Tawfiq Zayyad, poète de la résistance, dirigeant de la lutte palestinienne
L’étude incontournable de Tamir Sorek sur Tawfiq Zayyad devrait attirer de nouveau l’attention sur l’existence et l’œuvre de visionnaire de ce poète, homme politique et activiste palestinien.
Par Naim Mousa
Pour bien des gens, dont moi-même, les sept décennies d’occupation israélienne du peuple palestinien ont tout simplement brisé leur résolution et leur foi dans le rêve d’une solution juste qui reconnaîtrait les droits inaliénables des Palestiniens et des Israéliens. Les deux dernières décennies ont été particulièrement pessimistes, sur le plan de cette vision, avec l’arrivée au pouvoir de la plate-forme d’extrême droite de Benjamin Netanyahou qui, depuis, gomme les moindres possibilités de concrétisation des droits et de la justice pour les Palestiniens.
Pour les citoyens palestiniens d’Israël (également désignés sous le terme d’« Arabes de 48 »), tel moi-même, la lutte palestinienne a été une affaire particulièrement désorientante étant donné le statut que nous a imposé le gouvernement israélien. Notre simple existence est remplie de contradictions et de dilemmes, une perspective qui pourrait nous éloigner du processus de paix et même de nos compagnons palestiniens et arabes de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora.
J’ai cependant trouvé une réponse à notre dilemme. En fait, ce n’est pas une réponse nouvelle, elle s’est déjà présentée et elle nous guide en fait depuis des décennies. Et ce n’est pas quelque chose, mais plutôt quelqu’un, en fait : Tawfiq Zayyad.
Dans son dernier ouvrage, The Optimist: A Social Biography of Tawfiq Zayyad, (« L’optimiste : une biographie sociale de Tawdiq Zayyad »), Tamir Sorek, professeur de sociologie à l’Université de Floride, nous propose un examen sans précédent et en profondeur de la vie et de l’œuvre de Tawfiq Zayyad, l’un des plus remarquables poètes et dirigeants palestiniens. Zayyad, né en 1929, était un chef communiste engagé et une personnalité politique dominante en Israël même. Il incarna la lutte des citoyens palestiniens d’Israël tout en restant engagé envers la lutte palestinienne au sens large et son indispensable unité.
Toutefois, plus que tout, on pouvait dire qu’il était un optimiste – il ne renonça jamais à sa vision d’une paix juste entre Palestiniens et Israéliens.
Sorek et ses chercheurs assistants, Nareeman Jamal et Mi’ad Hasan, n’ont rien laissé de côté dans leurs recherches concernant Zayyad et son impact irréversible sur la lutte palestinienne et la politique israélienne. Le livre commence par l’activisme de Zayyad à ses débuts, dans les années 1950, quand il s’opposa à l’occupation israélienne et au pouvoir militaire hostile auquel étaient soumis les Palestiniens vivant en Israël. Sa conviction indéfectible à propos de ce qu’il croyait allait devenir une partie indissociable de sa personnalité et de son activisme politique.
L’un des exemples très précoces, et sans doute très pertinents de son caractère bien trempé se révèle dans l’un des « épisodes les plus connus de son existence, pouvant servir d’élément de référence future » (Sorek, p. 61) –, c’est-à-dire les tortures physiques qu’il avait subies dans la prison israélienne de Tibériade, où il avait été envoyé en raison d’un discours qu’il avait tenu à Arraba contre le traitement immoral infligé par le gouvernement israélien aux Palestiniens de Galilée. Sorek va dans les moindres détails en ce qui concerne les tortures horribles subies par Zayyad, ainsi que ses actes de défi, simples mais puissants.
« Quand il s’assit sur un banc, un gardien de la prison lui ordonna de se lever, mais il refusa et deux gardiens le forcèrent à le faire tout en le houspillant. Puis ils l’envoyèrent directement en enfermement solitaire. Le soir, on servit à Zayyad un diner composé de pain et d’eau, qu’il refusa de prendre. » (Sorek, p. 58).
Les gardiens le torturèrent et le tabassèrent jusqu’à ce qu’il perde conscience, puis le réveillèrent en l’aspergeant d’eau – un rite qu’ils répétèrent à de multiples reprises au cours de son séjour en prison. Les tortures subies par Zayyad à la prison de Tibériade lui laissèrent des marques importantes et il recourut souvent à cette expérience personnelle pour mobiliser les citoyens palestiniens d’Israël.
Sorek consacre une partie importante du livre à la poésie de Zayyad. Avant de sièger comme homme politique à la Knesset, Zayyad fut un poète de renom connu pour sa « poésie de protestation ». Zayyad se distinguait en tant que poète par les poèmes révolutionnaires qu’il écrivait et qui mobilisaient les Palestiniens aussi bien en Israël qu’en Cisjordanie et à Gaza, ainsi que les Arabes d’autres pays.
Sa poésie était reconnue et encensée par certains des plus grands poètes arabes de l’époque, dont Mahmoud Darwish, Ghassan Kanafani et Muhammad ‘Ali Taha. Dans son essai intitulé « Littérature de résistance en Palestine occupée, 1948–1966″, Kanafani « couronnait » Tawfiq Zayyad – en même temps que Salim Jubran, Mahmoud Darwish et Samih al-Qasim – comme les « poètes de la résistance » parmi les Palestiniens en Israël. Sorek insère avec élégance de très nombreux extraits des poèmes de Zayyad tout au long du livre, en faisant concorder constamment les événements et développements discutés au fil des pages avec la poésie de Zayyad.
Outre les remarquables réussites de Zayyad en tant que poète, Sorek parle très abondamment de ses réalisations politiques aussi. L’une des réalisations les plus marquantes de Zayyad fut d’avoir dirigé avec succès la grève nationale du 30 mars 1976 organisée en guise de protestation contre la confiscation de terres palestiniennes par Israël et qui est aujourd’hui commémorée chaque année comme Journée de la Terre. Quand le gouvernement israélien tenta d’arrêter la grève en allant trouver les maires des municipalités palestiniennes en Israël, Zayyad, dit-on, montra du doigt la foule de plusieurs centaines de personnes massées en dehors de l’immeuble pour soutenir la grève et déclara : « Ce n’est pas vous qui décidez si cette grève a lieu ou pas, mais bien eux ! ». Une telle foi dans le pouvoir des masses et de la lutte de classe est profondément enracinée dans l‘idéologie communiste, dont Zayyad était un adepte passionné.
Zayyad fut à la fois maire de Nazareth – la plus grande ville palestinienne en Israël – et membre de la Knesset pour le parti communiste Rakah (rebaptisé plus tard Hadash). En tant que maire, il défendit et dirigea l’instauration de la Marche annuelle du Premier Mai, au cours de laquelle il délivrait habituellement un discours devant des milliers de citoyens palestiniens d’Israël, intégrant fréquemment sa poésie à ses discours. Toutefois, le « joyau de la couronne de la mobilisation publique », pour reprendre les termes utilisés par Sorek, résidait dans les chantiers de travail annuels qu’il organisait à Nazareth, lesquels compensaient l’absence de financement de la municipalité par le gouvernement israélien et construisaient littéralement des quartiers entiers de Nazareth. Les camps attiraient des dizaines de milliers de volontaires de tout Israël, de la Cisjordanie et même des pays du bloc de l’Est.
Sur le front national, à la Knesset, explique Sorek, Zayyad était infatigable dans sa poursuite des droits palestiniens, à la fois pour les citoyens palestiniens d’Israël et pour les Palestiniens vivant sous occupation. L’attitude honnête, quoique bien tranchée, de Zayyad à la Knesset, et son refus de rester silencieux à propos des injustices commises contre le peuple palestinien, le conduisirent à être méprisé par les membres sionistes de la Knesset. De telles confrontations étaient fréquentes et intenses ; cependant, Zayyad n’hésitait jamais à donner de la voix contre les députés racistes qui partageaient la salle de la Knesset avec lui, comme on peut le voir sur la vidéo plus loin. Sorek l’explique parfaitement :
« Dans un des moments les plus mémorables de l’histoire de la Knesset, Zayyad s’emporta d’une voix choquée en s’adressant à un groupe de députés de droite : »Vous êtes les dingues de la droite » et, pointant le doigt sur le député Ze’evi [un ancien général qui réclamait explicitement un »transfert » de la population arabe hors du pays, « et ça, ici, ce sont vos c… et, là, justement, je vous tiens par les c… » » (Sorek, p. 264).
Les commentaires de Zayyad ci-dessus ont été prononcés dans l’ombre de ce qui, sans aucun doute, fut sa plus grande réussite dans la politique nationale en Israël. Zayyad dirigea les partis arabes à la Knesset lors de leur soutien à la coalition du gouvernement de Yitzhak Rabin durant les accords d’Oslo, et ces partis formèrent un « bloc d’obstruction » en vue d’empêcher l’effondrement de Rabin, qui penchait plus vers la gauche (*), et l’effondrement du bloc pour la paix et l’instauration d’un gouvernement de droite. Toutefois, Zayyad ne soutint pas simplement le gouvernement en échange de rien. Dans sa position inflexible typique, il adressa une longue liste de revendications à Rabin en échange de leur soutien. La direction de Zayyad permit aux citoyens palestiniens d’Israël d’acquérir un pouvoir sans précédent à la Knesset israélienne, pouvoir qu’il utilisa pour plaider au nom de tous les Palestiniens.
Un point important que Sorek fait remarquer dans son livre, c’est que Zayyad et le communisme sont indissociables. La vision de Zayyad était fermement enracinée dans la solidarité de classe, l’anticolonialisme et le cosmopolitisme. De plus, Zayyad n’hésitait pas à défendre ses points de vue, réprimandant même Gamal Abdel Nasser en 1959 – le dirigeant arabe le plus populaire de l’époque, et même à ce jour – d’avoir adopté une position anticommuniste. La foi inébranlable de Zayyad en l’idéologie marxiste modelait sa vision dans le sens d’une réconciliation juste des Palestiniens et des Israéliens et d’un optimisme constant à propos d’un partenariat commun entre Palestiniens et Juifs.
« Il cherchait des ponts vers les Israéliens juifs en raison de sa foi en une humanité partagée, en une affiliation de classe partagée. » (Sorek, p. 282).
En outre, Sorek met fréquemment en évidence la capacité de Zayyad d’équilibrer idéologie et pragmatisme. Il savait comment équilibrer sa foi en la libération palestinienne et, en même temps, comment jouer dans les frontières et limites imposées par le fait qu’il était un citoyen israélien. Un puissant exemple présenté par Sorek, c’est le chantier de travail de Nazareth, en 1980, au cours duquel des volontaires de Naplouse et de Ramallah amenèrent et hissèrent des drapeaux palestiniens.
« Lors de la cérémonie d’ouverture, trois volontaires de Cisjordanie agitèrent un drapeau palestinien – interdit cette même année par le gouvernement israélien – en face d’un contingent visible de la police israélienne. Le journaliste israélien Daniel Halevi, qui assistait à l’événement, à décrit ce qui avait suivi en ces termes : »Zayyad quitte la scène, court entre les sièges, saute au-dessus des gens assis dans son chemin et disparaît à l’intérieur du petit rassemblement qui entoure le drapeau. Au bout d’une minut d’une discussion bruyante, il s’en va avec le drapeau. Avec beaucoup de gentillesse et de respect, il le roule et le tend à un huissier qui l’emporte. » » (Sorek, p. 188).
Les actions de Zayyad, le fait d’éloigner le drapeau et de l’avoir enroulé avec respect et gentillesse est une réflexion ouverte sur cette approche pragmatique de la lutte palestinienne. Comme le dit Sorek, Zayyad a reconnu
« l’importance de la solidarité palestinienne et de l’appréciation de ses symboles, tout en faisant savoir aussi qu’il y avait un temps et un lieu pour chaque prise de position symbolique et qu’il fallait considérer les implications pratiques de chaque démarche. » (Sorek, p. 189).
Le titre du livre, The Optimist, a été bien choisi. Tout au long du texte, Sorek montre on ne peut plus clairement que, quelles qu’eussent été les circonstances, Zayyad fut toujours optimiste quant à l’obtention complète des droits palestiniens, quant à la paix et quant à sa foi dans le progrès de l’humanité vers un avenir plus juste et plus prospère. Zayyad dirigea les citoyens palestiniens d’Israël à une époque où ils ne savaient que faire ni même qui ils étaient. Zayyad leur apporta de l’énergie et leur instilla un sentiment de fierté et de patriotisme envers leur identité palestinienne, alors que, dans un même temps, il ouvrit tout grands les bras à un partenariat juif dans l’espoir d’une paix juste.
The Optimist de Tamir Sorek est une lecture incontournable. Lire l’histoire de la vie et de l’œuvre de Tawfiq Zayyad est d’une importance particulière, aujourd’hui. Au moment où j’écris le présent article, c’est le 20e anniversaire des événements d’octobre 2000 (connus également sous le nom en anglais d’« October Ignition »), qui eurent lieu six ans après la mort prématurée de Zayyad et au cours desquels 12 citoyens palestiniens d’Israël et un Palestinien de Gaza furent tués par la police israélienne lors d’une répression très sévère des manifestations, et je ne puis m’empêcher de réfléchir à la vision de Zayyad et à son approche de la lutte palestinienne. En fait, notre réponse à notre lutte est toujours restée présente devant nous et à tout moment.
Publié le 1er octobre 2020 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal
Naim Mousa contribue régulièrement à Mondoweiss. C’est un citoyen palestinien d’Israël vivant actuellement à New York. Il est directeur pour les médias de Friends of Mossawa, une organisation soeur, installée aux Etats-Unis, du Mossawa Center de Haïfa, qui défend les droits des citoyens arabes palestiniens d’Israël. Il est également assistant chercheur du professeur et activiste palestino-américain Noura Erekat, à l’Université Rutgers du Nouveau-Brunswick.
(*) A propos de Rabin, lisez ceci : Le mythe d’Yitzhak Rabin le pacifiste