Israël : réduire les témoins au silence

Malgré les violentes attaques qu’elle subit actuellement, l’ONG Breaking the Silence n’a pas réussi à faire évoluer le discours public en Israël au sujet de l’occupation.

Alon Sahar (à gauche) et Shay Davidovich, deux anciens soldats de l’armée israélienne, discutent en regardant les photographies d’une exposition organisée par l’ONG Breaking the Silence le 3 juin 2015 à la Kulturhaus Helferei de Zurich, en Suisse (AFP)

Alon Sahar (à gauche) et Shay Davidovich, deux anciens soldats de l’armée israélienne, discutent en regardant les photographies d’une exposition organisée par l’ONG Breaking the Silence le 3 juin 2015 à la Kulturhaus Helferei de Zurich, en Suisse (AFP).

 

Les organisations israéliennes de défense des droits de l’homme ont l’habitude d’être cataloguées comme antipatriotes et antisionistes, mais la semaine dernière, même elles ont été prises par surprise par la violence d’une vidéo postée par le mouvement de droite Im Tirtzu.

Dans cette vidéo, un jeune homme d’apparence palestinienne s’approche de la caméra avec un couteau à la main, puis, un court instant avant ce qui semble être un inévitable coup de poignard, les visages de quatre activistes d’une importante association de défense des droits de l’homme apparaissent à l’écran sous la forme de faux avis de recherche, et une voix prévient « [qu’avant] qu’un nouveau terroriste nous poignarde », on sait déjà que ces activistes seront là pour assurer sa défense. « Ils sont israéliens, ils vivent parmi nous et ce sont des ‘‘implants’’. Quand nous cherchons à combattre le terrorisme, eux cherchent à nous combattre. »

Ce spot entrait dans le cadre d’une campagne de promotion de la loi contre les « implants », qui a pour but de faire entrer dans la catégorie des « implants » des organisations recevant l’aide de pays étrangers et de leur interdire d’entrer en contact avec toute administration gouvernementale ou avec l’armée israélienne en l’absence d’autorisation spéciale. Cependant, il est évident que ce spot avait un objectif plus large que celui de la simple promotion de cette loi. Il a été réalisé pour présenter ces défenseurs des droits de l’homme comme des ennemis issus de l’intérieur, qui aident les « terroristes palestiniens » à assassiner d’innocents citoyens israéliens.

Les quatre ONG citées dans ce spot s’opposent ouvertement à l’occupation israélienne. B’tselem recueille des informations sur les violations des droits de l’homme dans les territoires occupés, le Comité contre la torture surveille le traitement réservé aux détenus palestiniens dans les prisons israéliennes, et « HaMoked : centre pour la défense de l’individu » vient en aide aux Palestiniens dont les droits sont bafoués en conséquence des politiques israéliennes.

C’est la quatrième de ces organisations, Breaking the Silence (Chovrim Chtika en hébreu, « Briser le silence » en français), qui était la plus visée. Seulement deux jours auparavant, le président israélien Reuven Rivlin était sous le feu des critiques pour sa participation à une conférence à New York au cours de laquelle un membre de cette « abominable » organisation, selon des propos tenus sur l’une des chaînes de télévision israéliennes, a prononcé un discours.

Dans les jours qui ont suivi le lancement de cette vidéo diffamatoire, le ministre de la Défense Moshe Ya’alon a déclaré que l’armée israélienne ne coopérerait désormais plus avec Breaking the Silence, et le ministre de l’Éducation Naftaly Bennett a donné l’ordre à toutes les écoles de s’abstenir d’accueillir des représentants de cette association.

Le spot ne constituait qu’un volet d’une attaque ciblée et probablement préméditée contre cette organisation.

Breaking the Silence a été fondée il y a onze ans après qu’un groupe d’anciens soldats se sont réunis pour raconter leurs désagréables anecdotes sur la perception que les occupants ont de l’occupation : cela va de simples actes de harcèlement à des accusations de meurtres volontaires de citoyens ou de miliciens palestiniens en dehors de tout cadre judiciaire.

Les années passant, ils ont recueilli les témoignages de plus de 1 000 soldats et publié un certain nombre de rapports très documentés et compromettants. Il semble cependant que leur objectif principal, celui de faire prendre conscience aux Israéliens du prix moral à payer pour la poursuite de l’occupation et le contrôle exercé sur des millions de Palestiniens, et d’inciter les Israéliens à mettre fin à cette occupation, se soit finalement soldé par un échec.

En grande majorité, le public israélien ignore délibérément ces rapports, quand il ne catalogue pas ses auteurs comme des « anti-Israéliens » qui reçoivent de l’argent de gouvernements étrangers comme l’Union européenne, la Norvège et d’autres pays dans le but de ternir l’image d’Israël à l’étranger, ou même pire, de lier les mains des militaires israéliens dans leur combat contre « les ennemis d’Israël » en menaçant de les dénoncer pour crimes de guerre auprès des organes judiciaires internationaux. La vidéo diffusée par Iz Tirtzu a seulement résumé ces sentiments très grossièrement.

Pourquoi Breaking the Silence est-il pointé du doigt maintenant ? Difficile de répondre. Habituellement, Breaking the Silence est accusé par les hommes politiques et les médias israéliens de faire le mal à trois niveaux : en n’étant pas fiable, en s’adressant au public international au lieu de viser le public local, et en diffusant ses accusations de violations des droits de l’homme au lieu d’en faire état auprès des organes de l’armée dont le travail est d’enquêter sur ces questions.

Le premier de ces reproches est en grande partie infondé. Aucune erreur majeure n’a été décelée dans les plus de 1 000 témoignages qui ont été rendus publics. La seconde accusation trouve un bon retentissement au sein de la société israélienne. De nombreux juifs israéliens sont convaincus que si des journaux israéliens comme Haaretz ou des organisations de défense des droits de l’homme comme Breaking the Silence et B’tselem ne racontaient pas à qui veut l’entendre leur version de ce que fait Israël dans les territoires occupés, le public international apporterait son soutien à Israël. Il était donc aisé de percevoir les activistes présentés dans le spot d’Im Tirtzu comme les instigateurs de ce qui est qualifié de campagne de diffamation.

Cela étant, la troisième de ces accusations, selon laquelle Breaking the Silence devrait d’abord déposer plainte auprès des autorités judiciaires concernées au lieu de les diffuser au grand public, est peut-être la plus dangereuse. Elle suppose que les questions concernant les répercussions de l’occupation israélienne de Gaza et de la Cisjordanie ne devraient pas être traitées dans le cadre de discussions civiles et politiques en Israël. Cette approche est une menace à l’encontre de toute société démocratique.

Cependant, c’est précisément ce qui se produit en Israël depuis dix ans, et c’est peut-être pour cela que Breaking the Silence fait l’objet d’attaques si violentes. Tandis que B’tselem et les autres organisations de défense des droits de l’homme travaillent principalement à partir de témoignages de Palestiniens, Breaking the Silence se base exclusivement sur des événements relatés par des soldats israéliens.

Breaking the Silence donne la parole à « nos fils », et évoque le prix à payer par les occupants, qui est fatalement immoral. Ces voix qui s’expriment sont gênantes pour le mouvement colonisateur israélien car elles ne font pas qu’associer l’armée israélienne à des violations des droits de l’homme : elles associent la société israélienne dans son ensemble à la réalité de la Cisjordanie et de Gaza. Ces gens s’évertuent à ramener le mot interdit, celui d’occupation, dans la sphère publique israélienne.

Il est donc compréhensible qu’outre son efficacité, c’est l’existence même de Breaking the Silence qui puisse représenter une menace. Cependant, une attaque aussi virulente que la vidéo d’Im Tirtzu n’aurait pu être possible sans la faiblesse de la gauche israélienne et ses divisions internes.

Le plus grand parti de centre gauche, le Camp sioniste, s’exprime rarement sur la nécessité de mettre fin à l’occupation israélienne. Lors d’un débat houleux au parlement, son dirigeant Isaac Herzog a véritablement fait le serment « de se battre pour qu’ils [les membres de Breaking the Silence] puissent exprimer leur point de vue », mais sans toutefois prendre la défense de leurs activités, déclarant que les opinions de cette organisation étaient à ses yeux « révoltantes »

À part dans Haaretz et dans quelques autres journaux, l’occupation et ses méfaits sont pratiquement écartés du débat public. Ceux qui évoquent la réalité dans les territoires occupés sont repoussés de plus en plus à la marge de la société juive israélienne. La récente campagne contre Breaking the Silence, B’tselem et leurs semblables semble être une manœuvre visant à les repousser depuis la marge vers le domaine de l’illégalité.

Alors qu’Israël se sent de plus en plus isolé, les militants pour la défense des droits de l’homme deviennent une cible facile car ils sont tenus pour responsables de cet isolement à cause de leurs rapports « partiaux ». L’actuelle campagne à leur encontre leur rappelle également, ainsi qu’à tous ceux qui souhaitent se joindre à eux, combien ils sont isolés au sein de la société israélienne ; cela leur rappelle qu’ils ont perdu la bataille.

La vidéo d’Im Tirtzu a immédiatement suscité une vague de soutien pour Breaking the Silence sur les réseaux sociaux, obtenant même la participation de certains anciens généraux qui ont déclaré que le travail de cette organisation était important dans l’optique des valeurs morales israéliennes. De nouveaux ex-soldats se sont portés volontaires pour fournir des preuves, et même les dons en faveur de cette association ont augmenté. Ceci est peut-être le signe de l’éveil de la gauche israélienne en sommeil. Ce pourrait aussi représenter son agonie.


Publié le 23 décembre sur Middle East Eye – édition française
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

 
Meron Rapoport (photo Martina Zanzinelli)

Meron Rapoport est un journaliste et écrivain israélien, lauréat du Prix international de journalisme de Naples pour une enquête au sujet du vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Il est l’ancien responsable du service d’actualités du journal Haaretz, et est maintenant journaliste indépendant.

 

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