Le 6 mars 2017, Basil al-Araj a été abattu par l’armée israélienne. Il avait 31 ans. D’autres parleront de son martyre, je parlerai de sa vie et de ce qu’il m’a raconté. Basil aurait aimé que ce fût raconté de cette façon. J’ai appris des détails intimes sur Basil et sur sa famille la troisième fois où nous avons été arrêtés ensemble.
Il avait 24 ans, à l’époque, et j’avais le double de son âge.
Nous étions unis par ce que Basil al-Araj décrivait à raison comme « un élément d’attache inapproprié pour des animaux » (Ils étaient menottés et enchaînés – ndlr) et que moi et de nombreux hommes palestiniens partagions avec une femme palestinienne, qui était mon amie et, en même temps, la tante de Basil, Shireen Al-Araj.
J’avais été « pris » deux fois auparavant avec Basil et une fois avec Shireen, avant cet incident particulier (et à plusieurs reprises encore par la suite). Ce sont ces arrestations qui ont accru mon profond respect pour les membres de cette famille.
En dehors de leur décence et de leur honnêteté dans leurs rapports, ce sont ces actes de don de soi qui ont valu à cette famille le respect du village tout entier d’Al-Walaja et, j’ose dire, de toute la Palestine.
C’est la même chose qu’avec la famille Al-Tamimi de Nabi Saleh et ce n’était pas une coïncidence si Basem Tamimi était avec nous à Al-Walaja le lendemain de l’assassinat de Basil.
Ici, je ne vous raconte pas l’histoire de Basil al-Araj, mais ce que Basil m’avait raconté et que j’avais mis sur papier en 2014 (j’avais l’intention de publier dans un livre nombre de récits palestiniens édifiants).
Je l’ai simplement publié cette fois pour (a) y ajouter cette introduction, (b) remplacer le temps présent par le passé (« Basil dit ou rapporte » se mue désormais en « Basil a dit ou a rapporté ») et (c) j’ai ai ajouté une brève conclusion en reprenant les dernières paroles de Basil.
Nous avions du temps devant nous, ce jour du 19 mai 2011, et Basil al-Araj me raconta l’histoire de son grand-père Ibrahim et des villageois d’Al-Walaja qui luttaient vaillamment contre les occupants israéliens afin de sauver leurs terres.
Ce jour-là, nous étions plus de cinquante à avoir été entassés dans une petite cellule – des hommes et une seule femme, des gens de tous âges, certains n’ayant pas plus de douze ans, d’autres bien plus de soixante et la plupart emprisonnés pour la première fois.
Les soldats israéliens qui nous gardaient semblaient encore plus misérables et nerveux que nous qui étions entassés dans cette petite cellule.
Notre crime était d’avoir résisté dans la non-violence, et leur embarras consistait à percevoir de la culpabilité dans une force que leur formation et entraînement leur avaient enseigné de ne traiter qu’en recourant à la violence.
Ils nous avaient molestés, nous avaient obligés à rester des heures durant en plein soleil, debout et ensanglantés après tous les coups reçus.
Les plus jeunes des gardes ne nous regardaient pas droit dans les yeux mais courbaient la tête ou regardaient autour d’eux, avec des gestes qui trahissaient leur incertitude et leur confusion et – pourrait-on même se risquer à dire – leur peur.
Basil se demandait s’il s’agissait de l’incertitude d’un criminel craignant d’être pris !
La raison devint évidente quand quatre Israéliens emprisonnés avec nous se mirent à converser en hébreu.
Bien que les soldats nous eussent dit qu’il était interdit de parler, nos compagnons de cellule israéliens continuèrent à le faire à voix basse, encore que de façon assez audible pour que les gardes les entendent.
En criant, les gardes simulèrent leur réprobation mais, curieux, n’imposèrent pas de punition et restèrent attentifs à la conversation.
La plupart des mes compagnons de cellule fraternisèrent rapidement entre eux mais je restai prudent parce que j’avais appris que, parfois, les Israéliens placent des informateurs parmi les détenus afin de recueillir des informations.
Je n’avais confiance qu’en Basil et Shireen al-Araj que je connaissais depuis au moins deux ans avant cette arrestation (2009). C’est donc avec eux que je parlai, et surtout longuement avec Basil.Plus tôt, cette semaine-là, notre groupe s’était réuni une première fois sur le flanc de colline en terrasses, avec une oliveraie, et nous avions prévu cette action avec les Israéliens.
Nous étions tous bien déterminés à défendre de nos corps le plus vieil olivier du district de Bethléem, un olivier dont on croyait qu’il avait dans les trois mille ans.
Recroquevillés dans un coin du sol froid en béton de la cellule, nous chuchotions.
Malgré la faim et l’épuisement, nous avions gardé l’esprit très éveillé en discutant témérairement d’un futur basé sur la coexistence – tous les peuples partageant une seule terre dans un seul État démocratique.
Les sujets tournaient autour de la fin de la répression et des écoles gouvernementales appliquant la ségrégation.
Des plans idéalistes circulaient naturellement parmi les camarades unis dans un combat commun, ils contribuaient à se tenir à l’écart de la misère de l’enfermement et gardaient les esprits affûtés.
Les soldats de garde allaient et venaient nerveusement et hésitaient à écouter nos conversations chuchotées afin de sortir une nouvelle réprimande parce que nous parlions.Mais, quand la conversation générale prit fin, nous nous mîmes à parler en groupes plus restreints et d’homme à homme.
Basil s’approcha de moi et s’enquit de ma famille.
Je m’enquis de la sienne et fus fasciné par les aperçus de la vie et l’histoire de sa famille (en particulier, parce que j’écrivais à l’époque un ouvrage sur la résistance populaire en Palestine, qui devait être publié plus tard, en 2012).
Une partie de ce que j’écris ici était censée être imprimée dans ce livre mais, avec sagesse, l’éditeur suggéra de faire un livre moins volumineux et plus concis et de réserver les récits personnels plus détaillés à un autre livre (et j’en ai beaucoup, de ces livres) que je n’ai jamais publié.
J’essayai de me rappeler une grande partie de ce que Basil m’avait raconté dans cette cellule de prison et, afin d’être certain des détails, je lui rendis visite chez lui, six mois plus tard, à sa maison d’Al-Walaja et je passai toute une soirée à en apprendre beaucoup plus sur l’histoire d’Al-Walaja et sur la famille al-Araj.
Basil était appelé le « révolutionnaire intellectuel » pour de bonnes raisons. Il avait un esprit affûté et avait lu beaucoup de livres.
Quand, fin 2013 (ou peut-être début 2014), je lui donnai un exemplaire de mon livre en arabe sur la résistance populaire, il en termina la lecture en trois semaines et revint chez moi avec des tas de questions et le désir d’en savoir plus.
Il était particulièrement fasciné par la partie traitant de la façon dont les Palestiniens avaient transcendé les divisions des années 1920 et du début des années 1930 (sur les deux douzaines de factions qui se combattaient mutuellement et sur la force de police qui travaillait pour les Britanniques) pour en arriver à la grande révolte de 1936.
Quoi qu’il en soit, Basil al-Araj se mit à expliquer qu’avant 1948, son village était situé à l’intérieur de la Ligne verte, sur le tracé de la voie ferrée principale allant de Jérusalem à Lydda et Jaffa et coupant au travers des terres du village.
Les villageois parlent des excellentes récoltes agricoles d’avant la création d’Israël et la Nakba (insurrection palestinienne) de 1948.
Les produits agricoles du village d’Al-Walaja inondaient les marchés de Jérusalem et de Jaffa via la ligne ferroviaire Jérusalem-Jaffa et contribuaient de façon significative à la prospérité de l’économie palestinienne.
Musulmans et chrétiens de cette partie du pays vivaient mutuellement en paix. Il n’était pas rare de voir des familles se convertir du christianisme vers l’islam, qui était la religion la plus récente.
La famille Al-Araj d’Al-Walaja est musulmane alors que la famille Al-Araj de la ville adjacente de Beit Jala est chrétienne.
Deux monastères sont situés dans les limites du village : Cremisan, qui se trouve entre Al-Walaja et Beit Jala, et Meskari, situé entre Al-Walaja et Ain Karam.
Des recherches archéologiques dans les terres du village d’Al-Walaja ont révélé que des églises se trouvaient dans les zones du village appelées Ain Jneinah et Tcharcha (le mot vient de « church », « église » en anglais).
Voici tout juste deux mois, les autorités israéliennes ont franchi un dernier pas en plaçant les ruines byzantines d’Al-Walaja en dehors des limites accessibles aux résidents encore présents.
Al-Walaja a acquis sa notoriété en tant que l’une des scènes de la rébellion de 1938 contre l’occupation britannique et son puissant soutien au sionisme.
Les rapports officiels ont rédigé l’histoire vue par le camp britannique.
Un régiment britannique écrit sur son site Internet:
« Le 11 octobre 1938, le second-lieutenant R. E. Miller, avec une section de la compagnie D, a vu sa progression bloquée et a subi de près des tirs intenses de tireurs embusqués tout en effectuant une reconnaissance de la piste d’Al Walaja, près de Jérusalem. La section s’est dégagée avec succès grâce à l’assistance aérienne et non sans avoir infligé des pertes à l’ennemi. »
Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale de l’ONU recommandait la partition de la Palestine.
Les forces sionistes prenaient cette proposition comme un feu vert pour entamer un nettoyage ethnique, lequel suscita une riposte qui aboutit aux combats de 1948.
La bataille d’Al-Qastal eut lieu entre les forces israéliennes et les défenseurs villageois commandés par Abd al-Qadir al-Husseini dans le village palestinien d’Al-Qastal.
Au cours des violents combats, Abd al-Qadir al-Husseini mourut en martyr.
Le grand-père de Basil al-Araj était un camarade d’Abd al-Qadir al-Hussaini. Il combattit valeureusement et fut blessé en défendant sa terre contre les colonisateurs sionistes et ceux qui les soutenaient (le Mandat britannique).
Plus tard, j’ai appris qu’un soldat jordanien avait dit au grand-père de Basil qu’il y avait une conspiration jordano-israélienne en vue d’ajuster la frontière et d’abandonner Al-Walaja et d’autres zones (la même chose qui se passa, en fait, avec les villages de la zone du Triangle, dans le nord).
Le programme de transfert par la force de la population autochtone palestinienne, tel qu’il avait été planifié par Israël, dégénéra progressivement en ce que certaines personnes ont décrit comme une guerre civile et d’autres comme une guerre coloniale visant la population autochtone.
Israël tenta à plusieurs reprises de reprendre le village et d’en expulser ses habitants. À 4 heures du matin, le 21 octobre 1948, débuta la dernière tentative réussie.
C’était pendant la saison de la récolte des olives. Le grand-père de Basil, Ibrahim, se souvient de cette époque.
Ils avaient étalé une récolte d’olives exceptionnellement bonne sur les toits des maisons en attendant de trier et de choisir celles qui seraient pressées pour en faire de l’huile et celles devant être marinées (qu’on appelle « rseis »).
Basil al-Araj a décrit la réaction de son grand-père cette nuit-là.
« Alors que je rêvais aux journées de travail qui m’attendaient, je fus brusquement réveillé par le bruit des bombes, des canons et des mitrailleuses qui tiraient dans le village. Cela venait de trois directions. J’entendis des pleurs et des hurlements et je courus vers le village, vis des voisins obligés de s’en aller à la pointe des fusils, certains dans leurs vêtements de nuit, sans qu’on leur ait donné le temps de ramasser quelques affaires personnelles. »
Basil dit que son grand-père lui avait raconté que les tirs d’obus s’étaient poursuivis toute cette nuit-là et une bonne partie de la journée du lendemain pour cesser en fin de compte 24 heures plus tard.
« Mon grand-père se rappelle comment il avait déposé ses frères et sœurs plus jeunes (15, 6, 4 et 2 ans) à la gare ferroviaire de Battir et qu’il était retourné pour se mettre en quête de ses parents et oncles (séparés dans la pagaille de la fuite).
Basil raconte également que son grand-père était un gaillard solide, très calme, qui inspirait la discipline, la persévérance ou ce qu’il appelle le « summud » (détermination).
Je me suis souvenu de la façon dont ces passages du récit de Basil à propos de son grand-père avaient mis une lueur de fierté – et, oserai-je dire, d’espoir (par nostalgie d’un lointain passé ?) – sur son visage.
Manifestement, Basil percevait les actes de son grand-père comme des actes héroïques. Sachant que je suis de Beit Sahour, Basil m’avait raconté qu’une fois réunie, sa famille élargie avait cherché refuge parmi les oliviers de Beit Sahour pendant un coup laps de temps, puis, après la fixation de la frontière, étaient revenus habiter les parties de leurs terres d’Al-Walaja qui s’étaient retrouvées sous tutelle jordanienne.
C’est à Beit Sahour que la famille avait rencontré un ami qui l’avait invitée à rester dans son village, du nom de Breidh’a (près de Ta’amra, à l’est de Bethléem).
Quelques hommes s’étaient arrangés pour retourner en cachette à Al-Walaja et ramener suffisamment de froment et d’olives des récoltes pour contribuer à nourrir la famille pendant six mois.
Quand les réserves de nourriture avaient été épuisées, le patriarche de la famille, Ibrahim al-Araj, avait décidé qu’ils n’allaient plus constituer un fardeau pour leurs amis de Breidh’a et qu’ils allaient trouver un autre endroit, mais où ?
À l’époque, l’État nouvellement créé d’Israël avait occupé 80 pour 100 des terres d’Al-Walaja. 20 pour 100 étaient situées au-delà de la ligne de cessez-le-feu sous contrôle jordanien.
Israël s’était emparé de la partie fertile du village, ne laissant qu’une seule colline en pâture pour les moutons.
Au début des années 1950, certains villageois continuèrent à se faufiler de l’autre côté de la ligne verte pour prendre soin de leurs terres, pour cueillir les fruits de leurs arbres et prendre contact avec les membres de leur famille.
C’était dangereux. En 1949, l’État d’Israël nouvellement créé sortait sa première ordonnance militaire importante enjoignant de tirer à vue sur tous les villageois palestiniens désormais devenus des réfugiés et qui essayaient de retourner sur leurs terres ou d’y travailler.
En une occasion, un membre de la famille fut capturé par les forces israéliennes, mais ne fut pas tué.
Lors de sa libération, le gouvernement jordanien l’accusa d’avoir collaboré avec Israël et la famille fut aux prises pendant six mois avec d’énormes frais juridiques pour obtenir sa libération.
Certains membres de la famille Al-Araj, y compris le grand-père Ibrahim, vécurent dans une grotte et d’autres dans une petite pièce à la limite occidentale des terres villageoises, dans une propriété appelée Wadi Hils, près d’Al-Makhrour – Beit Jala, et ce, jusqu’en 1964.
Au début des années 1960, plusieurs familles d’Al-Walaja comprirent qu’il était peu probable qu’elles pussent jamais retourner dans leurs maisons.
Il était devenu évident qu’Israël n’avait aucunement l’intention de se conformer aux lois internationales qui prônaient le droit au retour des réfugiés.
Vingt pour 100 de la zone était toujours demeurée dans ce qui allait s’appeler la Cisjordanie. Les réfugiés palestiniens qui pouvaient se le permettre vinrent s’installer sur les terres restantes et se mirent à construire Al-Walaja al-Jadida (la nouvelle Al-Walaja).
Les années qui suivirent la création d’Israël, entre 1950 et 1964, furent très dures.
Basil m’a raconté que son père se souvenait de membres de sa famille souffrant de maladies de la peau, de parasites, de la faim, de ce que le choc de la Nakba avait marqué leur vie et avait laissé en eux des cicatrices émotionnelles.
Un membre de la famille avait refusé de permettre à ses enfants d’aller à l’école, leur racontant qu’il était de la plus haute importance qu’ils restent des derniers afin de pouvoir retourner chez eux à Al-Walaja.
Un autre avait refusé d’autoriser ses enfants adultes à bâtir une maison en dehors du village. Le grand-père de Basil avait décidé d’apprendre un nouveau métier et avait choisi la maçonnerie.
Il trouva du travail en Jordanie et au Liban et fut ainsi à même de mettre suffisamment d’argent de côté pour construire une cabane d’une seule pièce où lui et sa famille allaient vivre après avoir été expulsés.
Le 5 juin 1967, le nouveau village d’Al-Walaja fut attaqué de façon inattendue depuis l’est, plutôt que du côté ouest.
Certains villageois imaginèrent que c’était parce que le régime jordanien était en collusion avec Israël, selon Basil.
Il dit aussi que son grand-père, blessé lors de la défense héroïque de notre patrie en 1948, avait tellement pleuré en apprenant cette « Naksa » (le revers de 1967) qu’il avait eu une attaque, après quoi il avait perdu la vue. Le cœur brisé, il était mort un mois plus tard.
L’armement sophistiqué d’Israël conclut la guerre au bout de six jours et vit l’occupation par les forces israéliennes de ce qui restait de la Palestine.
Au contraire de 1948, il n’y eut pas après cela d’épuration ethnique à grande échelle. (Les Palestiniens avaient appris que, si vous vous en alliez pendant la guerre, il ne vous serait pas permis de revenir.)
Avant que les frontières ne soient fermées, dit Basil, son grand-père Ibrahim al-Araj s’était rendu en Cisjordanie et avait ramené sa mère qui y était en visite.
Cette guerre de 1967 avait fait 300 000 réfugiés palestiniens de plus, dont près d’un tiers étaient réfugiés pour la deuxième fois.
Par désespoir, de nombreux Palestiniens furent forcés de travailler pour les nouveaux maîtres du pays.
La colère et l’amertume des ressentiments se traduisirent par des confrontations et, fréquemment, les fiers villageois étaient virés au bout d’un jour ou deux parce qu’ils montraient leur fierté et qu’ils refusaient d’accepter les insultes de leurs envahisseurs.
En 1982, un nouveau gouvernement israélien de droite reprit le pouvoir en Israël.
Dirigé par Menahem Begin, il avait l’intention de poursuivre les confiscations de terre et les constructions de colonies dans les territoires occupés, tout en intensifiant la guerre dans les régions frontalières tel le Liban en poursuivant les massacres et les crimes de guerre.
Le gouvernement Begin se mit à confisquer de nouvelles terres à Al-Walaja Al-Jadida.
Il y eut des tentatives de confiscation de 30 dunums (3 hectares) appartenant à la famille Al-Araj.
La famille riposta, alla en justice, planta des arbres dans ce terrain de colline plutôt improductif et entreprit nombre d’autres actions pour protéger ce qui restait de sa propriété. Ils le firent avec succès durant de nombreuses années jusqu’au moment où Israël se mit à construire un mur de séparation dans le but de pressurer les gens en les privant de leurs terres et en les obligeant à vivre dans une prison à ciel ouvert – espérant ainsi qu’ils s’en iraient.
Les familles de Basil et de Shireen al-Araj et d’autres encore refusèrent de s’en aller. Au moment où Basil s’était arrêté de parler, je lui avais demandé de m’en dire plus sur lui-même.
Il m’avait dit :
« La nuit de ma naissance, il faisait froid et il y avait de la neige.
Mes parents (Mahmoud et Siham) pensaient que c’était un signe disant que j’étais destiné à mener une vie difficile.
J’étais trop jeune pour me souvenir de beaucoup de choses de la première révolte, sauf que j’avais dormi avec mes chaussures au cas où nous aurions été contraints de quitter la maison.
Je me souviens aussi, au début des années 1990, que la détention d’un drapeau palestinien était quelque chose d’énorme.
Il était illégal d’en posséder un ou de le déployer, mais c’était une possession appréciée.
Je me rappelle avoir pris un jour un petit drapeau dans une voiture, je m’étais senti coupable, mais je le voulais vraiment et, alors, un autre enfant l’avait pris pour moi.
À la maison, il y avait une petite place où l’on cousait les vêtements pour couvrir les besoins de la famille mais, progressivement, c’était devenu l’endroit utilisé pour confectionner la nuit des drapeaux interdits. »
Mais alors, Basil s’était mis à me parler davantage de politique et de l’époque d’Oslo.
ll avait expliqué que son intérêt pour la politique était apparu quand il avait dix ans. Le but des accords d’Oslo était que l’OLP reconnaisse Israël, alors qu’Israël ne reconnaissait pas la Palestine et, en lieu et place, nous avons développé une « Autorité palestinienne ».
Basil et sa famille croyaient que ces accords de 1993-1994 avaient créé un gouvernement de collaboration de la même façon que le gouvernement de Vichy en France, sous les nazis.
La période qui suivit 1994 vit des développements qui apportèrent de nouveaux défis aux habitants d’Al-Walaja et des villages avoisinants.
Israël allait rapidement de l’avant, étendant les implantations et colonies juives existantes et construisant des infrastructures au service des colons tout en ignorant les besoins de remise à neuf des infrastructures palestiniennes qui se dégradaient.
Le plan israélien d’amélioration des infrastructures nécessitait l’acquisition de plus de terres encore.
D’importantes superficies de terre avaient déjà été saisies à Al-Walaja et Beit Jala quand la nouvelle colonie juive de Har Gilo fut construite et, désormais, le plan israélien consistait à la relier à d’autres colonies juives et à Jérusalem.
Cela signifiait qu’il allait falloir construire des routes au travers des terres restantes d’Al-Walaja.
Notre petite famille Al-Araj perdit quatre dunums supplémentaires (un dunum représente un quart d’arpent, soit un dixième d’hectare).
Pire encore, le village perdit l’accès à deux autres de ses sources d’eau.
À la fin des années 1990, une seule des 22 sources originales était restée accessible et, finalement, même celle-ci ne le fut plus quand la construction du mur de séparation nous empêcha de nous y rendre.
Les villageois restèrent déterminés à résister aux occupants, armés du seul moyen possible, celui de la non-violence.
Tout le monde fut impliqué dans une résistance populaire comprenant des manifestations, des sit-ins, des pétitions et des méthodes légales via les tribunaux israéliens.
Appuyée par d’autres formes de résistance, l’approche légale força un juge à demander au gouvernement de reculer la route de 19 mètres de plus par rapport à la maison Al-Araj.
Un check-point militaire fut installé à l’entrée du village, en face des maisons de Basil et de Shireen.
Une partie de bras de fer s’ensuivit. Des soldats envahirent les maisons pour terroriser les familles et les forcer à s’en aller.
Des soldats armés intimidèrent les Al-Araj en les insultant. Ils s’en prirent aux enfants qui tentaient d’empêcher les soldats d’accéder à l’allée privée menant à l’une des maisons.
Un bulldozer israélien parcourut avec bruit la rue étroite, chargé de saletés qu’il déversa dans l’entrée du village afin de bloquer la route.
À plusieurs reprises au cours de la journée, il fit des allées et venues pour décharger ses saletés et empêcher l’accès au village.
Durant la nuit, les villageois travaillèrent pour évacuer le monticule de saletés et, le matin, il avait disparu.
Les soldats en colère se vengèrent en attaquant les familles.
Si les soldats sentaient que la famille était à l’aise, ils venaient la déranger sans la moindre excuse.
Des barbecues en famille, des enfants jouant au football, des bruits de voix plus forts au cours d’une discussion familiale passionnée ou le simple fait d’émettre de la musique – tout servait de raison pour intimider les gens.
La résistance s’accrut, et les attaques des militaires se multiplièrent également. Elles allaient de l’irruption dans les maisons accompagnée d’insultes au recours aux gaz lacrymogènes, aux balles en métal couvertes de caoutchouc et même, dans certains cas, aux balles réelles. Comme les tentatives répétées de rendre la vie des gens impossible se poursuivaient, la famille Al-Araj fut de plus en plus décidée à sauver ses maisons et ses terres.
Basil rappela :
« Nous sommes devenus conscients du plan d’Israël quand, en 2006, nous avons vu pour la première fois une carte sur un mur représentant l’encerclement d’Al-Walaja. »
Si ce plan se réalisait, le mur de trente pieds de haut allait séparer les villageois d’Al-Walaja Al-Jadida de leurs terres et les priver ainsi de leur gagne-pain.
Construire le mur nécessitait la destruction de trente-trois maisons à Al-Walaja Al-Jadida. En outre, des avis furent émis concernant la démolition de quatre-vingt-huit maisons supplémentaires dans le village.
Basil dit qu’il était allé en Égypte pour étudier, entre 2002 et 2007 (il a obtenu un diplôme en pharmacologie).
Pendant son absence, ses amis et ses proches continuèrent à lutter pour leurs terres.
Ceux qui résistaient furent arrêtés ; parmi ces personnes, il y avait un grand ami à lui qui purge une peine de 40 ans de prison pour résistance (j’ai besoin du nom de cette personne). Je lui ai demandé qui il aimait le plus, dans sa famille, en dehors de ses parents, et il m’a répondu qu’il les aimait tous.
Comme j’ai insisté, il a mentionné son oncle Khalid, parce qu’il défendait les gens (il est avocat) et sa tante Shireen [Une femme forte qui mérite tout un article ou chapitre à elle seule].
C’est de Shireen qu’il a appris la valeur de la résistance non violente.
Le travail de sa famille et des autres à Al-Walaja a porté ses fruits.
Le check-point qu’on avait installé a été supprimé en 2005. Basil a été emprisonné à trois reprises et arrêté à trois autres reprises.
Il a subi de multiples blessures y compris des fractures des côtes à deux reprises.
Myope, Basil rappela avec amertume la cruauté des soldats qui, intentionnellement, avaient brisé ses lunettes.
Après la perte de son emploi de pharmacien (liée à son militantisme), il avait été brièvement embauché comme enquêteur pour le Musée palestinien.
Ce fut la toute dernière fois qu’il m’appela, après quoi il fut recherché (par la sécurité palestinienne et par la sécurité israélienne). Je me sentis vraiment mal du fait que nous ne pouvions avoir de contact et je pleurai davantage pour mon ami Basil que pour ma cousine (une belle femme, mère de deux enfants, qui mourut le même jour).
Je n’ai pas cru cette histoire prétendant que Basil portait des armes.
J’ai été arrêté plusieurs fois en compagnie de Basil Al-Araj, entre 2010 et 2014, au cours d’actions non violentes.
Il était un intellectuel et un écrivain et il avait lu mon livre prônant la résistance non violente et les questions qu’il m’avait posées à propos du livre ne pouvaient même pas suggérer une transition ou une transformation en une foi dans la résistance armée.
Si je me trompais dans mes conceptions, une évolution vers la résistance armée serait compréhensible ; comme John F. Kennedy l’avait dit : « Ceux qui rendent la révolution pacifique impossible rendent inévitable la révolution violente. »
Quand il avait été arrêté avec d’autres collègues par les forces palestiniennes de sécurité, en avril 2016, j’avais été choqué et j’avais adressé un e-mail à ma liste :
« Basil Al-Araj est dans une prison palestinienne.
C’est un jeune pharmacien palestinien qui a travaillé dans une pharmacie au camp de réfugiés de Shufat, à Jérusalem. Je le connaissais parce qu’il vient d’Al-Walaja, un village qui luttait quand »Israël » construisait un mur autour des maisons restantes du village (90 pour 100 des résidents se sont déjà réfugiés ailleurs).
Les puits et les terres du village ont été volées par les colons israéliens. Cela a commencé en 1948 et cela continue toujours aujourd’hui.
Basil aimait la Palestine et haïssait l’injustice, comme beaucoup de jeunes gens qui ont cherché des moyens d’agir selon leurs convictions.
Il participait à des manifestations non violentes dans son village, mais n’était pas satisfait de leur résultat.
Il avait lu mon livre »Une histoire populaire de la résistance palestinienne » en arabe et m’avait fait savoir ce qu’il en pensait.
Il me dit qu’il avait appris beaucoup de choses sur l’histoire de la lutte palestinienne. Il dit que l’arabe du livre pouvait servir l’édition. Il essayait d’autres méthodes d’action.
Lui et quelques autres avaient tenté de bloquer la grand-route menant à la colonie de Maale Adumim.
Lui et moi et quatre autres étions les six marcheurs palestiniens de la Liberté arrêtés en 2011 alors que nous manifestions contre la politique israélienne d’apartheid .
Ces actions de protestation étaient nées de bonnes intentions en vue de nous rapprocher de la liberté.
J’ai toujours déploré, même si j’ai participé à de telles actions, la façon dont la direction palestinienne trahissait ses gens, laissant en un certain sens les jeunes et les moins jeunes »orphelins d’une direction ».
Je n’étais pas préoccupé de voir la cause palestinienne mourir (je suis optimiste de nature), mais de voir que l’égoïsme, l’égocentrisme et l’incompétence de dirigeants auto-déclarés ne peuvent que retarder la liberté inévitable et déprimer une population autrement désireuse et capable de se libérer elle-même.Maintenant, Basil et deux de ses amis ont été arrêtés par l’Autorité palestinienne (…) »
Oui, Basil était opposé à Oslo et à toute la structure de l’AP. Basil m’avait dit que, dans certains pays, comme les États-Unis, les nouveaux immigrés construisaient de centres pour sauvegarder leur culture.
Les Chinatowns à New York et en Californie et dans d’autres villes occidentales. Il avait ajouté :
« Dans notre nouvel Al-Walaja, nous l’avons fait et bien plus encore. Le nouvel Al-Walaja représentait une menace contre les implantations coloniales juives et Jérusalem-Est (en raison de sa position géographique), mais nous avions tant de problèmes… les personnes déportées et les réfugiés, la privation de nos droits à l’eau, le mur construit sur nos terres, les démolitions de maisons, l’apartheid, les droits de résidence…
La résistance est une réaction normale [à ceci]. (…)
La Palestine est un microcosme du monde, son histoire est celle de l’humanité. Ce qui se passe ici est un indicateur de choses qui vont se produire partout dans le monde. »
Ces mots prophétiques ont retenti dans mes oreilles quand j’ai appris le martyre de Basil.
Comme je l’ai dit au début, d’autres ont écrit sur l’exécution extrajudiciaire de Basil. J’ai préféré vous raconter ce qu’il m’avait dit de sa vie et de celle de sa famille. Ils disent que ce sont ses dernières volontés (et, en effet, l’original en arabe ressemblait à son écriture).
En voici une traduction approximative :
« Salutations du nationalisme arabe, de la patrie et de la libération.
Si vous lisez ceci, cela signifie que je suis mort et que mon âme est montée vers son créateur.
Je prie Dieu de pouvoir le rencontrer avec un cœur sans culpabilité, volontairement et sans jamais la moindre réticence, et sans le moindre relent d’hypocrisie.
Qu’il est pénible d’écrire ses propres volontés.
Pendant des années, j’ai lu des testaments rédigés par des martyrs et ces testaments m’ont toujours laissé perplexe.
Ils étaient brefs, rapides, sans grande éloquence.
Ils n’étanchaient pas notre soif de trouver des réponses à propos du martyre.
Maintenant, je suis en route vers ma mort qui a été scellée, et je suis satisfait d’avoir trouvé mes réponses.
Qu’ai-je été stupide ! Y a-t-il quelque chose de plus éloquent et de plus évident que l’acte d’un martyr ?
J’aurais dû écrire cela il y a plusieurs mois, mais ce qui m’en a empêché, c’était le fait que cette question est pour vous, les vivants, et pourquoi devrais-je donc répondre en votre nom ?
Cherchez les réponses vous-mêmes. Et, quant à nous, les habitants des tombes, tout ce que nous cherchons, c’est la miséricorde de Dieu. »
Vidéo de l’enterrement de Basil, le 17 mars 2017
Ce texte a été publié pour la première fois sur le site Internet de Mazin Qumsiyeh, professeur et directeur du Musée d’Histoire naturelle de la Palestine, à l’Université de Bethléem. On y trouve aussi d’autres vidéos où apparaissent Basil et Shireen dans les actions de résistance à Al-Walaja
Traduction : Jean-Marie Flémal
La Plate-forme Charleroi-Palestine a reçu la carte et les photos d’Al-Walaja de Shereen Al-Araj, la tante de Basil, lorsque nous l’avions invité en 2012.
Mazin Qumsiyeh est l’auteur de « Sharing the Land of Canaan » et de « Une histoire populaire de la Résistance palestinienne».
Il enseigne au sein de l’université de Bethléem et de Bir Zeit et dirige le Musée Palestine d’Histoire Naturelle et l’Institut palestinien de biodiversité et durabilité
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