L’Allemagne vient de franchir un pas de géant vers la criminalisation de l’activisme palestinien

Un nouveau rapport des ministres et des sénateurs cherche à instaurer une base juridique à la mise hors la loi des organisations (pro-)palestiniennes et même à interdire les cartes de la Palestine historique.

10 décembre 2017, Berlin, Allemagne. Des Palestiniens et leurs sympathisants manifestent contre la décision du président Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël (Photo : Anne Paq / Activestills)

10 décembre 2017, Berlin, Allemagne. Des Palestiniens et leurs sympathisants manifestent contre la décision du président Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme la capitale d’Israël (Photo : Anne Paq / Activestills)

 

Hebh Jamal, 21 décembre 2022

Un nouveau rapport publié par la Conférence allemande des ministres de l’Intérieur (IMK), concentrée sur « la prévention et l’intervention contre l’antisémitisme relatif à Israël » apporte de l’eau au moulin d’un durcissement de la répression à l’encontre de la solidarité propalestinienne et envisage même d’aller vers la criminalisation de ce genre de discours et d’activisme.

Rédigé par l’un des groupes de travail de l’IMK et adopté par la Conférence un peu plus tôt ce mois-ci, le rapport confond en permanence antisionisme et antisémitisme en se servant de la définition controversée de l’antisémitisme adoptée par l’IHRA. Il englobe des suggestions spécifiques, comme celle d’insister auprès des écoles afin qu’elles proposent à leurs étudiants une vision plus positive d’Israël en classe même, et il taxe d’« antisémitisme » le dernier rapport d’Amnesty International sur l’apartheid israélien. Le rapport suggère même d’interdire les cartes qui « remettent en question le droit à l’existence d’Israël ». On ne voit pas très bien si cela inclut également les cartes de la Palestine historique.

Les décisions de l’IMK ne sont pas juridiquement contraignantes dans l’immédiat, de sorte que le rapport n’est pas encore applicable actuellement. Mais la Conférence, constituée des ministres de l’Intérieur et des sénateurs des 16 Lander allemands, joue un rôle important dans la coordination des activités des gouvernements locaux du pays et il est prévu que ses résolutions soient appliquées au niveau de l’État. Bien que cette tâche n’incombe pas à l’IMK, ses résolutions sont politiquement contraignantes, puisqu’elles doivent être adoptées à l’unanimité selon les stipulations de la Conférence.

Le document d’information de l’IMK spécifie que la non-observance de ses résolutions

” briserait les fondements de la coopération collégiale et confiante [entre Lander] dans le futur.”

En principe, au niveau des Lander, les ministres de l’Intérieur procèdent conformément aux accords de l’IMK, et ils se transmettent les uns aux autres les évolutions des accords et des mesures qu’ils ont prises.

Dans une déclaration adressée à +972, Amnesty International a expliqué qu’elle était

« contre l’antisémitisme, qui constitue une antithèse des droits humains. Nous nous opposons à la discrimination, au racisme et aux délits de haine sous toutes leurs formes, y compris contre les juifs ou les gens perçus comme tels. Toute critique d’Amnesty à l’égard du gouvernement israélien s’appuie sur les lois internationales et sur les preuves des torts et souffrances importants que provoque la politique israélienne chez les Palestiniens. Amnesty critique le gouvernement israélien, et non le peuple israélien ou le peuple juif ».

Le porte-parole de l’IMK n’a pas répondu à la demande de commentaire de l’auteur.

 

« Une vision trompeuse de la réalité de l’occupation »

Le rapport met en épingle le mouvement BDS, en le qualifiant de dangereux et d’antisémite et en prétendant qu’il est composé « d’extrémistes étrangers, d’organisations terroristes islamistes et de groupes extrémistes de gauche » — une allégation sur laquelle a lourdement insisté le gouvernement israélien. Il accuse en outre le mouvement BDS de « dédramatiser l’antisémitisme et le terrorisme nationaliste et islamiste arabe au Moyen-Orient », en justifiant cette rhétorique par le truchement des universités.

« On peut également trouver des sympathisants de la campagne BDS sur la scène artistique et culturelle ainsi que dans la communauté scientifique »,

poursuit le rapport.

La répression par l’Allemagne du mouvement BDS s’intensifie depuis des années, accélérée par une résolution du Bundestag en 2019 qui le classe comme intrinsèquement antisémite et qui frappe essentiellement d’interdit les organisations qui soutiennent le boycott en les empêchant d’avoir accès aux deniers et aux espaces publics. La résolution a donné aux universités, aux gouvernements nationaux et aux institutions publiques la possibilité de refuser aux Palestiniens le droit à la liberté d’expression et de rassemblement.

Cette censure a contribué à l’exacerbation d’une politique et d’un sentiment politique antipalestiniens en Allemagne, dont les partisans croient qu’il est justifié par la responsabilité historique de l’Allemagne à l’égard d’Israël découlant de l’Holocauste. Il en résulte que, souvent, toute critique de l’oppression par Israël des Palestiniens est directement jugée comme problématique.

« Il s’agit vraiment d’une évolution dangereuse dans une direction autoritariste », a déclaré Kerem Schamberger, un spécialiste allemand de la communication et activiste politique, à propos du nouveau rapport.

« L’adoption de cette définition politique, instrumentalisée de l’antisémitisme par l’État, ses institutions et ses hommes politiques au pouvoir constitue une vision trompeuse de la réalité de l’occupation, la protégeant ainsi de toute critique. »

« Ils tentent de criminaliser et de punir toute action propalestinienne », a poursuivi Schamberger.

« Ils l’ont fait plus généralement avec la résolution anti-BDS, mais ce n’était qu’un début. Désormais, les Lander essaient d’instaurer des outils spécifiques qu’ils pourront utiliser afin de cibler la solidarité internationale et les activistes propalestiniens. »

 

« Les mêmes arguments éculés et sans fondement »

Afin de contrer le mouvement BDS, le groupe de travail qui a rédigé ce récent rapport recommandait de développer « des médias éducatifs adéquats et des formats d’éducation destinés aux écoles », ainsi que « de former des éducateurs afin de diffuser une image réaliste d’Israël ».

Plus tôt ce mois-ci, +972 parlait de la poussée agressive du système éducatif allemand afin d’adopter un discours pro-israélien dans les classes d’enseignement. Non seulement cela a abouti à un manque de conversation critique parmi les étudiants, mais cela décourage également toute adoption du discours propalestinien, ce qui se traduit souvent par l’apparition d’un environnement éducatif hostile à l’égard des Palestiniens. Selon le rapport, toutefois, l’IMK croit qu’un agenda pro-israélien plus fort encore est nécessaire dans les écoles, ainsi qu’une intensification des échanges de programmes avec Israël.

Pourtant, le rapport ne fait pas qu’encourager de multiples autres façons de saper toute forme de solidarité propalestinienne. Il prône également des punitions plus sévères à l’encontre de l’activisme en faveur de la Palestine, visant ainsi des sanctions « les plus universelles possibles ». Le groupe de travail cherche à développer un modèle de norme nationale qui pourrait être utilisée par les commissaires à l’antisémitisme au niveau fédéral et au niveau des Lander afin de contrôler et de suivre à la trace les actions antisémites dans toute l’étendue du pays.

L’IMK suggère également de « créer une nouvelle base juridique » afin d’être en mesure de criminaliser les activités contre Israël ou

« de poursuivre pénalement le droit à l’existence des organisations propalestiniennes »,

y compris des réglementations juridiques contre les clubs et activités en faveur de la Palestine et ce, sous le prétexte d’« interdire les rassemblements antisémites ».

L’Allemagne est déjà engagée dans l’interdiction des rassemblements propalestiniens. Un peu plus tôt cette année, la police de Berlin a arrêté et emprisonné 170 personnes lors des manifestations de la Journée de la Nakba. Certaines de ces personnes n’avaient rien fait de plus que de brandir un drapeau palestinien ou de porter un keffieh. Toujours au nom de la lutte contre l’antisémitisme, la police de Berlin a également interdit une veillée autour de l’assassinat de Shireen Abu Akleh.

« Ceci délimite une autre tentative encore – tout en recourant aux mêmes arguments éculés et sans fondement – en vue de dissuader la libre expression de la défense des droits palestiniens et les demandes légitimes de responsabilisation par le biais d’une guidance politique non contraignante »,

a expliqué à +972 Alice Garcia, la responsable de la défense et de la communication du Centre européen d’assistance juridique.

« Naturellement, de telles mesures seraient difficiles à faire passer via des propositions de lois, étant donné leur manque de substance et leur incapacité de respecter les droits fondamentaux à la liberté d’expression et à la liberté de rassemblement »,

a ajouté Alice Garcia.

« Par conséquent, ce document constitue l’un des moyens via lesquels les promoteurs d’un discours antipalestinien tentent d’imposer une nouvelle catégorie d’actes qu’ils aimeraient de fait voir devenir illégaux. Par conséquent, il doit être condamné et contesté avec fermeté. »

 

Une poussée en sens contraire

Certaines organisations, naturellement, ont condamné et contesté le sentiment antipalestinien de plus en plus présent en Allemagne. Ahmed Abed, un avocat palestino-allemand, a été récemment impliqué dans une affaire qui exemplifie cet effort. Le Comité Palestine de Stuttgart, une organisation qui soutient BDS, a vu son compte bancaire supprimé par la Landesbank Baden-Württemberg (LBBW) en raison de sa politique antisioniste. Abed est parvenu à aider l’organisation à faire annuler la suppression de son compte – le 26 avril, le Tribunal régional de Stuttgart a décidé que les actions de la LBBW étaient injustifiées.

« [Le tribunal] a déclaré que le mouvement BDS ne posait pas une menace pour l’existence des juifs en Allemagne »,

a déclaré Ahmed Abed à +972. N’empêche que la chose semble n’avoir eu guère d’impact sur les auteurs du rapport de l’IMK.

« Les ministres de l’Intérieur agissent contre leur propre constitution et contre la Convention antiapartheid vis-à-vis de laquelle l’Allemagne est pourtant engagée »,

a déclaré Abed à propos du rapport.

« Les organisations des droits humains réclament des sanctions en raison de l’apartheid israélien, mais les formes d’action pacifiques du genre BDS sont criminalisées. Des Palestiniens vont être poursuivis pour des déclarations telles que « La Palestine sera libre du fleuve à la mer », pour la carte de la Palestine historique ou encore au sujet de BDS. Les ministres de l’Intérieur ignorent tout simplement les récentes décisions des tribunaux qui ne permettent pas ce genre de mesures. »

Il se trouve même des intellectuels et des artistes juifs d’Israël à n’être pas heureux de cette tournure des choses en Allemagne au cours de ces quelques dernières années. En 2020, des dizaines d’intellectuels et d’artistes juifs d’Israël et d’ailleurs ont demandé au gouvernement allemand de révoquer de son poste le commissaire fédéral à l’antisémitisme, Felix Klein, du fait qu’il avait « transformé l’antisémitisme en arme » contre les personnes critiques à l’égard d’Israël.

« En tant que représentant officiel du gouvernement allemand, M. Klein sape l’exercice des libertés fondamentales – cela devrait profondément inquiéter votre gouvernement, si l’on considère son engagement envers les principes démocratiques et le pouvoir de la loi »,

disait la lettre.

On ne voit toujours pas clairement quelles seront les implications de la résolution de l’IMK, pas plus qu’on ne sait si ce discours aura bientôt force de loi dans les divers Lander. Une chose est claire, toutefois : il devient de plus malaisé de lutter pour la liberté palestinienne, dans ce pays prétendument démocratique qu’est l’Allemagne.

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Hebh JamalHebh Jamal est un avocat et journaliste palestino-américain qui opère actuellement en Allemagne.

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Publié le 21 décembre 2022 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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