Lettre d’Abu Moujahed, un ami palestinien de Beyrouth

Lettre du 7 août d’Abu Moujahed, directeur du CYC, Children and Youth Center,  dans le camp de Chatila à Beyrouth

Abu Moujahed avec les enfants de Chatila dans le Centre qu'il dirige

Abu Moujahed avec les enfants de Chatila dans le Centre qu’il dirige (photo : la page FB du CYC)

La situation après l’explosion après l’explosion à Beyrouth

Merci à tous les amis qui écrivent ou qui appellent pour prendre de nos nouvelles au Liban, après l’horrible désastre qui a frappé Beyrouth avec cet incendie et cette explosion au port. Merci à tous les amis qui se mettent à penser à la façon d’apporter de l’aide. Parce que nous passons par des conditions difficiles qui ne datent pas d’hier et qui ont encore empiré, cette fois. 

Je pense que vous tous êtes conscients des détails de ce qui s’est passé, grâce aux informations des médias, aux vidéos et aux médias sociaux.

Mardi dernier, à 18 h 10, juste après quelques minutes de confusion et de crainte, les gens du camp de Chatila se sont précipités hors de leurs immeubles de cages en béton, regardant autour d’eux sans croire qu’ils avaient survécu à un tremblement de terre, avec les mères qui se mettaient à crier en cherchant leurs enfants afin de sortir du camp… Certaines personnes ont commencé à s’enfuir rapidement, avant la venue du second tremblement de terre, puis quelqu’un a dit que c’était une roquette israélienne qui avait frappé Beyrouth. Les gens se sont mis à regarder autour d’eux pour voir s’il y avait de la fumée, puis certains ont dit que c’était une roquette sur Beit Al Wasat (La Maison du Milieu), la résidence de l’ancien Premier ministre Saad Al Hariri. Les gens ont pris la chose comme une plus mauvaise nouvelle encore. Cela signifiait la guerre civile…   

Après 20 minutes, des informations exactes sont arrivées, c’était une explosion au port. Puis les informations en direct, à la TV et sur les mobilophones, ont commencé à montrer ce qui s’était passé. L’ampleur de la catastrophe n’a pas été perçue tout de suite. Au début, la concentration est allée au port.

Le camp de Chatila est de l’autre côté de Beyrouth, par rapport au port (à 5 ou 6 km). Avec l’explosion, tout s’est mis à trembler, des objets sont tombés des balcons. Au début, je pensais qu’un immeuble ou une partie d’immeuble, derrière le CYC (Centre pour les enfants et les jeunes), s’était effondré. Les gens se sont mis à s’interpeller mutuellement pour s’assurer qu’ils allaient bien. Le réseau téléphonique ne pouvait plus supporter la pression du nombre d’appels. Ma fille est parvenue à avoir la ligne, elle voulait se rassurer à mon sujet, je lui ai dit que j’allais bien et que j’étais au CYC, à Chatila. Que va-t-il m’arriver si l’explosion a eu lieu au port ? Elle criait et pleurait en même temps, pour dire que les portes et les fenêtres étaient tombées sur sa mère et sur elle, que les gens de l’immeuble et des immeubles voisins étaient effrayés, etc. Notre maison se trouve près de la place et a perdu toutes ses vitres, pourtant les gens ne sont toujours pas conscients de l’ampleur de la tragédie, ils sont concentrés sur l’endroit où ça s’est passé au port. Les ambulances, la Croix-Rouge, la défense civile et d’autres équipes médicales se précipitent vers les hôpitaux, mais la réalité commence à être plus claire de ce que la majeure partie de Beyrouth a été affectée. C’est vraiment comme un tremblement de terre, ou une zone bombardée… tout particulièrement les zones à proximité du port. Puis nous avons appris que certaines maisons de Larnaca et de certaines villes de Chypre avaient également été affectées par l’explosion de Beyrouth, et que, même en Jordanie, ils avaient senti l’explosion. 

Le nombre de victimes, morts et blessés, commence à grimper, passant de moins de 20 tués et 150 blessés pour atteindre à minuit environ 70 tués et 3 500 blessés. Hier matin, le cap des 100 tués et 4 000 blessés était dépassé. Aujourd’hui, on parle de 141 martyrs et de plus de 5 000 blessés. Ajoutons des centaines de disparus et de personnes dont on ne sait pas où elles sont… Des milliers de familles ont perdu leur maison, leur magasin, leur voiture. Les blessés ont été soignés en face de l’hôpital, dans le parking, à la réception : quatre grands hôpitaux bien connus ont été détruits ou ne sont plus en état de fonctionner. Des familles ont dormi dans les rues, même quand elles comptaient un ou plusieurs blessés. Les hôpitaux de Beyrouth ont annoncé qu’ils étaient saturés, dans l’incapacité d’accueillir davantage de patients. Ensuite, les blessés ont été répartis entre d’autres hôpitaux urbains, à Saïda, Tyr, Tripoli, Zahleh et Baalbek, etc.

Le PRCS (Service du Croissant rouge palestinien) et la défense civile palestinienne, des équipes médicales, des ONG, de simples personnes donnent du sang et participent au secours et à l’aide. L’hôpital Haïfa à Bourj El Barajneh a accueilli des cas. Même le CYC a pensé à ouvrir le Centre d’accueil à certaines familles, mais nous avons estimé que ce n’était pas très pratique et, de même, les circonstances du coronavirus et le manque de services nous ont fait réfléchir davantage à la question. Les municipalités font état de leur intention d’accueillir des familles qui ont perdu leur logement. Mais certaines personnes ont eu peur de quitter leur boutique ou leur maison qui n’ont plus ni portes ni fenêtres et pourraient par conséquent être pillées… de sorte qu’ils ont préféré rester pour les protéger.

C’est douloureux. Le Liban n’avait nul besoin d’une telle catastrophe. Les catastrophes qui le touchaient avant cela étaient déjà amplement suffisantes, comme la division politique entre les divers gangs et clans. Le Liban souffre déjà du coronavirus, dont le nombre de cas grimpe trop haut. On en est à entre 155 et 223 cas par jour, le 5 août. Le nombre total de cas de corona est de plus de 5 417, avec 71 morts. Les crises économique et bancaire, la corruption, la devise nationale qui perd de sa valeur, le chômage, la pauvreté, l’immigration. Même dans une telle situation, les hommes politiques libanais ne coopèrent pas pour affronter, ne serait-ce que de façon désordonnée, les conditions de misère du pays. Les organisations politiques et leurs alliés s’affrontent les uns les autres et tentent de s’éliminer mutuellement afin de plaire à leurs homologues et amis en dehors du Liban. C’est pourquoi chacune d’entre elles réclame de l’aide à l’extérieur pouf lutter contre les autres à l’intérieur. Qu’importe que le Liban meure ou vive…

Alors que cette horrible explosion de 2750 tonnes de nitrate d’ammonium a laissé un trou de 210 mètres de diamètre et de 42 mètres de profondeur, complètement détruit le port de Beyrouth qui était le principal centre vital de l’économie et des ressources du Liban, le cœur économique de la capitale était détruit ou gravement affecté, trois cent mille personnes étaient sans abri, outre les 140 tués, on en découvrira peut-être un même nombre d’ici peu, des centaines d’autres sont toujours portés manquants et sont peut-être sous les décombres, il y a plus de 5 000 blessés, dont, dans les hôpitaux, 760 en très mauvais état et 247 dans une situation des plus critiques. Quatre hôpitaux, des hôtels, des entreprises, des restaurants, des boutiques, des bureaux, des maisons, des services publics, des voitures, des propriétés… Pourtant, les hommes politiques qui infligent sans vergogne tous ces problèmes au pays s’adressent aux médias pour critiquer les autres, comme si eux-mêmes étaient innocents. Des gens ont dit : Beyrouth a eu de la chance que l’explosion ait eu lieu au bord de mer. 2750 tonnes : si cela s’était passé dans un endroit fermé, il y en avait assez pour détruire tout Beyrouth.

Le bon côté, c’est la solidarité parmi les gens, les efforts volontaires en vue d’aider. Aider les blessés, se proposer pour accueillir des familles, tous les quartiers sont ouverts les uns aux autres, les jeunes enlèvent les décombres, nettoient les maisons et les rues. Les Palestiniens et les Syriens essaient d’aider en faisant ce qu’ils peuvent, ils donnent du sang, ils aident physiquement à sauver les gens qui se trouvent sous les destructions. Personne, dans les gens qui accourent pour aider, ne pense au coronavirus ni n’en est effrayé. Bien que nous soyons toujours en position de faiblesse pour nous impliquer davantage, et ce, en raison du manque de possibilités, c’est un travail énorme et il y a un besoin direct de bras et d’équipes de travail. Les Libanais apprécient notre engagement et critiquent l’habitude des hommes politiques de casser du sucre sur le dos des Palestiniens.

Par ailleurs, il y a déjà des dons et des contributions, généralement d’ordre médical, et des services d’urgence et des hôpitaux de campagne débarquent au Liban, en provenance de Grèce, de France, du Qatar, de Hongrie, de Tunisie, d’Algérie, de l’Irak, de Russie, des Emirats, d’Iran, de Jordanie et d’autres pays encore. Le président français Macron vient aujourd’hui au Liban pour exprimer sa solidarité et son soutien.

Bien sûr, il faut voir si les Etats-Unis fermeront les yeux sans poursuivre leurs pressions sur le Liban. Les premiers secours sont importants, de même que la part d’émotion au début mais, après cela, quid de la reconstruction et du retour de la vie à la normale ? Le Liban connaît une crise économique profonde, il est en pleine banqueroute, les banquiers et les hommes politiques ont volé l’argent du peuple. La question est de savoir s’il est possible que le secours et l’aide parviendront à aider le Liban via des importations et des exportations libres des griffes américaines et de décisions dignes de César concernant la région. Cette terrible catastrophe est la dernière chose que le Liban peut supporter, tout le monde parle d’enquêtes et de responsabilités. Ils veulent aller jusqu’à la vérité et savoir dans les cinq jours qui est responsable. C’est une absurdité et, même s’ils le savaient, il ne leur serait pas permis – et ils ne seraient même pas en mesure – de punir les cerveaux de l’affaire dans le cadre de ce système d’Etat. Même s’il y a une main extérieure derrière cette affaire (celle d’Israël ou de qui que ce soit d’autre). Bien sûr, il importe de savoir si ce qui s’est passé a été planifié ou émane d’un laxisme administratif, ou d’une erreur de travailleurs, etc. C’est une longue histoire…  

Peut-être n’est-ce pas le moment adéquat de parler de telles choses, parce que quelque chose de plus important se passe, en ce moment. Ainsi donc, comme d’habitude, le simple fait de penser à cette très grande douleur immédiate, puis une nouvelle catastrophe est venue et nous avons oublié ce qu’il y avait avant et nous nous sommes mis à penser au moment présent. Je pense que cette douleur chronique est toujours là et qu’elle continue au Liban, en Palestine, en Syrie et dans toute la région arabe et, toujours, il nous faut penser à la façon de faire en sorte que l’aide et les dons pourront aider les gens à survivre, mais pas à vivre normalement, comme il le faudrait. Ou de la façon de se débarrasser de ceux qui sont la cause de tout cela.

A propos du Liban en ce moment, il y a des douleurs énormes, la douleur de perdre des vies, des proches bien-aimés ou des amis, la douleur des blessures, la douleur de perdre sa maison, sa propriété, son emploi ou son revenu. La douleur des souvenirs, des sentiments, des impressions. Les douleurs de cette année, les enfants qui ne veulent pas aller à l’école, ni recevoir les soins de santé qui conviennent, la douleur provoquée par les problèmes des gens, qui ont débuté bien avant cette terrible explosion, à propos de leur nourriture, du coût de la vie qui dépasse de loin les capacités de la plupart des familles, puis pas d’électricité, pas d’eau potable, pas de main, pas de combustible, pas de sécurité… Le taux de criminalité, cette année, a plus que doublé par rapport aux années précédentes.

La concentration devrait aller à la façon dont les gens qui vivent au Liban, je parle de tout le monde, les Libanais et les non-Libanais, peuvent vivre aujourd’hui en paix, sans la peur du lendemain. Il faut qu’on cesse de penser qu’il n’y a ni solution ni futur pour le Liban, mais se pencher sur ceux qui sont derrière les tragédies historiques du pays.

L’aide aux gens du Liban devrait aller à la reconstruction, au développement, les donateurs ne devraient pas s’amener avec des plans tout prêts sur la façon dont ils veulent aider et dans quel domaine. Mais partager la discussion avec les gens de l’endroit et écouter leurs points de vue. Éviter la corruption habituelle, particulièrement du côté des chasseurs de tragédies locaux et internationaux et empêcher ces derniers de se remplir les poches au détriment des déshérités qui ont besoin de cette aide.

La reconstruction de Beyrouth peut être l’occasion d’apporter réellement les bénéfices et les compensations au peuple, non pas comme le Solder Project de Beyrouth qui s’était terminé sous forme de profit pour quelques individus de la classe supérieure. Ce pourrait être des milliers d’emplois, de services, une amélioration des conditions sociales et économiques du pays.  

Navré pour cette longue lettre à un moment qui est peut-être inopportun. Mais, par expérience, pour protéger les victimes, il est préférable qu’elles ne soient pas frappées deux fois.

Nous verrons.

Merci encore, avec mes meilleurs vœux de paix et de sécurité à tous.

Abu Moujahed


Pour soutenir le CYC, Centre pour enfants et jeunes, à Chatila : cliquez ici 

Pour soutenir les victimes de l’explosion de Beyrouth, consultez le site Belgium for Lebanon :  une plate-forme a été créée afin de proposer du soutien à diverses associations actives sur le terrain sur le plan de l’aide alimentaire, l’hébergement et l’assistance médicale au Liban.

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