Les origines oubliées de la catastrophe palestinienne remontent au 19e siècle

Joseph Massad, 14 mai 2020

La colonisation par les juifs sionistes de la Palestine a été le point culminant des efforts de chrétiens européens en vue de coloniser le pays au 19e siècle.

Une photo non datée, probablement prise dans les années 1930, montre la Vieille Ville de Jérusalem. (Photo : AFP)

La Nakba, c’est-à-dire la perte par les Palestiniens de leurs terres et maisons, a sans doute débuté dans les années 1880 avec l’arrivée des premiers colons juifs sionistes qui chassèrent les Palestiniens des terres que les colons avaient achetées à des propriétaires absents.

La Nakba est une calamité qui se poursuit toujours et qui continue à définir la situation des Palestiniens aujourd’hui même. 1948 et 1967 ont été des dates clés dans les pertes plus grandes, monumentales, de terres et de droits et 1993, l’année d’Oslo, a été celle de la perte par les Palestiniens de leur droit à retourner dans leur patrie volée, et ce, par le biais de la collaboration de ce qui fut jadis leur mouvement de libération.

Mais la colonisation de la Palestine par les juifs sionistes fut le point culminant des efforts de chrétiens européens de coloniser le pays après l’invasion de Napoléon Bonaparte et sa défaite à Acre (Saint-Jean-d’Acre, à l’époque) en 1799, des œuvres des Ottomans et de leurs alliés britanniques.

En effet, cette colonisation du pays par des chrétiens européens durant une grande partie du 19e siècle, fut le prélude de la colonisaiton par les juifs sionistes dès la fin de ce même siècle.

Des missionnaires fanatiques

Alors que la Réforme protestante fut le premier mouvement chrétien à appeler les juifs à se convertir et à « retourner » en Palestine, ce furent les Britanniques qui se lancèrent dans des plans de colonisation et de christianisation dans lesquels le travail pionnier fut l’œuvre des missionnaires fanatiques de la London Society for Promoting Christianity Amongst the Jews (Société londonienne de promotion du christianisme parmi les juifs – fondée en 1809), populairement connue sous l’appellation de London Jews’ Society (Société des juifs de Londres).

Des fanatiques anglicans cherchèrent donc à convertir les juifs européens et à encourager leur migration vers la Palestine, où ils établirent un réseau missionnaire. Dans les années 1820, cette société, sponsorisée par des hommes politiques et des lords, étaient même dirigée par des convertis juifs qui estimaient qu’il convenait d’envoyer plus de convertis juifs encore en Palestine afin d’y convertir à leur tour les juifs déjà présents.

Bientôt, les Britanniques établirent le premier consulat étranger à Jérusalem, en 1938, et, en 1842, l’Église d’Angleterre installa un évêché anglican dans la ville sainte.

Le premier évêque, Michael Solomon Alexander, était un converti juif allemand qui avait été rabbin, avant sa conversion. Les Britanniques achetèrent de la terre et leur consul fonda plusieurs institutions afin d’employer des juifs dans l’agricultrure, entre autres choses. Les colons britanniques eux-mêmes se mirent également à acheter de la terre et à s’essayer à l’griculture.

Vers les années 1850, la population de la Palestine n’atteignait pas 400 000 personnes, y compris quelque 8 000 juifs. La moitié étaient des juifs palestiniens qui avaient échappé à l’Inquisition espagnole au 16e siècle ; l’autre moitié étaient des juifs messianiques kabbalistes qui étaient venus de Russie au cours des toutes premières décennies du 19e siècle, en anticipation de la venue du Messie.

La London Jews’ Society en convertit quelques douzaines, mais les rabbins ripostèrent en excommuniant les juifs qui traitaient avec les missionnaires. Ils appelèrent également à l’aide leurs bienfaiteurs juifs européens, comme les Rothschild et Moses (Moïse) Montefiore. Ce dernier installa des hôpitaux et acheta de la terre pour les juifs pauvres, de crainte qu’ils ne se convertissent au protestantisme.

La « ruée vers la Palestine »

La première guerre européenne majeure qui inaugura ce que nous devrions appeler la « ruée coloniale vers la Palestine » – à savoir la guerre de Crimée en 1853-1856 – fut causée par les prétentions européennes à vouloir « protéger » les chrétiens de Palestine. Cette guerre fut instiguée par les inquiétudes françaises et britanniques du fait que la Russie prévoyait de s’emparer de la Palestine, en particulier avec l’important pèlerinage annuel des chrétiens russes à Jérusalem, à Pâques.

En dehors de la jalousie et des préoccupations des puissances chrétiennes de l’Europe occidentale à propos de l’expansionnisme – réel et imaginé – de la Russie au détriment d’un Empire ottoman affaibli et sur lequel la France et la Grande-Bretagne avait acquis une énorme influence, le sentiment que la Palestine – y compris ses lieux saints chrétiens et sa population arabe chrétienne – ne devait être une préoccupation que pour les seules puissances chrétiennes occidentales en vint à constituer une menace pour les intérêts russes.

Les Russes étaient nerveux à propos des avancées des institutions protestantes et catholiques en Palestine, sans parler de la négligence et de la corruption régnant au sein du clergé grec chargé des Palestiniens orthodoxes depuis le 16e siècle et qui avait été mis en place par les Ottomans suite au décès en 1543 du dernier patriarche palestinien, Atallah.

Dans le préambule de la guerre de Crimée, les catholiques romains européens insistèrent sur la restauration de leurs droits exclusifs aux lieux saints chrétiens de Palestine qui avaient été instaurés sous les Croisades, repris sous les Mamelouks au 14e siècle, mais perdus au profit de l’Église orthodoxe grecque au moment de la conquête ottomane.

Les Ottomans avaient promulgué un édit qui restituait certains de leurs privilèges aux catholiques romains – au détriment des orthodoxes – concernant le Saint-Sépulcre, l’église de la Nativité et Gethsémani. Les orthodoxes palestiniens – tant le clergé que les laïcs – s’indignèrent grandement, de même que le tsar Nicolas Ier. L’affaire devint le casus belli de la guerre de Crimée. Avec la défaite de la Russie, l’invasion de la Palestine par les missionnaires catholiques romains et protestants connut une accélération exponentielle.

Des fanatiques britanniques

Dans l’intervalle, une autre organisation missionnaire fanatique, la Church Missionary Society, fondée en 1799, débarqua sur la scène en 1851 dans l’intention de convertir les chrétiens palestiniens d’Orient. Les zélotes britanniques installèrent des écoles, des dispensaires et des antennes médicales censés contribuer à obtenir des conversions, tout en subissant une forte résistance de la part des églises chrétiennes d’Orient un peu partout en Palestine.

En 1860, en réponse aux missionnaires, un homme d’Etat français juif créa les écoles de l’Alliance israélite universelle destinées aux Juifs ottomans. Des tentatives agricoles au profit de la population juive furent également entreprises par un philanthrope français juif.

Du côté américain, des missionnaires protestants américains furent envoyés en Palestine dans les années 1820, mais ils décidèrent de tenter leur chance en Syrie et s’en allèrent dans les années 1840, assurés que leurs coreligionnaires britanniques allaient prendre soin des Palestiniens.

Mais d’autres suivirent, y compris des douzaines de colons adamistes, d’anciens mormons qui installèrent une colonie d’implantation à Jaffa entre 1866 et 1868 afin de préparer la terre au « retour » des juifs qui se seraient convertis avant la Seconde Venue (du Christ). Leurs efforts échouèrent, mais ce fut au profit d’une nouvelle communauté de colons protestants allemands, appelés les Templiers, qui arrivèrent en Palestine dans les années 1860 et fondèrent nombre de colonies un peu partout, y compris sur les terres de la colonie adamite de Jaffa.

La marine de guerre allemande vint à hauteur des côtes de la Palestine pour les défendre au cours de la guerre russo-ottomane de 1877-1878. Les Templiers voulaient faire de la Palestine un État chrétien et espéraient que ce dernier serait octroyé à l’Allemagne après la guerre, mais ils allaient être déçus. Ils prospérèrent jusqu’au moment où les Britanniques, puis, après eux, les sionistes juifs, les harcelèrent afin qu’ils quittent le pays.

D’autres Américains encore vinrent en 1991, comme la famille fondamentaliste de Chicago, les Spafford, qui établit une colonie à Jérusalem. Elle y fut rejointe par des fondamentalistes suédois dans les années 1890. Ils achetèrent le palais de Rabah al-Husayni afin d’installer leur colonie. Aujourd’hui, c’est l’American Colony Hotel de Jérusalem.

Un prélude à plus de calamités encore

Des rois et des reines d’Europe visitèrent le pays et intercédèrent au nom de leurs missionnaires, revendiquant pour eux plus de droits et de privilèges. Mais les choses changèrent de façon tangible dans les deux dernières décennies du 19e siècle, quand une première immigration de juifs sionistes commença au départ de l’implantation coloniale russe d’Odessa, elle-même fondée sur les ruines de la ville ottomane de Hacibey.

La London Jews’ Society fut aux anges du fait qu’arrivaient plus de juifs encore qu’elle allait pouvoir convertir. Elle fonda à Londres la Jewish Refugees’ Aid Society (Société d’aide aux réfugiés juifs) afin de faciliter leur immigration. Moses Friedlaender, un converti juif, fut désigné pour entrer en fonction en Palestine. On acheta pour les colons juifs des terres au sud-ouest de Jérusalem mais, comme les Rothschild fondaient déjà des colonies juives, la plupart des adhérents juifs de Friedlaender rallièrent les colonies sionistes en 1886.

Malgré cet échec, la London Jews’ Society prétendit être la pionnière de la colonisation juive dans le pays, suggérant que les philanthropes juifs avaient été gagnés par « la jalousie et l’esprit d’émulation ». C’est à cette époque que les colons des Amants (juifs) de Sion (Hovevei Zion) venus d‘Odessa arrivèrent et établirent les premières colonies sionistes, marquant ainsi le début de la Nakba palestinienne qui n’a plus cessé jusqu’à ce jour.

Le fanatisme des colons protestants britanniques, allemands et américains en Palestine au 19e siècle fut le prélude de nombreuses autres calamités encore qui allaient frapper les Palestiniens. Ce furent les sionistes juifs fanatiques qui terminèrent le travail.

Aujourd’hui, les évangélistes fanatiques américains qui soutiennent la colonisation sioniste en cours du pays sont tout aussi antisémites que leurs prédécesseurs du 19e siècle. Pourtant, à la fin du 19e siècle, les fanatiques protestants comprirent que la Palestine ne pourrait être convertie en un pays protestant, puisqu’ils n’avaient pas été en mesure, à cette date, de convertir plus de 700 juifs environ et un millier de chrétiens palestiniens d’Orient.

Leurs sponsors coloniaux comprirent que le meilleur scénario possible d’implantation coloniale européenne en Palestine était une colonie d’implantation juive alliée au fondamentalisme protestant.

C’est ce que fut le sionisme au 19e siècle, et il l’est resté à ce jour.


Publié le 14 mai 2020 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal

Joseph Massad (né en 1963) enseigne l’histoire politique et intellectuelle arabe moderne à l’Université Columbia de New York.

Il est l’auteur de nombreux ouvrages et d’articles universitaires et journalistiques.

Parmi ses livres figurent : Colonial Effects: The Making of National Identity in Jordan (Effets du colonialisme : La création d’une identité nationale en Cisjordanie), Desiring Arabs (Des Arabes qui en veulent), The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians (La persistance de la question palestinienne : Essais sur le sionisme et les Palestiniens) et, plus récemment, Islam in Liberalism (L’Islam dans le libéralisme). Ses livres et articles ont été traduits dans une douzaine de langues.

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