Jonathan Cook à propos de l’industrie de l’antisémitisme

L’industrie de l’antisémitisme dit que refuser un État aux Juifs équivaut à les laisser sans défense contre le virus éternel de l’antisémitisme. Selon cette conception, l’Holocauste peut être répugnant de façon unique, mais il est loin d’être unique. Dans des circonstances qui s’y prêtent, les non-Juifs ne sont que trop capables de commettre un autre Holocauste. Par conséquent, les Juifs doivent toujours être protégés, se tenir en permanence sur leurs gardes, toujours avoir leurs armes (ou, dans le cas d’Israël, leurs bombes nucléaires) à portée de main.

"Un autre Juif en soutient le désinvestissement" - Une action de Jewish Voices for Peace

Un autre Juif soutient le désinvestissement” – Une action de Jewish Voice for Peace

Jonathan Cook, 11 décembre 2020

Cette semaine, le quotidien israélien Haaretz a publié un long reportage fascinant proposant un aperçu dérangeant du climat politique qui s’installe rapidement en Europe autour de la question de l’antisémitisme. L’article décrit une espèce de règne culturel, politique et intellectuel de la terreur qui sévit en Allemagne depuis que le parlement de cette dernière, l’an dernier, a adopté une résolution assimilant le soutien aux boycotts non violents d’Israël – en solidarité avec les Palestiniens opprimés par Israël – à de l’antisémitisme.

L’article concerne l’Allemagne, mais tous ceux qui le liront y verront des parallèles très frappants avec ce qui se passe dans d’autres pays européens, en particulier au Royaume-Uni et en France.

Les mêmes dirigeants européens qui, il y a quelques années, marchaient dans Paris en criant « Je suis Charlie » – soutenant les droits inaliénables à la liberté d’expression des Européens blancs quand ils offensent les musulmans en insultant et ridiculisant leur Prophète – font aujourd’hui la queue pour proscrire la liberté d’expression quand elle est dirigée contre Israël, un État qui refuse de mettre un terme à son occupation belligérante de la terre palestinienne. À de multiples reprises, les dirigeants européens ont montré qu’ils n’étaient que trop disposés à écraser la liberté d’expression des Palestiniens – et de ceux qui leur témoignent leur solidarité – afin d’éviter d’offenser certaines sections de la communauté juive.

La situation se réduit à ceci : Les musulmans européens n’ont pas le droit de se sentir offensés par les insultes adressées à une religion à laquelle ils s’identifient, mais les Juifs européens ont tous les droits de se sentir offensés par les critiques à l’encontre d’un État agressif du Moyen-Orient auquel ils s’identifient. En voyant la chose sous un autre angle, les priorités laïques perverses de la culture européenne traditionnelle placent désormais le caractère sacré d’un État militarisé, Israël, au-dessus du caractère sacré d’une religion qui compte un milliard d’adeptes.

Culpabilité par association

On ne peut même pas parler ici de deux poids deux mesures. Je ne puis trouver de mot dans le dictionnaire pour rendre la dimension et le degré d’hypocrisie et de mauvaise foi impliqués ici.

Si l’intellectuel juif américain Norman Finkelstein rédigeait une suite à son livre passionné L’industrie de l’Holocauste – sur l’utilisation cynique de l’Holocauste en vue d’enrichir et de consolider un establishment organisationnel juif au détriment des véritables survivants de l’Holocauste – il pourrait être tenté de l’intituler L’industrie de l’antisémitisme.

Dans le climat actuel qui règne en Europe, un climat qui rejette toute pensée critique en relation avec de larges pans de la vie publique, émettre cette seule observation suffirait déjà pour qu’on vous dénonce comme antisémite. C’est pourquoi l’article de Haaretz – autrement plus courageux que tout ce que vous pourrez lire dans un journal britannique ou américain – ne tourne pas autour du pot à propos de ce qui se passe en Allemagne. Il appelle cela une « chasse aux sorcières ». C’est la façon de Haaretz de dire que l’antisémitisme a été politisé et transformé en arme – une conclusion qui va de soi et qui vous vaudra d’être expulsé du Parti travailliste britannique, même si vous êtes juif.

L’article de Haaretz met en évidence deux développements importants dans la façon dont l’antisémitisme a été « instrumentalisé » (pour reprendre les mots des dirigeants intellectuels et culturels cités par le journal) en Allemagne.

Des organisations juives et leurs alliés en Allemagne, rapporte Haaretz, transforment ouvertement l’antisémitisme en arme, non seulement pour ternir la réputation des gens les plus sévèrement critiques à l’égard d’Israël, mais aussi pour expulser du domaine public et culturel – via une sorte de « culpabilité d’antisémitisme par association »toute personne qui ose envisager la moindre critique à l’égard Israël.

Des associations culturelles, des festivals, des universités, des centres juifs de recherche, des comités d’experts politiques, des musées et des bibliothèques sont forcés de passer à la loupe le passé des personnes qu’ils souhaitent inviter au cas où l’une ou l’autre transgression mineure à l’encontre d’Israël pourrait être exploitée par des organisations juives locales. Cela a créé une atmosphère toxique, politiquement paranoïaque qui, inévitablement, tue la confiance et la créativité.

Mais la psychose est de plus en plus profonde. Israël, et tout ce qui s’y rapporte, est devenu un sujet inflammable – du genre à ruiner des carrières en un seul instant – que la plupart des personnalités politiques, académiques et culturelles en Allemagne, choisissent désormais d’éviter entièrement. Israël, comme l’ont voulu ses partisans, devient rapidement intouchable.

Un cas d’étude soulevé par Haaretz est celui de Peter Schäfer, un professeur respecté spécialisé dans le judaïsme ancien et dans les études sur le christianisme, qui fut forcé de démissionner de son poste de directeur du Musée juif de Berlin l’an dernier. Le crime de Schäfer, aux yeux de l’establishment juif de l’Allemagne, consistait à avoir organisé une exposition sur Jérusalem reconnaissant les trois traditions religieuses de la ville, dont la religion musulmane.

Il fut immédiatement accusé de promouvoir des « distorsions historiques » et dénoncé comme « hostile à Israël ». Un journaliste travaillant pour le journal de droite israélien Jerusalem Post, lequel s’était activement allié au gouvernement israélien pour calomnier des personnes critiques à l’égard d’Israël, contacta Schäfer avec une série de courriels incitatifs. Les questions comprenaient : « Avez-vous tiré le leçon qu’il ne fallait pas de l’Holocauste ? » et « Des experts israéliens m’ont affirmé que vous propagiez l’antisémitisme – est-ce vrai ? »

Schäfer fait remarquer :

« L’accusation d’antisémitisme est un bâton qui permet d’asséner un coup mortel et il ne fait pas de doute que des éléments politiques s’en servent quand ils y trouvent leur intérêt (…) Progressivement, le personnel du musée a été gagné par la panique. Ensuite, naturellement, nous avons également commencé à opérer des contrôles de contexte. De plus en plus, cela a vicié l’atmosphère ainsi que notre travail. »

Un autre victime éminente de ces organisations juives explique à Haaretz :

« On pense parfois ”Aller à cette conférence ?”, ”Inviter ce collègue ?” Par la suite, cela signifie que, pendant trois semaines, je vais devoir affronter tout un merdier, alors que j’ai besoin de mon temps pour d’autres choses pour lesquelles je suis payé en tant que conférencier. Il y a un genre d’”obéissance anticipative” ou d’”autocensure préalable”. »

Les téléphones qui sonnent à n’en plus finir

Il n’y a rien d’inhabituel, dans ce qui se passe en Allemagne. Les organisations juives attisent ces « foutoirs » – destinés à paralyser la vie politique et culturelle pour tous ceux qui s’engagent ne serait-ce que dans la critique la plus modérée à l’égard d’Israël – aux plus hauts niveaux du gouvernement. Vous ne me croyez pas ? Voici, dans son autobiographie récente, Barack Obama expliquant ses efforts en tant que président des États-Unis pour freiner l’expansion par Israël de ses colonies illégales. Très vite, après cela, il fut prévenu d’avoir à faire marche arrière ou de devoir affronter la colère du lobby israélien :

« Les membres des deux parties étaient ennuyés d’avoir à croiser la route de l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC – Comité américain des Affaires publiques d’Israël). Ceux qui critiquaient trop vivement la politique israélienne risquaient d’être étiquetés comme ”anti-Israël” (voire antisémites) et confrontés à un opposant richement sponsorisé lors des prochaines élections. »

Quand, de toute façon, en 2009, Obama alla de l’avant et proposa un gel modeste des colonies illégales d’Israël,

« (…) les téléphones de la Maison-Blanche se mirent à sonner à n’en plus finir, alors que des membres de mon équipe de la sécurité nationale répondaient aux appels de journalistes, de dirigeants des organisations juives américaines, de sympathisants de premier plan et de membres du Congrès, tous se demandant pourquoi nous nous en prenions à Israël (…) ce genre de pression se poursuivit pendant une bonne partie de l’année 2009. »

Plus loin, il fait remarquer :

« Le vacarme orchestré par Netanyahou eut l’effet voulu d’engloutir notre temps, de nous placer sur la défensive et de me rappeler qu’afficher des différentes politiques normales avec un Premier ministre israélien – même si celui-ci présidait un gouvernement de coalition fragile – exigeait un coût politique qui n’existait pas quand je traitais avec le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, le Japon, le Canada ou n’importe lequel de nos autres proches alliés. »

Sans aucun doute, Obama n’a-t-il pas osé consigner par écrit ses opinions complètes à propos du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou ou des lobbyistes américains qui travaillaient en son nom. Mais les remarques d’Obama montrent que même un président des États-Unis, supposé être l’unique personne la plus puissante de la planète, a fini par blêmir face à ce genre d’assaut incessant. Pour des individus moins importants, le prix est susceptible d’être infiniment plus lourd.

Pas de liberté d’expression sur Israël

Ce fut cette même mobilisation de la pression organisationnelle juive – orchestrée, comme le fait remarquer Obama, par Israël et ses partisans aux États-Unis et en Europe – qui mit un terme aux cinq années de domination à gauche de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste de Grande-Bretagne, en faisant passer pour un antisémite un antiraciste bien connu et ce, pour ainsi dire, du jour au lendemain.

C’est la raison pour laquelle son successeur, sir Keir Starmer, a outsourcé une partie de la supervision organisationnelle du Parti travailliste pour les questions concernant les Juifs et Israël en la confiant au très conservateur Conseil de représentants des Juifs britanniques, comme le montre la signature par Starmer des « Dix engagements » décidés par le Conseil.

C’est une partie de la raison pour laquelle, récemment, Starmer a suspendu Corbyn du parti et a ensuite rejeté les demandes des membres en vue de sa réhabilitation, après que Corbyn avait exprimé des inquiétudes à propos de la façon dont les allégations d’antisémitisme avaient été « exagérées en vue de lui faire du tort, ainsi qu’au Parti travailliste ». (Le droitier Starmer, convient-il de faire remarquer, a été très heureux d’utiliser l’antisémitisme comme prétexte pour éradiquer l’agenda socialiste que Corbyn avait tenté de ressusciter au sein du Parti travailliste).

C’est pour cette raison que Starmer a imposé une interdiction générale aux circonscriptions électorales de discuter de la suspension de Corbyn. Et c’est pourquoi le sécrétaire officieux à l’éducation du Parti travailliste a rallié le parti conservateur au pouvoir en menaçant de couper les vivres aux universités si elles autorisaient sur leurs campus la liberté d’expression à propos d’Israël.

Deux types de Juifs

Mais l’article de Haaretz soulève une autre question : Il importe grandement de comprendre comment Israël et l’establishment juif politisent l’antisémitisme afin de protéger Israël de toute critique. Le talon d’Achille potentiel de leur campagne, ce sont les dissidents juifs, ceux qui rompent avec la ligne supposée de la « communauté juive » et qui créent un espace pour d’autres – des Palestiniens ou d’autres non-Juifs – afin de critiquer Israël. Ces dissidents juifs risquent d’être là pour rappeler que toute critique tranchante d’Israël ne devrait pas valoir à son auteur d’être taxé d’antisémitisme.

Israël et les organisations juives, toutefois, se sont donné pour tâche s’éroder cette idée en préconisant d’opérer une distinction – une distinction très antisémite, en fait – entre deux types de Juifs : les bons (loyaux envers Israël) et les mauvais (déloyaux envers Israël).

Haaretz rapporte que les hauts responsables en Allemagne, tels Felix Klein, le commissaire national à l’antisémitisme, et Josef Schuster, président du Conseil central des Juifs en Allemagne, sont investis du pouvoir de déterminer non seulement qui est antisémite, en utilisant typiquement le soutien à Israël comme étalon, mais qu’ils déterminent aussi qui sont les bons Juifs – ceux qui leur sont semblables politiquement – et qui sont les mauvais – ceux qui ne sont pas d’accord avec eux.

En dépit de l’horrible passé récent de l’Allemagne sur le plan de la haine des Juifs, le gouvernement allemand, les autorités locales, les médias, les universités et les institutions culturelles ont été encouragés par des personnages comme Klein et Schuster à chasser les Juifs allemands et même les Juifs israéliens vivant et travaillant en Allemagne de l’espace public et culturel du pays.

Par exemple, l’an dernier, à Berlin, quand un groupe d’intellectuels israéliens ont organisé sur le site internet de leur école une série de discussions en ligne sur le sionisme, un reporter israélien n’a pas tardé à mijoter l’histoire d’un « scandale » impliquant des partisans du boycott qui auraient bénéficié de fonds émanant du gouvernement allemand. Quelques heures plus tard, l’école retirait le site, dans le même temps que le ministère allemand de l’Éducation sortait une déclaration certifiant qu’il n’avait consenti aucun financement. L’ambassade d’Israël déclara officiellement que les discussions organisées par ces Israéliens étaient « antisémites » et une fondation allemand qui étudiait l’antisémitisme ajouta le groupe à la liste des incidents antisémites qu’elle avait répertoriés.

Décrits comme des « kapos »

L’atmosphère culturelle et politique est devenue si répressive en Allemagne qu’il y a eu un léger tollé parmi les personnalités culturelles de premier plan. Certaines ont osé publié une lettre de protestation contre le rôle de Klein, le commissaire à l’antisémitisme. Haaretz déclare :

« Le tsar de l’antisémitisme, accusait la lettre, travaille ”en synergie avec le gouvernement israélien” dans un effort ”visant à discréditer et réduire au silence les opposants à la politique d’Israël” et il encourage l”’instrumentalisation” qui sape le véritable combat contre l’antisémitisme. »

Des personnages comme Klein se sont tellement acharnés à contrer les critiques d’Israël émanant de la gauche, dont la gauche juive, qu’ils ont à peine remarqué le « danger pressant auquel les Juifs font face an Allemagne en raison de la montée de l’antiémitisme d’extrême droite », affirme encore la lettre.

Une fois encore, on peut découvrir la même image un peu partout en Europe. Au Royaume-Uni, le Parti travailliste – dans l’opposition –, qui devrait être un espace sûr pour les gens qui mènent un combat antiraciste, se purge lui-même des Juifs critiques envers Israël et se sert des calomnies d’antisémitisme contre des antiracistes de premier plan, surtout en provenance d’autres minorités opprimées.

Chose des plus surprenantes, Naomi Wimborne-Idrissi, l’une des fondatrices de Jewish Voice for Labour (Une voix juive pour le Labour), qui soutien Corbyn, s’est vue récemment suspendue par le Labour de Starmer. Elle venait d’apparaître dans une vidéo émouvante dans laquelle elle expliquait les façons dont nombre d’organisations juives se servaient de l’antisémitisme pour calomnier les Juifs de gauche comme elle-même et les présenter comme des « traîtres » et des « kapos » – un mot d’insulte incendiaire, fait remarquer Wimborne-Idrissi, qui fait allusion à

« un détenu juif de camp de concentration collaborant avec les autorités [nazies], bref, quelqu’un qui a collaboré à l’annihilation de son propre peuple ».

En la suspendant, Starmer a appuyé efficacement cette campagne menée par l’establishment juif du Royaume-Uni afin d’inciter les esprits contre les Juifs de gauche en les dénigrant.

Plus tôt, Marc Wadsworth, un éminent militant antiraciste noir, s’était retrouvé suspendu de la même façon par le Labour après avoir dénoncé les efforts de Ruth Smeeth, à l’époque députée travailliste et ancienne responsable juive du lobby pro-israélien BICOM, en vue de gagner les médias à sa campagne de diffamation des opposants politiques de gauche comme antisémites.

Dans la lignée de l’érosion rapide de la pensée critique au sein des organisations de la société civile dont le but est de sauvegarder les libertés fondamentales, Smeeth a été récemment nommée directrice de la prestigieuse organisation de défense de la liberté de pensée, Index on Censorship (la censure à l’index). Elle peut désormais s’atteler à la suppression de toute critique à l’égard d’Israël – et attaquer les « mauvais Juifs » sous le prétexte de lutter contre la censure. Dans la nouvelle réalité invertie, la censure ne concerne pas le fait qu’on calomnie ou qu’on veuille réduire au silence les « mauvais Juifs » comme Wimborne-Idrissi, mais elle porte bel et bien sur la critique à l’égard d’Israël à propos de ses abus contre les droits humains, laquelle critique « censure » sans doute aussi l’identification des « bons Juifs » à Israël – ce qui est souvent perçu aujourd’hui comme un délit d’« injure ».

La garçon qui criait au loup

L’article de Haaretz aide à contextualiser l’actuelle « chasse aux sorcières » de l’antisémitisme en Europe, qui cible toute personne critiquant Israël ou exprimant sa solidarité avec les Palestiniens opprimés, ou encore s’associant à ce genre de personnes. C’est une expansion de la précédente campagne menée par l’establishment juif contre « le mauvais type de Juif » tel que l’identifie Finkelstein dans L’industrie de l’Hollocauste. Mais, cette fois, les organisations juives jouent un jeu politique aux enjeux bien plus élevés et présentant un bien plus grand danger.

Haaretz craint à juste titre que les hauts responsables juifs en Europe non seulement ne réduisent au silence les Juifs ordinaires, mais qu’ils ne dégradent la signification – son côté percutant – de l’antisémitisme par le simple fait de la politiser. Les organisations juives risquent de s’aliéner la gauche européenne, qui avait adopté leur camp dans la lutte contre l’antisémitisme émanant de la droite. Brusquement, les antiracistes européens se retrouvent assimilés à des néonazis débutants et calomniés en tant que tels.

Si les personnes qui soutiennent les droits de l’homme et réclament la fin de l’oppression des Palestiniens se retrouvent cataloguées comme antisémites, il va devenir de plus en plus malaisé de faire la distinction entre l’« antisémitisme » prétendu (celui dont on aura fait une arme) de la gauche et la véritable haine des Juifs exprimée par la droite. Les calomniateurs de l’antisémitisme – et leurs compagnons de route comme Keir Starmer – sont susceptibles de finir par pâtir de leur propre syndrome, celui du « garçon qui criait au loup ».

Ou, comme le fait remarquer Haaretz :

« La question qui embarrasse les critiques de la résolution du Bundestag [le Parlement allemand] est de savoir si l’extension du concept d’antisémitisme au point d’englober également les critiques à l’égard d’Israël ne va pas en fait affecter le combat contre l’antisémitisme. L’argument, c’est que la facilité avec laquelle l’accusation est exprimée pourrait avoir pour effet d’éroder le concept même. »

L’industrie de l’antisémitisme

Il vaut la peine de faire remarquer les caractéristiques partagées par la nouvelle industrie de l’antisémitisme et les premières discussions de Finkelstein autour de l’industrie de l’Holocauste.

Dans son livre, Finkelstein identifie les « mauvais Juifs » comme des personnes telle sa mère, qui a survécu à la mort dans un camp nazi alors que le reste de sa famille a péri. Ces Juifs survivants, prétend Finkelstein, n’ont de valeur aux yeux de l’industrie de l’Holocauste que dans la mesure où ils ont servi d’outil de promotion à l’establishment juif en vue d’accumuler plus de richesse et de statut culturel et politique. Au cas contraire, les victimes ont été ignorées parce que le message réel de l’Holocauste – au contraire de la représentation qu’en fait la direction juive – était universel : Nous devons nous opposer en les combattant à toutes les formes de racisme parce qu’elles aboutissent à la persécution et au génocide.

En lieu et place, l’industrie de l’Holocauste a prôné une leçon particulariste, auto-intéressée, disant que l’Holocauste prouve que les Juifs sont opprimés de façon unique et que, partant, ils méritent une solution unique : un État, Israël, qui doit bénéficier de la part des États occidentaux d’une liberté unique de commettre des crimes en violation des lois internationales. L’industrie de l’Holocauste – qu’il convient de distinguer très fortement des événements réels de l’Holocauste – est profondément liée à la perpétuation du projet colonial racialiste d’Israël qui lui apporte une justification.

Dans le cas de l’industrie de l’antisémitisme, le « mauvais Juif » fait de nouveau surface. Cette fois, la chasse aux sorcières vise les Juifs de gauche, les Juifs qui critiquent Israël, les Juifs hostiles à l’occupation et les Juifs qui soutiennent un boycott des colonies illégales ou d’Israël même. Une fois encore, le problème avec ces « mauvais Juifs », c’est qu’ils font référence à une leçon universelle, une leçon qui dit que les Palestiniens ont au moins autant le droit à l’autodétermination, à la dignité et à la sécurité dans leur patrie historique, que les immigrants juifs qui ont fui les persécutions européennes.

Au contraire des « mauvais Juifs », l’industrie de l’antisémitisme réclame qu’une conclusion particulariste soit tirée à propos d’Israël – exactement de la même façon que, plus tôt, une conclusion particulariste fut tirée par l’industrie de l’Holocauste. Elle dit que refuser un État aux Juifs équivaut à les laisser sans défense contre le virus éternel de l’antisémitisme. Selon cette conception, l’Holocauste peut être répugnant de façon unique, mais il est loin d’être unique. Dans des circonstances qui s’y prêtent, les non-Juifs ne sont que trop capables de commettre un autre Holocauste. Par conséquent, les Juifs doivent toujours être protégés, se tenir en permanence sur leurs gardes, toujours avoir leus armes (ou, dans le cas d’Israël, leurs bombes nucléaires) à portée de main.

La carte « sortez de prison »

Ce point de vue, naturellement, cherche à ignorer, ou à marginaliser, les autres victimes de l’Holocauste – les Roms, les communistes, les homosexuels – de même que les autres sortes de racisme. Il lui faut créer une hiérarchie, dans les racismes, une compétition entre eux, dans laquelle la haine des Juifs est au pinacle. Voilà comment nous en sommes arrivés à une absurdité : à savoir que l’antisionisme – erronément représenté comme le rejet d’un refuge pour les Juifs plutôt que comme la réalité selon laquelle il rejette un État ethnique et colonial opprimant les Palestiniens – est la même chose que l’antisémitisme.

Il est extraordinaire, comme le clarifie l’article de Haaretz, que les autorités allemandes oppriment les « mauvais Juifs » à l’instigation des organisations juives, afin d’empêcher, selon leur perception, le ré-émergence de l’extrême droite et des néonazis. De la sorte, les critiques exprimées à l’encontre d’Israël par les « mauvais Juifs » ne sont pas simplement écartées comme idéologiquement malsaines ou trompeuses, mais elles se muent en preuve que ces Juifs sont en collusion avec les détesteurs de Juifs ou, du moins, apportent de l’eau à leur moulin.

De cette façon, l’Allemagne, le Royaume-Uni et une grande partie de l’Europe en sont venues à justifier l’exclusion des « mauvais Juifs » – ceux qui défendent les principes universels pour le bénéfice de tous – de l’espace public. Ce qui, évidemment, est exactement ce que veut Israël parce que, enraciné comme il l’est dans une idéologie d’exclusivité ethnique en tant qu’« État juif », il rejette nécessairement une éthique universelle.

Ce que nous voyons ici est une illustration d’un principe au cœur de l’idéologie de l’État d’Israël, le sionisme : Israël a besoin de l’antisémitisme. Littéralement, Israël devrait carrément inventer l’antisémitisme, s’il n’existait pas.

Ceci n’a rien d’une hyperbole. L’idée que le « virus de l’antisémitisme » se terre en semi-sommeil dans chaque non-Juif, attendant ainsi l’occasion de submerger son hôte, constitue la raison essentielle de l’existence d’Israël. Si l’Holocauste fut un événement historique exceptionnel, si l’antisémitisme fut un racisme ancien qui, dans son incarnation moderne, suivit les modèles de préjugé et de haine habituels dans tous les racismes, de l’intolérance envers les noirs à l’islamophobie, Israël serait non seulement redondant mais constituerait en outre une abomination – parce qu’il a été créé pour déposséder et abuser un autre groupe, les Palestiniens.

L’antisémitisme, c’est la carte « sortez de prison » [du jeu de Monopoly, NdT] d’Israël. L’antisémitisme sert à absoudre Israël du racisme qu’il incarne structurellement et qu’il serait impossible d’ignorer si Israël était privé de cette voie détournée que l’antisémitisme transformé en arme lui procure.

Un espace vide

L’article de Haaretz nous rend un véritable service, non seulement en nous rappelant que les « mauvais Juifs » existent, mais aussi en prenant leur défense – ce que les médias européens ne veulent plus faire. Défendre les « mauvais Juifs » comme Naomi Wimborne-Idrissi, c’est être contaminé par la même souillure d’antisémitisme que celle qui a justifié l’expulsion de ces Juifs de l’espace public.

Haaretz nous parle des efforts de quelques institutions culturelles courageuses en Allemagne en vue de protester, de rester en ligne contre cette nouvelle forme de maccarthysme. Leur prise de position peut échouer. Si c’est le cas, nous pourriez très bien ne jamais en être conscient.

Une fois que les « mauvais Juifs » auront été réduits au silence à force de calomnies, comme les Palestiniens et les gens qui leur témoignent de la solidarité l’ont déjà été dans les grandes lignes, quand les médias sociaux auront exclu des plates-formes les gens critiques à l’égard d’Israël en les cataloguant de détesteurs de Juifs, quand les médias et les partis politiques auront imposé ce silence de façon si absolue qu’ils n’auront même plus besoin de calmonier qui que ce soit en tant qu’antisémite, du fait que ces « antisémites » auront bel et bien disparu, quand la « communauté » juive s’exprimera d’une seule voix parce que ses autres voix auront été éliminées, quand la censure sera totale, vous ne le saurez pas.

Il n’y aura aucun enregistrement, aucune archive de que qui aura été perdu. Il y aura tout simplement un espace vide, une surface blanche, où les discussions concernant les crimes d’Israël à l’égard des Palestiniens ont jadis existé. Les seules choses que vous entendrez en lieu et place, ce seront celles qu’Israël et ses partisans voudront que vous entendiez. Votre ignorance sera béatement totale.


Publié le 11 décembre sur le blog de Jonathan Cook, sous le titre : Antisemitism claims mask a reign of political and cultural terror across Europe
Traduction : Jean-Marie Flémal

Jonathan Cook

Jonathan Cook

 

Jonathan Cook est un journaliste installé à Nazareth. Il est lauréat du prix spécial Martha Gellhorn pour le journalisme. Il est l’auteur de Blood and Religion (Sang et religion) et de Israel and the Clash of Civilisations (Israël et le choc des civilisations) disponibles en anglais chez Pluto Press.

 

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