L’enquête interne d’Israël protège ses soldats

Outre les personnes tuées par les snipers israéliens au cours de ces manifestations, près de 10.000 Palestiniens ont été blessés à balles réelles et ont survécu. Certains des blessés sont paralysés à vie ou ont perdu un ou plusieurs membres qu’il a fallu amputer à la suite de ces blessures. Après avoir introduit des requêtes au nom de la liberté d’information, Yesh Din a appris que pas un seul incident de tir à balles réelles, n’ayant pas donné lieu à mort d’homme, n’avait été examiné par l’appareil d’enquête interne de l’armée.

Décembre 2019. Des Palestiniens participent aux protestations de la Grande Marche du Retour à la frontière est entre Gaza et Israël. (Photo : Mohammed Zaanoun / ActiveStills)

Décembre 2019. Des Palestiniens participent aux protestations de la Grande Marche du Retour à la frontière est entre Gaza et Israël. (Photo : Mohammed Zaanoun / ActiveStills)

Maureen Clare Murphy, 26 novembre 2020

Un seul soldat israélien a été condamné pour avoir tiré à balles réelles sur des protestataires non armés au cours des manifestations de la Grande Marche du Retour, qui avaient été organisées le long de la frontière est de Gaza.

Les forces israéliennes ont tué plus de 215 Palestiniens, au cours de ces protestations, qui avaient commencé fin mars 2018 et avaient été suspendues en décembre dernier.

L’immense majorité de ces homicides font toujours l’objet d’un examen préliminaire de la part de l’appareil d’enquête interne de l’armée israélienne, prétend un nouveau rapport de l’organisation israélienne des droits humains, Yesh Din.

L’obstination d’Israël à ne pas vouloir enquêter sérieusement sur les violations supposées commises par ses forces pourrait très bien l’exposer à des poursuites de la part de la Cour pénale internationale.

Outre les personnes tuées par les snipers israéliens au cours de ces manifestations, près de 10 000 Palestiniens ont été blessés à balles réelles et ont survécu. Certains des blessés sont paralysés à vie ou ont perdu un ou plusieurs membres qu’il a fallu amputer à la suite de ces blessures.

Après avoir introduit des requêtes au nom de la liberté d’information, Yesh Din a appris que pas un seul incident de tir à balles réelles n’ayant pas donné lieu à mort d’homme n’avait été examiné par l’appareil d’enquête interne de l’armée.

Au cours de ces manifestations, quelque 20 000 Palestiniens supplémentaires ont été blessés par des moyens autres que le tir à balles réelles, comme, par exemple, le tir à balles de métal enduites de caoutchouc ou le lancement de gaz lacrymogènes.

Changer la loi

L’armée israélienne a autorisé l’usage de moyens potentiellement mortels contre les manifestants de Gaza dont les soldats estimaient qu’ils étaient des « instigateurs principaux ».

En même temps, Israël inventait un nouveau paradigme – sans aucune fondement – de législation internationale dans lequel il traitait la Grande Marche du Retour en la soumettant aux lois de la guerre et en prétendant que les protestations en masse de civils étaient orchestrées par le Hamas, l’organisation politique de résistance qui dirige l’enclave de Gaza.

« En guise de règle, les directives mêmes de l’armée [israélienne] stipulaient que, dans chaque cas de décès de Palestinien en dehors d’une activité de combat, une enquête criminelle autour de l’incident devait être ouverte immédiatement »,

explique Yesh Din dans son rapport.

En décrétant que la Grande Marche du Retour faisait partie de son conflit armé avec le Hamas, même si les manifestants n’étaient pas armés, Israël créait un cadre juridique séparé pour traiter les plaintes relatives aux protestations.

Ces plaintes n’ont pas été soumises à l’examen du procureur général de l’armée israélienne, comme le veut la procédure typique concernant les décès et blessures de Palestiniens. En lieu et place, ils ont été confiés à un mécanisme séparé d’« enquête sur les faits ».

Selon Yesh Din,

« il s’avère que ce mécanisme constitue une autre démarche entreprise par l’armée afin de contrer les critiques contre elle et de mettre les systèmes israéliens d’enquête et d’investigation internes en ligne avec les règles du droit international ».

Entraver la justice

Mais, en pratique, le mécanisme d’« enquête sur les faits » ne sert qu’à entraver la justice pour les victimes de la Grande Marche du Retour.

« Il n’y a actuellement aucune information publique disponible sur les enquêtes faisant partie du mécanisme [d’enquête sur les faits] ou sur les direstives suivies par cette enquête »,

déclare Yesh Din.

L’organisation des droits de l’homme a déduit de chiffres fournis par l’armée que le mécanisme d’enquête sur les faits s’était borné à rassembler des informations sur les homicides.

Le fait de ne pas tenir compte des blessures non mortelles, déclare Yesh Din,

« indique une profonde lacune dans l’application de la loi – où les enquêtes et investigations sont menées selon les résultats de l’incident plutôt qu’en fonction des circonstances ».

Le résultat final – la mort ou la survie – « n’a aucune incidence sur la légalité de la conduite des soldats auteurs des faits », ajoute l’organisation des droits.

Yesh Din met également en défaut l’« extrême lenteur » du mécanisme d’enquête sur les faits, faisant remarquer qu’un grand nombre des soldats responsables d’avoir tué et blessé des Palestiniens au cours de la Grande Marche du Retour sont susceptibles de ne plus être en service actif aujourd’hui.

Il serait malaisé pour les autorités de rassembler des preuves « en vue de soutenir une enquête sérieuse » aussi longtemps après que les incidents ont eu lieu, ajoute l’organisation.

« Si l’intérêt d’Israël consiste à entraver de véritables enquêtes efficaces sur les homicides et les blessures de centaines de manifestants, il apparaît que le temps opère en sa faveur »,

déclare Yesh Din.

Une seule condamnation

Seuls 14 des homicides commis pendant la Grande Marche du Retour et examinés par le mécanisme d’enquête sur les faits ont été rapportés au procureur général de l’armée israélienne afin de faire l’objet d’une enquête (trois cas supplémentaires ont encore fait l’objet indépendamment d’une enquête du procureur général).

Seule l’une des enquêtes, concernant la mort d’Uthman Rami Hillis, 14 ans, a abouti à une condamnation.

Le soldat condamné avait été accusé d’avoir tiré sur l’adolescent « sans l’autorisation de son commandant » et au mépris des règles d’engagement et des directives transmises aux soldats », explique Yesh Din.

Dans le cadre d’une peine négociée, le soldat a été accusé d’un délit disciplinaire – ce qui correspond à l’armée à un service pour la communauté et à une rétrogradation. La référence à l’homicide sur la personne de Hillis a été effacée de la condamnation.

Le procureur général de l’arme israélienne a prétendu que son enquête

« n’avait pas découvert de preuves atteignant le niveau requis dans les procédures pénales et permettant d’établir une relation de cause à effet entre le tir du soldat et la blessure infligée à l’émeutier ».

En d’autres termes, l’armée israélienne a refusé d’assumer la responsabilité de la mort de l’adolescent.

Le soldat qui a tiré sur Hillis, déclare Yesh Din,

«  a été condamné à 30 jours de travail militaire, à une peine de prison avec sursis et à une rétrogradation au rang de simple soldat ».

« Feuille de vigne »

Dans l’ensemble, les appareils d’enquête interne d’Israël peuvent sembler suivre les procédures judiciaires mais leur but réel est de protéger les soldats et leurs commandants afin qu’ils ne soient pas tenus à rendre des comptes.

Yesh Din reconnaît que

« les enquêtes criminelles contre les soldats soupçonnés d’avoir infligé des blessures à des Palestiniens ne sont ouvertes que dans les cas les plus graves ».

Il est rare que des soldats soient poursuivis pour avoire infligé des blessures à des Palestiniens. La poignée de soldats qui sont condamnés écopent de sentences extrêmement légères.

L’organisation des droits de l’homme B’Tselem a cessé de coopérer avec les mécanismes d’enquête interne de l’armée israélienne en 2016, expliquant que

« le système sert de feuille de vigne pour l’occupation ».

En dépit de l’inefficience des appareils israéliens d’enquête interne, ils peuvent rendre les crimes de guerre difficiles à poursuivre.

La Cour pénale internationale ne poursuit que les cas de crimes de guerre que lorsque la justice concernant des crimes graves ne peut être rendue dans les tribunaux locaux (c’est ce qu’on appelle le principe de complémentarité).

Peu après le début de la Grande Marche du Retour à Gaza, Fatou Bensouda, la procureure principale de la CPI, a mis les dirigeants israéliens en garde contre le fait qu’ils étaient susceptibles d’être poursuivis pour avoir ordonné à des snipers de tirer sur les manifestants.

En décembre dernier, après un examen préliminaire de la situation en Palestine qui avait débuté en 2015, Bensouda avait recommandé que la Cour ouvre des enquêtes sur les crimes de guerre en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Elle avait cité l’emploi par l’armée israélienne de balles réelles contre les manifestants de Gaza comme exemple d’enquête figurant à sa portée.

Les procédures préliminaires de cette cour, toutefois, progressent elles aussi à un train de sénateur.

Dans le même temps qu’elle avait recommandé que les investigations sur les crimes de guerre aillent de l’avant, Bensouda avait demandé à un panel de juges de sortir une réglementation concernant la portée de la juridiction de la Cour en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Près d’un an plus tard, cette réglementation n’a toujours pas vu le jour.


Publié le 26 novembre 2020 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal

 

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