Avec son 3e roman, Susan Abulhawa rejoint les grands auteurs mondiaux

Le 23 juillet 2020 paraissait Against the Loveless World (Face au monde sans amour), le troisième roman de Susan Abulhawa. Le peuple palestinien reste son thème de prédilection. De Jénine, en Cisjordanie occupée, dans son premier livre, en passant par Gaza, dans le deuxième, Abulhawa se rend cette fois au Koweït, en Irak et en Jordanie, où elle parle du sort des réfugiés palestiniens dans un récit passionnant d’un bout à l’autre, jusque dans la phrase finale. 

Susan Abulhawa

Susan Abulhawa (Photo : Dorthe Karlsen)

Lode Vanoost, 26 août 2020

Huit ans après Les matins de Jénine, l’énorme succès littéraire de ses débuts, en 2012, suivi par Le bleu entre le ciel et la mer, en 2015, l’auteure palestino-américaine Susan Abulhawa publie son troisième opus, Against the Loveless World (Face au monde sans amour).

Ses deux premiers romans ont paru en traduction néerlandais en même temps que leurs versions originales, ce qui n’est pas le cas cette fois et c’est étonnant, vu son grand succès. C’est très dommage, car ce livre est également un best-seller.

En novembre 2019, DeWereldMorgen.be s’était entretenu avec elle lors de son passage à Anvers. A l’époque, elle avait déjà annoncé le thème de son roman suivant : les réfugiés palestiniens au Koweït.

Désormais, il n’est plus permis d’en douter : Susan Abulhawa montre définitivement et sans contestation possible qu’elle est un grand format sur le plan littéraire. Les lecteurs qui ont déjà lu et apprécié ses deux précédents romans ne seront pas déçus.

Mieux encore, Abulhawa franchit un pas de plus et montre qu’elle peut engager son talent littéraire dans un récit intense qui captive sans faiblir de la première page jusqu’à la phrase finale du livre.

Rêveries dans une cellule d’isolement

Against the Loveless World est un récit chronologique dont chaque chapitre est introduit par les rêveries de Nahr, le personnage principal, une femme, enfermée dans une cellule d’isolement en Israël.

Le 3e roman de Susan Abulhawa : "Face au monde sans amour"

Le 3e roman de Susan Abulhawa : “Face au monde sans amour”

Les descriptions de sa cellule, la routine des (rares) visites et des (nombreux) contrôles émaillent les rêves éveillés qu’elle fait sur son passé. Quant à savoir comment et pourquoi elle s’est retrouvée dans cette cellule, on finit par l’apprendre

Les chapitres suivent les pays où séjourne Nahr, à commencer par le Koweït où elle se retrouve avec ses parents après l’invasion et l’occupation de la Palestine. Pas à pas, en traversant l’Irak, puis la Jordanie, le sort la conduit à sa destination finale, la Palestine. Pendant quelque temps, elle retourne en Jordanie, après quoi elle s’installe définitivement en Palestine.

C’est ce qu’elle pense et espère, du moins. Nombre de choses ne se déroulent toutefois pas de la façon qu’elle avait imaginée. L’histoire de Nahr se termine par son emprisonnement « entre deux pôles de liberté » (between freedom), la liberté de ses pensées et la liberté physique.

Son prénom officiel est Yaqoot (rubis), mais tout le monde la connaît sous le nom de Nahr (rivière), le surnom que sa mère lui donne. Sa mère refuse d’utiliser le nom Yaqoot pour des raisons que Nahr découvrira quand elle sera plus grande.

Séparé de sa femme par l’invasion du reste de la Palestine en 1967, son père se rend sporadiquement au Koweït où il donne sans honte à sa fille le prénom de sa maîtresse du moment en Palestine. Comment pourriez-vous encore aimer un père ou le respecter, quand celui-ci manifeste aussi ouvertement son infidélité à votre mère ?

Un « sauveur » inattendu

Les hommes palestiniens et arabes, disons les hommes en général, ne sortent pas particulièrement grandis de ce roman. Ils sont l’exception, ceux qui restent fidèles et respectueux de leurs conjointes, filles et sœurs. Par contre, ils placent leur propre mère sur un piédestal isolé où elle est toutefois maintenue dans l’ignorance de leur véritable comportement une fois qu’ils ne sont plus à sa portée. 

Nahr grandit pour se muer en une fille rebelle qui ne va pas tarder à s’insurger contre un patriarcat étouffant. Que c’est ce patriarcat auquel elle s’oppose, elle ne s’en rend pas compte tout de suite. Son frère Jehad, le fils qui, lui, peut aller à l’école, peut éventuellement aller étudier la médecine à l’étranger, mais la famille n’a pas les moyens de payer ses études.

En partie par esprit de révolte, en partie par amour pour son frère, en partie dans l’espoir et l’attente qu’une fois médecin, Jehad pourra les sortir de la pauvreté, elle s’en va travailler dans l’industrie clandestine du sexe au Koweït, ce qu’elle parvient à dissimuler longtemps à sa famille. Elle y parvient grâce aux savantes manigances d’Um Buraq qui, plus tard, deviendra quand même son amie la plus fidèle.

Cela rapporte, au début uniquement comme danseuse mais, inévitablement, cela n’en reste pas là. Avec indifférence, elle laisse les désirs obscènes de ses clients se déverser sur elle, jusqu’au moment où cela faillit tourner mal. Au cours de ce qui risque de dégénérer en un sordide viol collectif, les hommes doivent brusquement s’enfuir à toutes jambes. C’est en effet à ce moment précis que le dictateur irakien Saddam Hussein – son « sauveur » – envahit le Koweït.

Le récit de Nahr suit la réalité historique de la Palestine : la première Intifada (« révolte »), de 1987 à 1993, l’invasion du Koweït fin 1990, les accords d’Oslo en 1993 et la Deuxième Intifada, de 2000 à 2005. Abulhawa imbrique cette réalité de façon très organique dans son récit, mais sans jamais verser dans le pédantisme.

Le dirigeant palestinien Arafat a choisi le camp de Saddam Hussein. Après le retrait du Koweït, tous les Palestiniens vont devoir le payer, même ceux qui ont collaboré activement à la résistance contre l’occupation irakienne.

Abu-Jamal

Un premier mariage se solde par un échec. Son mari Mhammad Abu-Jamal a le statut d’un héros de la résistance, mais il cache en fait deux secrets passablement gênants. Ce n’est pas lui, le héros, mais bien son jeune frère Bilal. Ce n’est pas très flatteur. Toutefois, les raisons pour lesquelles il endosse la responsabilité des actes de son frère sont bien plus complexes que ne s’y attendrait le lecteur.

En outre, il n’épouse pas Nahr par amour. Il est d’ailleurs homosexuel et ne l’épouse que pour sauver les apparences. Nahr, en fait, fait pareil, elle ne se marie que pour répondre aux attentes de sa mère et de son entourage.

Le nom du personnage de Mhammad et de son frère Bilal, Abu-Jamal, renvoie à Mumia Abu-Jamal (1), le membre des Black Panthers qui, en 1982, à Philadelphie, avait été condamné à mort pour le meurtre d’un policier, à l’issue d’une parodie de procès ouvertement dirigé contre ses activités politiques de Blank Panther. Susan Abulhawa ne se contente pas d’écrire, elle est aussi active politiquement aux Etats-Unis, et pas uniquement au profit de la Palestine. Elle lutte pour les droits des peuples autochtones des Etats-Unis ainsi que pour ceux des noirs américains et des minorités ethniques.

Pour régler son divorce d’avec Mhammad en Palestine, elle entre en contact avec la mère de ce dernier et rencontre pour la première fois Bilal, le frère de Mhammad. Elle a avec lui de nombreuses conversations dans lesquelles il est entre autres question de l’auteur noir américain James Baldwin. Le titre du livre d’Abulhawa renvoie d’ailleurs au livre de Baldwin, La prochaine fois, le feu (2), de 1963. Baldwin y retranscrivait son combat « contre le monde sans amour » (toujours aujourd’hui l’un des textes les plus importants jamais écrits sur le racisme).

Nahr fait sien le conseil d’Um Buraq : « Ne te fie pas aux hommes. » Le fait que, finalement, elle trouve quand même l’amour avec Bilal, le frère de son ex-mari, ne coule pas de course. Obstacles, mensonges, préjugés et méfiance réciproque rendent longtemps cet amour impossible.

Tant d’héroïnes de la résistance restées méconnues

Et, ainsi, de fil en aiguille, l’histoire arrive à son dénouement. Une fois l’amour trouvé, elle entre avec Bilal et ses compagnons dans la résistance contre l’occupant. Cela la conduit finalement en prison dans des circonstances des plus tragiques, peu de temps après son mariage. Bilal est-il parvenu à s’échapper ? Si c’est le cas, où vit-il désormais ? Le livre se termine sur cette question, au moment où, dans un énième échange de prisonniers, Nahr est exilée en Jordanie. Un message crypté de Bilal lui parvient, à moins qu’il ne s’agisse d’un dernier piège de l’occupant ?

Ce livre est bien davantage qu’une histoire d’amour dans « un monde sans amour ». En compagnie de Nahr, le lecteur subit la réalité concrète de l’occupation, les blocages routiers et les contrôles systématiques, les raids nocturnes, les arrestations arbitraires, les très longues détentions sans la moindre forme d’accusation, les tortures en cours d’interrogatoire, les exécutions sommaires, les agressions quotidiennes des colons.

Un moment simple, traditionnel, familial comme la cueillette annuelle des olives dégénère en une énième attaque mortelle de la part des colons, sous l’œil bienveillant de l’armée d’occupation. Ce ne sont pas les colons, que l’on arrête, mais bien Bilal, qui n’est libéré que des mois plus tard, après avoir subi maints mauvais traitements.

La population palestinienne honore ses héros de la résistance. A l’exception de Leila Khaled (3), ce sont tous des hommes. Oubliées sont les milliers de femmes qui ont apporté leur pierre (et ont contribué activement) à la résistance populaire contre l’occupation. Elles portaient les armes sous leurs vêtements et risquaient souvent plus que leurs compagnons de combat masculins. Elles cachaient et soignaient les résistants blessés. A l’instar de Nahr, des milliers de femmes ont souffert dans les cellules israéliennes, où elles étaient – et sont toujours – systématiquement humiliées, abusées sexuellement et maltraitées psychiquement.

Nahr ne mène pas seulement son combat contre la cruauté extrême du colonialisme. Le colonialisme est bien davantage qu’un système économique, c’est en même temps un système qui opprime les femmes. N’empêche que la société elle aussi a ses graves défauts. Il s’avère que les courageux combattants de la liberté conçoivent bien du mépris pour leurs propres conjointes et les traitent donc à l’avenant. L’homophobie violente est elle aussi un problème énorme. Nahr apprend que le combat pour la liberté est également un combat contre l’oppression sexuelle émanant des conjoints mêmes.

Un roman captivant

Against the Loveless World de Susan Abulhawa est pas une simple histoire de fiction imaginée dans le contexte réel de la Palestine. Même les personnes qui ne s’intéressent pas nécessairement à la Palestine ou qui n’en savent guère plus que les clichés traditionnels percevront ce livre comme un roman captivant appartenant à une classe littéraire d’un niveau exceptionnellement élevé.

C’est précisément pourquoi le régime israélien perçoit Abulhawa comme un grand danger. Avec plus de profondeur que n’importe quelle analyse politique, elle met à nu l’image d’Israël en tant que nation démocratique qui ne fait que « se défendre ». En 2018, Israël lui a refusé l’accès à son territoire.

En 2012, lors de la parution de son premier roman, Les matins de Jénine, Susan Abulhawa a dit de l’action de boycott que c’était

« l’une des façons les plus efficaces de promouvoir les droits palestiniens et d’obtenir gain de cause contre l’épuration ethnique toujours poursuivie par Israël ».

Je voudrais paraphraser ici cette citation :

« Les romans d’Abulhawa sont l’une dess façons les plus efficaces de montrer au monde la réalité du régime d’occupation et la vie réelle d’un peuple sous occupation. »

Susan Abulhawa fait pour la Palestine ce qu’Eduardo Galeano a fait pour l’Amérique latine. En 2012, l’écrivain suédois Henning Mankell disait de son premier livre : « Jamais encore je n’avais lu un roman aussi fascinant sur la Palestine et Israël. » Mankell n’est plus de ce monde, mais il ne fait pas de doute qu’il aurait déjà adapté son commentaire à deux reprises. Avec son troisième roman, Susan Abulhawa a une fois encore écrit un « roman  fascinant sur la Palestine et Israël ».

Susan Abulhawa. Against the Loveless World. Bloomsbury, Londres, 2020. 366 pp. ISBN 978 1 5266 1880 1

Ci-dessous la Vidéo – Conférence : « Israël par-delà l’apartheid » de Susan Abulhawa, le 22 mars 2019 pour le sixième Israel Lobby & American Policy à Washington, DC (57 min 58, en anglais) :


Publié le 26 août 2020 sur De Wereld Morgen

Susan Abulhawa est née en 1967 en Palestine, de parents réfugiés de la guerre des Six-Jours.

Élevée en partie au Koweït, en Jordanie et dans la partie occupée de Jérusalem-Est, elle vit maintenant aux États-Unis.

Susan Abulhawa est l’auteur de « Les Matins de Jénine » (édité en français chez Buchet-Chastel en 2008), qui a remporté le Best Book Award 2007 dans la catégorie Fiction historique.

Elle est commentatrice politique, activiste pour les droits humains et fondatrice d’une organisation internationale pour la défense des enfants.

Son premier recueil de poésie « My voice sought the wind » est publié en 2013 chez Just World Books.

Sa deuxième publication en français, « Le Bleu entre le ciel et la mer » (« The Blue between Sky and Water »), est édité chez Denoël, en 2016.

Son dernier roman s’appelle Against the Loveless World. Bloomsbury et est édité chez Bloomsburry, Londres, en 2020

 

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