L’exploitation économique des Palestiniens s’épanouit sous l’occupation

Zone industrielle de la colonie de Barkan, en Cisjordanie, qui comprend 120 usines exportant 80% de ses produits à l’étranger. Au fond, le village palestinien de Qarawat Bani Hassan. © 2004 David Silverman

En dépit de ceux qui prétendent le contraire, l’économie palestinienne se noie dans l’exploitation et les dettes.

La Cisjordanie occupée par Israël a été secouée par des protestations, durant toute la semaine dernière.

Chose inhabituelle, la cible n’a pas été les forces d’occupation israéliennes, mais bien l’Autorité palestinienne (AP). À Ramallah, Hébron, Naplouse et dans d’autres villes, la population est descendue dans les rues pour protester contre la hausses des prix et contre le régime économique imposé par l’occupation israélienne et appliqué par l’AP.

Au début, il semblait que la mini-révolte faisait partie d’un jeu de pouvoir interne, au beau milieu d’une crise budgétaire révélée par une réduction de l’aide étrangère, qui fait que l’AP est chroniquement incapable de payer les salaires de ses 150.000 employés et d’emprunter quoi que ce soit aux banques locales, auxquelles elle doit quelque 2 milliards de dollars US.

Le président de l’AP, Mahmoud Abbas, a proposé son aide aux protestataires, les qualifiant de début d’un « printemps palestinien » et des vidéos sur YouTube ont montré des manifestants qui réclamaient bruyamment la démission du Premier ministre Salam Fayyad et qui balançaient des chaussures vers ses effigies tout en évitant prudemment toute attaque contre Abbas.

Rivaux pour l’affection des États-Unis et d’Israël

Abbas a nommé Fayyad comme Premier ministre « intérimaire » après le coup d’État de 2007, soutenu par les États-Unis, qui renversa le « gouvernement d’unité nationale » dirigé par le Hamas. Cela faisait partie des efforts de l’administration Bush pour annuler la victoire électorale du Hamas en 2006.

Mais depuis lors, Abbas et Fayyad ont été obligés de cohabiter sans enthousiasme. Fayyad, un ancien haut fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) et dont le parti a été sévèrement battu aux élections de 2006, reste en poste sur l’insistance d’Israël, des États-Unis et de leurs vassaux européens – qui financent l’AP et supervisent la formation et l’entraînement de son appareil sécuritaire répressif.

Des appels récents du ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Lieberman en vue de remplacer Abbas ont sans aucun doute ajouté à la nervosité de l’entourage d’Abbas, puisque les sponsors américains et israéliens de l’AP pourraient tenter d’évincer Abbas et de mettre Fayyad à sa place.

Abbas ne peut avoir oublié que le poste de Premier ministre a été créé spécifiquement pour lui-même, voici une décennie, de façon à pouvoir priver Yasser Arafat de ses pouvoirs et, finalement, le remplacer. Cette semaine, on aurait dit que les loyaux partisans d’Abbas lançaient un mouvement contre Fayyad, peut-être afin d’exercer des pressions sur les donateurs internationaux afin qu’ils secourent l’AP, financièrement insolvable, ou pour bien montrer que c’étaient les hommes d’Abbas, et non Fayyad, qui avaient une grande influence sur le terrain.

Mais, même si c’était le cas, ce serait un jeu dangereux. D’autres protestations concernaient Abbas et le régime de l’AP en général et, à Ramallah, des dizaines d’agents des services de renseignement de l’AP filaient les manifestants et harcelaient dans les rues les personnes qu’ils soupçonnaient d’intentions subversives.

Si Abbas et ses partisans étaient derrière ne serait-ce qu’une partie des protestations, ils risquent de déclencher un processus qu’ils ne pourront maîtriser. Dans ce contexte, tant Abbas que Fayyad se sont vraiment décarcassés dans leurs efforts pour prouver leur loyauté et leur utilité au régime de l’occupation et de ses appuis américains. En mai, en présence de lobbyistes pro-israéliens venus des États-Unis et en visite, Abbas déplorait qu’Israël l’empêchait d’obtenir les armes dont il avait besoin pour tenir les Palestiniens sous son contrôle.

« S’ils m’aident à obtenir des armes, je les aiderai, parce que je prône la sécurité », pouvait-on lire dans The New York Times, qui citait Abbas parlant des Israéliens. « Nous voulons la sécurité pour faire cesser le terrorisme. Nous avons besoin de ces armes légales. Je reçois les doléances de l’appareil de sécurité, qui me dit : ‘Nous n’avons ni armes ni balles.’ » « Je ne puis contrôler la situation », a mis en garde Abbas.

« Je crains, Dieu m’en garde, que le système de sécurité ici ne s’écroule. » En raison de l’agitation croissante, Israël s’est rendu compte du danger pour le régime de l’AP dont il dépend, ce qui, mardi, a incité le Premier ministre Benjamin Netanyahu – sans aucun doute, sur les conseils de l’administration Obama – à ordonner le transfert immédiat à l’AP de 62 millions de USD prélevés sur les rentrées des impôts qu’Israël collecte en son nom.

Le bobard du « fayyadisme »

Au contraire, le rôle de Fayyad s’est moins concentré sur la répression directe et davantage sur le fait de saper les efforts des Palestiniens pour résister aux déprédations économiques d’Israël. Une propagande intensive des gouvernements et médias occidentaux a fait passer l’incolore Fayyad pour un « réformateur » et un « visionnaire » dirigeant et appliquant un plan téméraire de « construction d’État » destiné à préparer les Palestiniens à l’indépendance.

En 2009, l’éditorialiste du New York Times, Tom Friedman donnait le coup d’envoi en proclamant qu’il avait découvert « le concept de gouvernance arabe le plus excitant de tous les temps » et qu’il l’avait baptisé le « fayyadisme ».

Des cohortes de journalistes occidentaux affluèrent à Ramallah pour faire leur rapport sur ce miracle.

Le journal allemand Der Spiegel – spécialisé dans de tels reportages – y vit un « tigre » économique palestinien en devenir et son journaliste fut impressionné par le fait que « Ramallah a[vait] désormais son hôtel cinq étoiles, des restaurants à sushi et des parcmètres » et qu’un « restaurant panoramique rotatif allait bientôt s’ouvrir au 28e étage de la Palestinian Trade Tower, survolant Ramallah comme un vaisseau spatial ».

Les manifestes du « fayyadisme » furent le Plan palestinien de réforme et de développement – en fait, rédigé par le FMI en 2007 – ainsi que sa version abrégée, publiée en août 2009 sous un titre grandiloquent : « La fin de l’occupation, l’instauration de l’État ».

Les officiels et les experts créditèrent les « réformes » de Fayyad d’une croissance économique rapide de 7 pour 100 en Cisjordanie. Mais tout cela n’était qu’une illusion ou, plus exactement, un bobard.

Alors que la croissance économique à Gaza était même plus rapide – elle dépassait 20 pour 100 l’an dernier -, elle non plus n’avait rien qui eût permis de pavoiser.

Les économies de la Cisjordanie et de la bande de Gaza avaient considérablement dégringolé, au cours de la dernière décennie et, à Gaza, la moindre activité ou presque, y compris la reconstruction après l’attaque israélienne de 2008-2009 et l’effet du commerce avec l’Égypte via les tunnels, se traduisait dans les chiffres par une « croissance » spectaculaire.

Pauvreté et dette

Comme l’affirmait un récent rapport de la Banque mondiale [PDF], la quasi-totalité de la « croissance » de la Cisjordanie résultait de l’aide étrangère et, au cours des quelques dernières années, l’AP « est devenue plus dépendante vis-à-vis des donateurs et ce, à un degré sans cesse croissant », avec « la majeure partie de l’aide des donateurs servant à payer les salaires et arriérés de l’AP, ce qui a fait monter la consommation et les importations de biens de consommation ».

Le même rapport de la Banque mondiale estimait que les investissements avaient été quasiment nuls puisque les secteurs productifs de l’économie palestinienne continuaient à dégringoler et qu’en même temps, de plus en plus de gens devenaient dépendants des salaires de l’AP et de la charité que constituait l’aide.

Les protestataires palestiniens rejettent sur le Premier ministre Salam Fayyad le blâme de la crise économique, puisque « le moindre résident de Cisjordanie sait que la crise est le résultat de l'occupation. » [EPA]Les protestataires palestiniens rejettent sur le Premier ministre Salam Fayyad le blâme de la crise économique, puisque « le moindre résident de Cisjordanie sait que la crise est le résultat de l’occupation. » [EPA]

L’illusion de prospérité pour certains a été alimentée par une explosion de la dette. Le crédit à la consommation s’est multiplié par six, passant de 70 millions de USD en 2008 à 415 millions en 2011 et les crédits pour les voitures ont triplé, passant de 40 millions de USD à 112 millions, s’il faut en croire l’Autorité monétaire palestinienne.

Les prêts pour la construction de maisons – dont une bonne part est soumise à la spéculation – ont plus que doublé durant la même période, passant à plus d’un demi-milliard de USD.

C’est cela qui, au printemps dernier, a permis à Netanyahu de se vanter face au Congrès américain de ce que « l’économie palestinienne est en plein boum ».

Les villes palestiniennes, a prétendu Netanyahu, « sont très différentes aujourd’hui de ce qu’elles étaient ne serait-ce qu’il y a quelques années. Elles ont désormais des centres commerciaux, des complexes de cinéma, des restaurants, des banques ».

Ce mirage cadrait bien dans sa conception de la « paix économique » permettant de racheter les droits des Palestiniens moyennant un niveau de vie plus élevé.

Et l’intention était également de démontrer aux Palestiniens de Gaza que, si seulement ils se soulevaient et renversaient  le Hamas, eux aussi pourraient mener une existence meilleure.

Mais, en fait, le chômage n’a cessé de grimper et il ne quitte plus des niveaux similaires à ceux de Grande Dépression, 26 pour 100 (et il est plus élevé encore à Gaza), affirme une nouvelle étude réalisée par la CNUCED des Nations unies et, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la moitié des enfants de moins de deux ans en Cisjordanie et dans la bande de Gaza souffrent d’anémie due à un manque de fer.

Les niveaux de retard de croissance et de malnutrition n’ont pas montré de tendance à l’amélioration du fait que des millions de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza demeurent plongés dans la pauvreté et dans l’insécurité alimentaire.

L’exploitation économique mise en chantier dans les accords d’Oslo

Bien sûr, toutes les études qui se suivent, même celles réalisées par la Banque mondiale, le FMI et autres institutions néolibérales qui légitiment et sponsorisent l’AP, montrent que l’emprise d’Israël sur les territoires occupés, le vol par les occupants coloniaux de l’eau et des terres et le contrôle des allées et venues des Palestiniens demeurent les principaux obstacles à l’activité économique palestinienne.

Et, par-dessus tout, le protocole de Paris de 1994, la contrepartie économique des accords d’Oslo de 1993, confère à Israël le contrôle strict de l’économie palestinienne, y compris toutes les importations et exportations.

Israël collecte tous les droits de douane au nom de l’AP et les a régulièrement retenus : il s’agit d’une forme de chantage et de punition.

Le protocole de Paris a instauré un système dans lequel toute marchandise de première nécessité, qu’il s’agisse de poudre à lessiver, de ciment ou essence, etc., doit être importée d’Israël ou via des intermédiaires israéliens – qui, dans certains cas, sont d’anciens officiers de l’armée d’occupation.

Le « développement » économique a été détourné du monde des entreprises palestiniennes autochtones vers des zones industrielles où des exportateurs étrangers et israéliens peuvent exploiter, à bon marché et sans avoir de comptes à rendre, des travailleurs palestiniens non qualifiés, et ce modèle est financé et soutenu avec enthousiasme par les États-Unis, l’Union européenne, la Turquie et le Japon.

Les nouveaux capitalistes de la Palestine

Une nouvelle classe d’intermédiaires et de capitalistes palestiniens, proches – voire membres – de l’AP, s’est épanouie alors que le reste de la population s’est enlisé.

Le milliardaire palestino-américain Bashar Masri est l’homme qui a développé Rawabi, la première ville palestinienne planifiée.[GALLO/GETTY] Le milliardaire palestino-américain Bashar Masri est l’homme qui a développé Rawabi, la première ville palestinienne planifiée. [GALLO/GETTY]

Pendant ce temps, alors qu’il est sans doute le seul de son espèce, Bashar Masri fait peut-être partie des plus audacieux.

Masri, un milliardaire palestino-américain, est l’homme qui a conçu et développé Rawabi, un projet résidentiel de luxe à proximité de Ramallah, financé au Qatar et commercialisé en tant que « première ville palestinienne planifiée » et « projet national ».

Masri a invité des firmes israéliennes à participer à ce projet privé, centré sur le profit, construit sur des terres confisquées par l’AP à trois villages palestiniens et partiellement subventionné par le gouvernement américain.

Afin de rendre le très onéreux projet immobilier de Rawabi « accessible » aux Palestiniens appauvris et accablés de dettes, le gouvernement américain assure le financement et la promotion d’hypothèques du style américain par le biais de banques palestiniennes, important le genre de pratiques de prêt qui ont abouti à la crise des saisies aux États-Unis.

N’ayant que mépris pour les appels de la société civile palestinienne en faveur des BSD, Masri a activement aidé des firmes israéliennes à s’installer sur le marché palestinien, incitant même, cette semaine, le Comité national du boycott à publier une condamnation sans précédent de ses activités de « normalisation » que le Comité à qualifiées de « moyen de favoriser ses intérêts personnels et son profit au détriment des droits palestiniens ».

La libération économique

Masri s’inscrit dans un cadre plus large, où des sociétés de holding comme PADICO, dirigée par le milliardaire Munib Masri, ou comme le Fonds d’investissement Palestine, aux mains de l’AP, concentrent la richesse et le contrôle de l’économie palestinienne dans les mains de quelques hommes très puissants qui n’ont absolument aucun compte à rendre au peuple palestinien.

Ces hommes ont été à même de commercialiser leurs intérêts privés en tant qu’« aspirations nationales » de la Palestine tout en bénéficiant du plein soutien de ce qu’on appelle la « communauté internationale » et ce, même si, pour ce faire, il leur faut maintenir des liens cordiaux et profitables avec l’occupation à laquelle ils prétendent s’opposer.

Ce que cela signifie – et dont, peut-être, quelques protestataires dans les rues de Cisjordanie commencent à se rendre compte –, c’est que la lutte de libération palestinienne devra être dirigée pas simplement contre le régime colonial et raciste d’Israël, mais aussi contre le système économique néolibéral mondial qui s’est carrément installé en Palestine et a corrompu de façon irréparable le concept d’un « État », bien même avant que celui-ci ait été proclamé.


Article publié le 13 septembre 2012 sur Al Jazeera Traduction pour ce site : Jean-Marie Flémal abunimahAli Abunimah, journaliste palestino-américain est le cofondateur de ’The Electronic Intifada’ et auteur du livre « One Country : A bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impasse » On peut suivre Ali Abunimah sur Twitter : @AliAbunimah

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