Le droit international a ses limites : il faut repenser notre définition de l’apartheid
En vertu du droit international, l’apartheid est un crime contre l’humanité et les États peuvent être tenus pour responsables de leurs actions. Toutefois, le droit international a ses limites.
Haidar Eid et Andy Claro, 27 août 2017
Au moment où Israël intensifie son projet colonial d’implantation, l’apartheid est devenu un cadre de plus en plus important pour comprendre et affronter la domination israélienne au sein de la Palestine historique.
Et, effectivement, Nadia Hijab et Ingrid Jaradat Gassner y vont d’un argument convaincant disant que c’est dans l’apartheid que réside le cadre d’analyse le plus stratégique.
Et, en mars 2017, la Commission économique et sociale de l’ONU pour l’Asie occidentale (CESAO) a publié un impressionnant rapport décrivant les violations par Israël des lois internationales et concluant qu’Israël a établi un « régime d’apartheid » qui opprime et domine le peuple palestinien dans son ensemble.
En vertu du droit international, l’apartheid est un crime contre l’humanité et les États peuvent être tenus pour responsables de leurs actions.
Toutefois, le droit international a ses limites.
Un problème spécifique implique ce qui manque à la définition de l’apartheid dont se sert le droit international. Du fait que cette définition se concentre uniquement sur le régime politique, elle ne fournit pas une base solide pour critiquer les aspects économiques de l’apartheid.
Pour pallier cette lacune, nous proposons une définition alternative de l’apartheid issue de la lutte des années 1980 en Afrique du Sud et qui a acquis le soutien des activistes en raison des limitations de la décolonisation en Afrique du Sud après 1994 – c’est une définition qui considère l’apartheid comme étroitement lié aux capitalisme.
Ce petit exposé politique explique ce que le mouvement de libération de la Palestine peut apprendre de la situation en Afrique du Sud, à savoir reconnaître l’apartheid à la fois comme un système de discrimination raciale légalisée et comme un système de capitalisme racial.
Il se termine par des recommandations sur la façon dont les Palestiniens peuvent affronter ce système dual afin de concrétiser une paix juste et durable enracinée dans l’égalité sociale et économique.
Le pouvoir et les limites du droit international
La Convention internationale de l’ONU sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid définit l’apartheid comme un crime impliquant « des actes inhumains commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci ».
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale définit l’apartheid comme un crime impliquant « un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux ».
En s’appuyant sur une lecture minutieuse de ces statuts, le rapport de la CESAO analyse la politique israélienne dans quatre domaines. Il traite de la discrimination juridique officielle envers les citoyens palestiniens d’Israël, du système juridique dual dans les Territoires palestiniens occupés (TPO), des infimes droits de résidence des Palestiniens de Jérusalem et, enfin, du refus d’Israël d’autoriser les réfugiés palestiniens d’exercer leur droit au retour.
Le rapport conclut que le régime d’apartheid israélien opère en fragmentant le peuple palestinien et en le soumettant à diverses formes de domination raciale.
La solidité de l’analyse de l’apartheid s’est révélée dans la façon dont les États-Unis et Israël ont réagi au rapport. L’ambassadeur des États-Unis à l’ONU l’a dénoncé et a insisté auprès du secrétaire général de l’ONU pour qu’il le rejette. À son tour, le secrétaire général a exercé des pressions sur Rima Khalaf, responsable de la CESAO, pour qu’elle le retire. Mais, refusant d’agir en ce sens, elle a démissionné de son poste.
L’importance du rapport de la CESAO ne peut être exagérée. Pour la première fois, un corps de l’ONU abordait officiellement la question de l’apartheid en Palestine/Israël. Et le rapport abordait les mesures israéliennes à l’égard du peuple palestinien dans son ensemble plutôt que de se concentrer sur un fragment de la population. En demandant aux États membres et aux organisations de la société civile à exercer des pressions sur Israël, le rapport de l’ONU démontre aussi l’utilité du droit international en tant qu’outil destiné à responsabiliser des régimes comme Israël.
Cependant, dans le même temps que l’on reconnaît l’importance du droit international, il importe de tenir compte de ses limites.
Tout d’abord, les lois internationales ne sont efficientes que lorsqu’elles sont reconnues et appliquées par les États, et la structure hiérarchique du système étatique procure à certains États un pouvoir de veto.
Le retrait rapide du rapport de la CESAO a mis clairement ces limites en évidence. Pourtant, il existe un problème plus spécifique encore dans la définition internationale de l’apartheid telle qu’énoncée plus haut.
En ne se focalisant que sur le régime politique, la définition juridique ne propose pas une base solide pour critiquer les aspects économiques de l’apartheid et fait en effet le jeu d’un futur post-apartheid où ce sera la discrimination économique qui régnera.
Le capitalisme racial et les limites de la libération sud-africaine
Au cours des années 1970 et 1980, les Sud-Africains noirs se lancèrent dans d’urgents débats sur la façon de comprendre le système d’apartheid qu’ils combattaient.
Le bloc le plus puissant au sein du mouvement de libération – le Congrès national africain (ANC) et ses alliés – prétendait que l’apartheid était un système de domination raciale et que la lutte devait se concentrer sur l’élimination des mesures racistes et sur l’obtention de l’égalité devant la loi. Les noirs radicaux rejetaient cette analyse.
Le dialogue entre le Mouvement de la Conscience noire et les marxistes indépendants généra une définition alternative de l’apartheid en tant que système de « capitalisme racial ».
Les noirs radicaux insistaient sur le fait que la lutte devait affronter en même temps l’État et le système capitaliste racial. Si l’on ne s’en prenait pas en même temps au racisme et au capitalisme, prédisaient-ils, l’Afrique du Sud de l’après-apartheid allait rester divisée et inégalitaire.
La transition des 20 dernières années a apporté son soutien à cette thèse. En 1994, l’apartheid au niveau juridique fut aboli et les Sud-Africains noirs obtinrent l’égalité devant la loi – y compris le droit de vote, le droit de vivre n’importe où et le droit de se déplacer sans permis.
La démocratisation de l’État constitua une réalisation remarquable. En effet, la transition sud-africaine prouve la possibilité d’une coexistence pacifique sur base de l’égalité devant la loi et de la reconnaissance mutuelle.
C’est ce qui rend l’Afrique du Sud si captivante pour bien des Palestiniens et un petit nombre d’Israéliens en quête d’une alternative à la fragmentation et à l’échec d’Oslo.
Malgré la démocratisation de l’État, la transition sud-africaine n’a pas abordé les structures du capitalisme racial.
Durant les négociations, l’ANC fit d’importantes concessions afin de gagner le soutien des Sud-Africains blancs et de l’élite capitaliste.
Fait plus important encore, l’ANC accepta de ne pas nationaliser la terre, les banques et les mines et, en lieu et place, elle accepta les protections constitutionnelles concernant la répartition existante de la propriété privée – et ce, en dépit d’un passé de dépossession coloniale.
En outre, le gouvernement de l’ANC adopta une stratégie économique néolibérale favorisant le libre échange, une industrie orientée sur l’exportation et la privatisation des entreprises publiques et des services municipaux. Il en est résulté que l’Afrique du Sud de l’après-apartheid est demeurée l’un des pays les plus inégalitaires de la planète.
La restructuration néolibérale s’est traduite par l’émergence d’une petite élite noire et d’une classe moyenne noire croissante dans certaines parties du pays. Mais la vieille élite blanche contrôle toujours la majeure partie des terres et de la richesse de l’Afrique du Sud.
La désindustrialisation et la proportion croissante de la population obligée de s’appuyer sur des emplois occasionnels ont affaibli le mouvement ouvrier, ont intensifié l’exploitation de la classe ouvrière noire et ont produit un excédent croissant de population racialisée confrontée en permanence au chômage structurel.
Le taux de chômage atteint 35 % quand on y inclut les personnes qui ont renoncé à chercher du travail. Dans certaines régions, le taux de chômage est supérieur à 60 % et les emplois qui restent sont précaires, à court terme et à bas salaires.1)
Les noirs pauvres sont également confrontés à une sévère pénurie des terres et des logements. Au lieu de redistribuer la terre, le gouvernement de l’ANC a adopté un programme qui s’appuie sur le marché et par le biais duquel l’État aide des clients noirs à acheter des terres dont les propriétaires sont blancs.
Cela a donné naissance à une petite classe de propriétaires noirs aisés, mais 7,5 % seulement des terres de l’Afrique du Sud ont été redistribuées. Il en résulte que la plupart des Sud-Africains noirs restent sans terre et que les élites blanches conservent la propriété de la majeure partie des terres. De même, le coût à la hausse du logement a accru le nombre de personnes vivant dans des cabanes, des squats ou des installations informelles, en dépit des subsides de l’État et des garanties constitutionnelles de logement décent.
La race continue à structurer l’accès inégal au logement, à l’éducation et à l’emploi, dans l’Afrique du Sud de l’après-apartheid. Elle contingente également le développement rapide de la sécurité privée.
Tirant parti de la crainte racialisée de la criminalité, la sécurité privée est devenue en Afrique du Sud l’industrie à la croissance la plus rapide depuis les années 1990. Les compagnies de sécurité privée ont transformé des quartiers historiquement blancs en communautés fermées, caractérisées par des murailles avec portails d’accès autour des propriétés privées, des systèmes d’alarme avec boutons d’appel, des gardiens sur place, des patrouilles de quartier, une surveillance par vidéo et des équipes armées d’intervention rapide. Ces régimes privatisés de sécurité résidentielle s’appuient sur la violence et le profilage racial pour cibler les personnes de couleur et les pauvres.
Selon le droit international, l’apartheid se termine avec la transformation de l’État racial et l’élimination de la discrimination raciale légalisée. Pourtant, même un examen superficiel de l’Afrique du Sud d’après 1994 révèle les pièges d’une telle approche et met en évidence l’importance qu’il y a de repenser nos définitions de l’apartheid.
L’égalité formelle devant la loi n’a pas produit de véritable transformation sociale et économique. En lieu et place, la néolibéralisation du capitalisme racial a raffermi l’inégalité créée par des siècles de colonisation et d’apartheid.
La race reste une force motrice tant de l’exploitation que du délaissement, et ce, malgré un vernis d’égalité devant la loi. Les célébrations du gouvernement dirigé par l’ANC tendent à obscurcir les impacts du capitalisme racial néolibéral dans l’Afrique du Sud d’après 1994.
Les critiques de l’apartheid israélien ont grandement ignoré les limites de la transformation en Afrique du Sud.
Au lieu de traiter l’apartheid comme un système de capitalisme racial, la plupart des critiques de l’apartheid israélien s’appuient sur la définition juridique internationale de l’apartheid en tant que système de domination raciale.
Il est certain que ces critiques ont été hautement productives. Elles ont affûté l’analyse de la domination israélienne, ont contribué à l’expansion des campagnes de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) et ont fourni une base légale aux efforts en vue de responsabiliser Israël. L’importance du droit international en tant que ressource pour les communautés en lutte ne devrait pas être laissée de côté.
Mais l’analyse et l’organisation peuvent aller plus loin encore en percevant l’apartheid comme un système de capitalisme racial, plutôt qu’en s’appuyant si lourdement sur les définitions juridiques internationales.
En attribuant des valeurs différentes à l’existence et au travail des gens, les régimes capitalistes raciaux intensifient l’exploitation tout en exposant les groupes marginalisés à la mort prématurée, au délaissement, voire à l’élimination.
Le concept du capitalisme racial met donc en évidence la constitution mutuelle de l’accumulation et de la constitution raciale du capital et prétend ainsi qu’il n’est pas possible d’éliminer soit la domination raciale soit l’inégalité de classe sans attaquer le système dans son ensemble.
Percevoir l’apartheid comme un système de capitalisme racial nous permet d’aborder sérieusement les limites de la libération en Afrique du Sud.
Étudier le succès de la lutte sud-africaine a été hautement productif pour le mouvement en faveur de la liberté des Palestiniens ; comprendre ses limites peut également s’avérer productif.
Bien que les Sud-Africains de couleur aient obtenu l’égalité formelle devant la loi, le fait qu’ils ne s’en sont pas pris à l’économie de l’apartheid a mis de réelles limites à la décolonisation.
En un mot l’apartheid n’a pas pris fin, il a été restructuré. S’appuyer trop lourdement sur la définition juridique internationale de l’apartheid pourrait mener à des problèmes du même genre, en fin de parcours, en Palestine.
Nous faisons cette suggestion en tant que note de mise en garde, dans l’espoir qu’elle contribuera au développement de stratégies afin d’affronter en même temps le racisme israélien et le capitalisme néolibéral.
La capitalisme racial en Palestine/Israël
Percevoir l’apartheid de cette façon nous permet aussi de comprendre que le colonialisme israélien d’implantation opère aujourd’hui par le biais d’un capitalisme néolibéral racial.
Ces 25 dernières années, Israël a intensifié son projet colonial d’implantation sous une apparence de paix. La totalité de la Palestine historique reste soumise à la domination israélienne, laquelle opère en fragmentant la population palestinienne.
Oslo a donné la possibilité à Israël de continuer à fragmenter les TPO et à compléter sa domination militaire directe par certains aspects d’une domination indirecte.
La bande de Gaza a été transformée en un « camp de concentration » et en une « réserve indigène » modèle par le biais d’un siège moyenâgeux et mortel décrit par Richard Falk comme un « prélude au génocide » et par Ilan Pappé comme un « génocide incrémentiel ».
En Cisjordanie, la nouvelle stratégie coloniale d’Israël implique la concentration de la population palestinienne dans des Zones A et B et la colonisation des Zones C. Au lieu d’accorder la liberté et l’égalité aux Palestiniens, Oslo a restructuré les relations de domination. En bref, Oslo a intensifié plutôt qu’inversé le projet colonial d’implantation d’Israël.
La réorganisation de la domination israélienne a eu lieu dans le même temps que la restructuration néolibérale de l’économie.
Depuis les années 1980, Israël a subi une transformation fondamentale, partant d’une économie dirigée par l’État et concentrée sur la consommation domestique pour aller vers une économie dirigée par les entreprises et intégrée aux circuits du capital mondial.
La restructuration néolibérale a engendré des bénéfices d’entreprise massifs tout en détricotant le bien-être, en affaiblissant le mouvement ouvrier et en accroissant l’inégalité. Les négociations d’Oslo étaient d’une importance capitale, dans ce projet.
Shimon Peres et les élites de l’économie israélienne affirmaient que le « processus de paix » allait ouvrir les marchés du monde arabe au capital américain et israélien et faciliter l’intégration d’Israël à l’économie mondiale.2))
Après Oslo, Israël signa bien vite des accords libre-échangistes avec l’Égypte et la Jordanie.
La restructuration néolibérale a permis à Israël d’appliquer sa nouvelle stratégie coloniale en réduisant de façon significative sa dépendance vis-à-vis de la main-d’œuvre palestinienne.
La transition d’Israël vers une économie de haute technologie a réduit sa demande de main-d’œuvre industrielle et agricole. Les accords libre-échangistes ont permis aux fabricants israéliens de déplacer la production réalisée par des sous-traitants palestiniens vers des zones axées sur l’exportation et situées dans des pays voisins.
L’effondrement de l’Union soviétique, suivie par la « doctrine de choc » qu’était le néolibéralisme, a poussé plus d’un million de Juifs russes à tenter leur chance en Israël. Et la restructuration néolibérale à l’échelle mondiale a débouché sur l’immigration de 300 000 travailleurs immigrés provenant de l’Asie et de l’Europe de l’Est. Ces groupes font désormais concurrence aux Palestiniens autour des emplois à bas salaires qui restent encore.
L’État colonial d’implantation s’est donc servi de la restructuration néolibérale pour orchestrer la mise sur la touche de la population palestinienne.
L’existence des Palestiniens de la classe ouvrière n’a cessé de se précariser.
Avec un accès limité aux emplois en Israël, la pauvreté et le chômage ont considérablement augmenté dans les enclaves palestiniennes. Bien que l’Autorité palestinienne (AP) ait toujours appuyé la vision néolibérale d’une économie de libre marché dirigée par le secteur privé et axée sur l’exportation, elle a commencé par réagir à la crise du chômage en créant des milliers d’emplois dans le secteur public.
Depuis 2007, toutefois, l’AP a suivi un programme économique strictement néolibéral qui requiert des coupes sombres dans l’emploi public et une expansion des investissements dans le secteur privé.
En dépit de ces plans, le secteur privé reste faible et fragmenté. Une grande partie des plans prévoyant des zones industrielles le long du mur illégal bâti par Israël et qui serpente à travers les TPO ont échoué en raison des restrictions israéliennes sur l’import-export et du coût relativement élevé de la main-d’œuvre palestinienne par rapport à celle de l’Égypte et de la Jordanie.
Bien que les mesures néolibérales aient rendu l’existence encore plus difficile pour les Palestiniens de la classe ouvrière, elles ont contribué au développement dans les TPO d’une petite élite palestinienne composée de la direction de l’AP, de capitalistes palestiniens et de responsables des ONG.
Les gens qui visitent Ramallah sont souvent surpris de voir des résidences aux allures de palaces, des restaurants très chers, des hôtels cinq étoiles et des véhicules de luxe. Ce ne sont pas des signes d’une économie bien portante, mais plutôt d’un fossé de plus en plus grand entre les classes.
De même, une nouvelle bourgeoisie de gens récemment affiliés au Hamas a émergé à Gaza, depuis 2006. Sa richesse dépend de « l’industrie des tunnels », actuellement en baisse, d’un monopole sur les matériaux de construction passés en fraude depuis l’Égypte et des marchandises importées en quantités limitées depuis Israël.
Les élites, tant du Fatah que du Hamas, accumulent leur richesse à partir d’activités non productives et toutes deux sont caractérisées par une absence totale de vision politique. Haidar Eid décrit la chose comme l’« osloïsation » de la Cisjordanie et l’« islamisation » de la bande de Gaza.
De plus, rallier les forces de la répression est devenu l’une des seules possibilités d’emploi accessibles pour la majorité des Palestiniens, particulièrement pour les jeunes. Bien qu’un certain nombre d’emplois de l’AP concernent l’enseignement et les soins de santé, la plupart des emplois disponibles le sont dans les forces de sécurité de l’AP. Comme l’a montré Alaa Tartir, la tâche de ces forces consiste à protéger la sécurité d’Israël. Depuis 2007, elles ont été réorganisées sous le contrôle des États-Unis. Fortes de plus de 80 000 hommes, les nouvelles forces de sécurité de l’AP sont entraînées par les États-Unis en Jordanie et déployées dans les enclaves de la Cisjordanie, en coordination étroite avec l’armée israélienne. Israël et l’AP partagent des renseignements, coordonnent des arrestations et coopèrent au niveau des confiscations d’armes. Ensemble, ils ciblent non seulement les islamistes et les gens de gauche, mais aussi toutes les personnes qui critiquent Oslo. Tout récemment, c’est une coordination sécuritaire entre Israël et l’AP qui a été à la base de l’assassinat de l’activiste Basil Al-Araj.
Le seul secteur de l’économie israélienne qui a maintenu une demande relativement constante de main-d’œuvre palestinienne est la construction, principalement en raison de l’expansion des colonies israéliennes et du mur en Cisjordanie. Selon une étude de 2011, Démocratie et Droits des travailleurs, 82 % des Palestiniens employés dans les colonies quitteraient leur emploi s’ils pouvaient trouver une alternative convenable.
Cela signifie que deux des seuls emplois accessibles aujourd’hui aux Palestiniens de Cisjordanie consistent à bâtir des colonies israéliennes sur des terres palestiniennes confisquées ou à travailler au sein des forces de sécurité de l’AP afin d’aider Israël à réprimer la résistance palestinienne à l’apartheid.
Les Palestiniens de la bande de Gaza n’ont même pas ces « chances ». En fait, Gaza est l’une des versions les plus extrêmes d’une mise sur la touche orchestrée. Les déportations opérées par le colonialisme d’implantation ont transformé Gaza en un camp de réfugiés en 1948, quand les milices sionistes et, plus tard, l’armée israélienne, ont expulsé plus de 750 000 Palestiniens de leurs villes et villages. 70 % des deux millions d’habitants de Gaza sont des réfugiés, constituant ainsi un souvenir vivant de la Nakba et une incarnation de la revendication du droit au retour.
La restructuration politique et économique réalisée par le biais d’Oslo a permis à Israël de transformer Gaza en une prison mise sur pied pour concentrer et contenir ce surplus de population indésirable. Et le siège israélien qui ne cesse de s’intensifier démontre la déshumanisation complète des Gazaouis. Pour le projet colonial néolibéral israélien, les existences des Palestiniens n’ont aucune valeur et leur mort ne compte pas.
Partout, par conséquent, le néolibéralisme associé au projet colonial d’implantation d’Israël a transformé les Palestiniens en une population carrément jetable. Ceci a permis à Israël de réaliser son projet de concentration et de colonisation.
Comprendre la dynamique néolibérale du régime colonial d’implantation d’Israël peut contribuer au développement de stratégies destinées à affronter l’apartheid israélien non seulement en tant que système de domination raciale mais aussi en tant que régime de capitalisme racial.
Affronter l’économie de l’apartheid israélien
Une question importante pour le mouvement palestinien de libération est de savoir comment éviter les pièges de l’Afrique du Sud de l’après-apartheid en développant une vision pour l’après-apartheid en Palestine/Israël.
Comme le prétendaient les noirs radicaux, une concentration exclusive sur l’État racial a conduit en Afrique du Sud à des problèmes socioéconomiques et ce, dès 1994.
La libération palestinienne ne doit pas se conclure par la même « solution » que celle proposée par l’ANC. Cela requerra d’être attentif, non seulement aux droits politiques, mais aussi à des questions difficiles, telles la redistribution des terres et la structure économique, afin d’assurer une issue plus égalitaire.
Un point de départ crucial consistera à poursuivre des entretiens sur la dynamique pratique du retour des Palestiniens.
Il importe également de reconnaître que la situation actuelle en Palestine est étroitement liée aux processus qui remodèlent les relations sociales dans le monde entier.
L’Afrique du Sud et la Palestine, par exemple, connaissent des changements sociaux et économiques similaires, malgré des trajectoires politiques radicalement différentes.
Dans les deux contextes, le capitalisme racial néolibéral a produit une inégalité extrême, une marginalisation racialisée et des stratégies avancées en vue de protéger les puissants et de tenir les pauvres racialisés sous haute surveillance.
Andy Clarno qualifie cette combinaison d’apartheid néolibéral.
Dans le monde entier, la richesse et le revenu sont de plus en plus contrôlés par une poignée de capitalistes milliardaires. Comme le sol s’effondre sous la classe moyenne, l’écart entre riches et pauvres augmente et l’existence des plus pauvres se précarise de plus en plus.
La restructuration néolibérale a permis à certains membres de populations historiquement opprimées de rallier les rangs de l’élite. Ceci explique l’émergence de la nouvelle élite palestinienne dans les TPO et de la nouvelle élite noire en Afrique du Sud.
Dans le même temps, la restructuration néolibérale a fait empirer la marginalisation des pauvres racialisés en intensifiant à la fois l’exploitation et le délaissement.
Les emplois sont devenus de plus en plus précaires et des régions entières ont connu une baisse des demandes de main-d’œuvre. Alors que certaines populations racialisées sont caractérisées par la surexploitation dans des ateliers de misère et des industries de service, d’autres – comme les Palestiniens – sont mis sur la touche et délaissés dans une vie marquée par le chômage et l’informalité.
Les régimes néolibéraux d’apartheid comme Israël dépendent de stratégies sécuritaires sophistiquées visant à maintenir le pouvoir en place.
Israël exerce sa souveraineté sur les TPO via des déploiements de troupes, une surveillance électronique, l’emprisonnement, les interrogatoires et la torture. L’État a également conçu et appliqué une géographie fragmentée d’enclaves palestiniennes isolées entourées de murs et de check-points et gérées au moyen de blocages et de permis. Et les entreprises israéliennes ont pris la direction du marché mondial de l’équipement sécuritaire avancé en développant et en testant ses appareils de haute technologie dans les TPO.
L’ajout le plus important au régime sécuritaire d’Israël, toutefois, consiste en un réseau de forces de sécurité grandement rendu possible par les États-Unis et l’UE, soutenu par la Jordanie et l’Égypte et mis en œuvre via des déploiements coordonnés de l’armée israélienne et des forces sécuritaires de l’AP.
À l’instar d’Israël, d’autres régimes néolibéraux d’apartheid s’appuient sur des enceintes fortifiées, des forces sécuritaires privées et de l’État et des stratégies de contrôle racialisé.
En Afrique du Sud, la sécurisation a impliqué la fortification des quartiers nantis, l’expansion rapide de l’industrie sécuritaire privée et une répression intense par l’État des syndicats indépendants et autres mouvements sociaux.
Aux États-Unis, parmi les efforts en vue d’assurer la sécurité des nantis figurent l’aménagement de résidences fermées, la construction de murs aux frontières, l’incarcération et la déportation de masse, la surveillance électronique, le recours à la guerre des drones ainsi que le développement rapide de la police, du système carcéral, des patrouilles frontalières, de l’armée et des services de renseignement.
Au contraire de l’Afrique du Sud, Israël reste un État colonial d’implantation agressif.
Dans ce contexte, le néolibéralisme fait partie de la stratégie coloniale d’implantation d’Israël en vue d’éliminer la population palestinienne.
Mais la combinaison de la domination raciale et du capitalisme néolibéral a engendré une inégalité croissante, une marginalisation racialisée et une sophistication accrue de la sécurité dans de nombreuses parties du monde.
Du fait que les mouvements et activistes créent des connexions entre les luttes contre la pauvreté racialisée et sa mise sous contrôle de cette dernière en Palestine, en Afrique du Sud, aux États-Unis et dans d’autres pays encore, percevoir l’apartheid israélien comme une forme de capitalisme racial pourrait contribuer à l’expansion de mouvements s’opposant à l’apartheid néolibéral au niveau mondial.
Cela pourrait également contribuer à faire passer le discours politique en Palestine de l’indépendance vers la décolonisation.
Dans son ouvrage capital, Les damnés de la terre, Frantz Fanon affirme que l’un des pièges de la conscience nationale réside dans un mouvement de libération qui se solde par un État indépendant gouverné par une élite nationaliste qui imite le pouvoir colonial.
Pour empêcher que cela n’arrive, Fanon encourage le passage de la conscience nationale à la conscience politique et sociale.
Passer de l’indépendance politique à la transformation sociale et à la décolonisation, tel est le défi qui attend l’Afrique du Sud de l’après-apartheid. Éviter le piège précité, tel est le défi qui attend les forces politiques palestiniennes dans leur actuelle lutte de libération.
Notes :
(1) Interview du directeur du Projet de renouvellement Alexandra, Johannesburg, Afrique du Sud, août 2012.
(2) Shimon Peres, Le Nouveau Moyen-Orient (New York : Henry Holt, 1993)
Publié le 27/8/2017 sur Al Shabaka
Traduction : Jean-Marie Flémal
Conseiller politique d’Al-Shabaka, Haidar Eid est professeur associé de littérature postcoloniale et postmoderne à l’Université al-Aqsa de Gaza. Il a beaucoup écrit sur le conflit arabo-israélien, entre autres, des articles publiés dans Znet, The Electronic Intifada, The Palestine Chronicle et Open Democracy. Il a publié des articles sur les études culturelles et la littérature dans des journaux, dont Nebula, le journal des études américaines en Turquie, Logique Culturelle et le Journal de Littérature Comparée. Haidar est l’auteur de Mondialisation du postmodernisme : Possibilités d’interprétation de la théorie critique et de Contrer la Nakba palestinienne : Un seul État pour tous.
Andy Clarno est professeur assistant de sociologie et d’études afro-américaines et directeur intérimaire de l’Institut de justice sociale à l’Université de l’Illinois, à Chicago. Ses recherches explorent le racisme, le capitalisme, le colonialisme et l’empire au début du 21e siècle. Le nouveau livre d’Andy Clarno, L’apartheid néolibéral (University of Chicago Press, 2017), analyse les changements politiques, économiques et sociaux en Afrique du Sud et en Palestine/Israël depuis 1994. Il traite des limites de la libération en Afrique du Sud, souligne l’impact de la restructuration néolibérale en Palestine/Israël et avance qu’une nouvelle forme d’apartheid néolibéral a émergé dans ces deux régions.