations entre Israël et la communauté évangélique de toute l’Amérique latine. »

À ce jour et depuis le déménagement de l’ambassade en 2018, la Journée de l’amitié entre Israël et le Guatemala est célébrée le 14 mai de chaque année. Cette année, il n’en a pas été autrement, génocide ou pas.

 

La propagande humanitaire

Les tentatives sionistes en vue d’engranger le soutien guatémaltèque sont également perçues dans les projets humanitaires israéliens au sein des communautés mêmes qu’il avait contribué jadis à détruire.

Un acteur clé ici est Mashav, l’agence d’aide internationale israélienne qui opère sous le ministère israélien des Affaires étrangères. Malgré le recours continu d’Israël à l’affamement en tant que tactique génocidaire à Gaza, au Guatemala, par contre, Mashav travaille avec les autorités locales pour mener des projets dans le domaine de l’agriculture, de la gestion de l’eau et de la durabilité.

Cette étrange tentative de blanchir ses crimes génocidaires, tant passés que présents, est très répandue.

Dans le sillage de l’éruption du Volcán de Fuego en 2018, le ministre israélien des Affaires étrangères avait annoncé qu’il enverrait 10 000 dollars de soutien en aide pour soutenir les victimes du désastre.

Des travailleurs humanitaires formés par l’unité israélienne Zaka, très discréditée pour avoir inventé de toutes pièces les allégations de bébés décapités et de violence sexuelle le 7 octobre 2023, étaient également présentes et ont même installé une équipe sur place.

Cela rappelle les retombées du tremblement de terre de 1976, en pleine guerre civile, quand l’Église évangélique des EU s’était mise à envoyer de l’aide et des missionnaires pour soutenir les communautés déplacées, hâtant ainsi, du moins en partie, la montée de l’évangélisme pentecôtiste au Guatemala.

Une telle propagande humanitaire, pour paraphraser Munther Isaac, sert à manipuler « les faibles et les personnes sans défense » dans l’intérêt de « l’empire d’aujourd’hui ».

La confusion délibérée entre christianisme et sionisme, entre foi et politique, nourrit la solidarité avec Israël – qu’importe le prix.

Face à cette manipulation, reconnaître ce qui lie les deux génocides constitue une tâche critique. Du Guatemala à Gaza, la justice est une finalité collective.

 

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Ana Maria Monjardino est une journaliste indépendante originaire de Londres.

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Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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