« Que nous a donné le monde ? » Une lettre de Nabi Saleh au président Biden

Bassem Tamimini, dirigeant communautaire et activiste palestinien du Comité de lutte populaire de Nabi Saleh : “J’ai défendu la solution à deux États comme voie des Palestiniens vers la libération. Mais, après trois décennies d’accords d’Oslo, la « paix » même n’est pas près de naître.”

13 janvier 2018. À Nabi Saleh, un village de Cisjordanie, les troupes israéliennes lancent des gaz lacrymogènes sur une manifestation réclamant la libération des prisonniers palestiniens des geôles israéliennes. (Photo : Flash90)

Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

À Monsieur Joe Biden, Président des États-Unis d’Amérique,

Salutations de Palestine,

Je commence par dire salam, ou paix – en tant que valeur, identité et projet commun pour toute l’humanité. Une paix dont nous espérons qu’elle fera office de manifestation de notre existence nationale sur notre terre, et d’extension de notre éthique. Une paix qui valorisera la vie humaine et qui sera incarnée dans l’interaction civile entre notre peuple et la terre, dans notre patrie de Palestine, avec toute son histoire ancienne.

Telle est la paix sur laquelle nous cherchons à construire notre lendemain et l’avenir de nos enfants. Cette paix, à laquelle l’ennemi veut nous faire renoncer de sorte qu’elle puisse satisfaire ses fantaisies bibliques, qui ont poussé le monde à croire que c’était une terre sans peuple.

Monsieur le Président, au moment où vous entrez à la Maison-Blanche, j’aimerais vous rappeler les Palestiniens qui n’ont fui leurs foyers – leurs palais, dans leurs souvenirs – que pour devenir des réfugiés ; ceux dont les vies ont été détruites et qui ont été forcés à la déportation. En ce qui me concerne, par exemple, j’appartiens à la génération qui a connu la Naksa [la guerre de 1967, ou des Six-Jours], laquelle a suivi la Nakba [l’exode palestinien qui a suivi la guerre de 1948].

Bassem Tamimi fait un signe de paix lors de son procès devant un tribunal militaire israélien. (Photo : Oren Ziv)

Bassem Tamimi fait un signe de paix lors de son procès devant un tribunal militaire israélien. (Photo : Oren Ziv)

J’ai été emprisonné par Israël parce que je résistais à l’occupation. J’ai été brutalement torturé dans les cachots d’interrogatoire, au point que je n’ai plus pu marcher pendant quelque temps. Ma sœur a été battue de sang-froid au quartier général de ce qu’on appelle un « tribunal militaire » en Israël, juste sous les yeux de son fils de 12 ans. Ma terre, dans le village de Nabi Saleh, a été expropriée et des étrangers ont ensuite construit leurs maisons dessus. Ma propre maison, bâtie en 1964, a été menacée de démolition parce qu’elle est située en Zone C qui, selon les accords d‘Oslo, ressortit intégralement au contrôle militaire et administratif israélien.

J’ai cru à la paix et à la solution à deux États adoptée par l’Organisation de libération de la Palestine – la direction de notre peuple – en tant que voie des Palestiniens vers la libération de l’occupation. J’ai défendu cette solution, débattu avec d’autres personnes à son propos et lutté pour qu’elle se concrétise. J’ai chanté pour la paix et j’ai appelé mon propre fils « Salam » en signe avant-coureur d’un avenir différent.

Mais, après des décennies de processus de paix, la « paix » même n ‘est pas près de naître. L’équilibre du pouvoir est faussé en faveur de notre adversaire. Les bulldozers imposent une réalité sur le terrain qui ne peut être surmontée par les seules bonnes intentions de l’amour et de la paix.

Monsieur le Président, un jour, alors que Salam avait cinq ans, il est venu me trouver en pleurant et il a dit : « Change mon nom, je ne veux pas qu’on m’appelle Salam ! » Il avait entendu des gens se moquer et médire du processus de « paix », et mon fils croyait qu’il était le « salam » dont ces gens parlaient. Comment, Monsieur le Président, voulez-vous rétablir le sens du mot de sorte que mon fils puisse se remettre à aimer son nom ? Comment le sens de la liberté, de la justice et de la démocratie sera-t-il restauré dans l’esprit de nos enfants ? Comment les protégerons-nous de la tentation du terrorisme qui guette et dont nous tous souffrons aujourd’hui ?

12 août 2016. À Nabi Saleh, un village de Cisjordanie. Des manifestants palestiniens brandissent des drapeaux alors qu'ils discutent avec des hommes de la police israélienne des frontières au cours d'une manifestation de solidarité avec les prisonniers palestiniens détenus dans les geôles israéliennes. (Photo : Flash90)

12 août 2016. À Nabi Saleh, un village de Cisjordanie. Des manifestants palestiniens brandissent des drapeaux alors qu’ils discutent avec des hommes de la police israélienne des frontières au cours d’une manifestation de solidarité avec les prisonniers palestiniens détenus dans les geôles israéliennes. (Photo : Flash90)

Près de trois décennies après la signature des accords d’Oslo, j’ai eu une discussion avec ma fille, Ahed, et ses amis, après que nous avions assisté à une manifestation contre l’annexion et les colonies. Au beau milieu d’un nuage de gaz lacrymogène et de balles et avec toute la force d’un terrorisme d’État visant la nouvelle génération des combattants pour la liberté, j’ai tenté de faire preuve de mon talent intellectuel en présentant des arguments en faveur de la solution à deux États. Et Ahed m’a dit alors :

« Toi, ta génération et les générations qui t’ont précédé avez combattu et avez été emprisonnés, meurtris et tués. Notre direction – avec toute son histoire et son symbolisme, et la confiance que notre peuple a placée n elle – a cru à cette solution. Vous avez fait confiance au monde, à l’ONU, au droit international et vous avez renoncé à 78 pour 100 de la terre de Palestine pour cette solution, pour la paix.
« Qu’avez-vous gagné ? Que vous a donné le monde, en fait, alors qu’il vous promettait un pays ? Père, mais tu ne vois pas les colonies ? Tu ne vois pas le mur ? Tu ne vois pas que le monde se moque de notre sang et de notre souffrance ? Ce monde veut que notre souffrance se poursuive parce qu’elle lui permet d’échapper au fardeau du remords pour un crime qu’il a commis contre l’humanité. Un crime pour lequel nous payons le prix en douleur et en souffrance, et ce, déjà depuis que la déclaration Balfour a dit que notre pays serait l’endroit où l’on établirait l’État d’Israël, afin de défendre les intérêts de la colonisation.
« Ainsi donc, si nous devons être tués, blessés et emprisonnés pour une expérience dont le monde a prouvé qu’elle ne pourrait être menée à bien, dans ce cas, nous-mêmes nous devrions nous sacrifier pour la libération de notre peuple et de notre terre. Nous devrions établir un État de Palestine dans lequel chacun vivra librement et en paix, sans discrimination s’appuyant sur la race, la religion ou la couleur de peau. Un pays libre pour des gens libres. »

29 juillet 2018. Ahed Tamimi et sa famille s'adressant à la presse à Nabi Saleh, en Cisjordanie, après la libération d'Ahed des prisons israéliennes. (Photo : Oren Ziv)

29 juillet 2018. Ahed Tamimi et sa famille s’adressant à la presse à Nabi Saleh, en Cisjordanie, après la libération d’Ahed des prisons israéliennes. (Photo : Oren Ziv)

Monsieur le Président, nous comprenons que le monde croit encore à la solution à deux États. S’il reste la moindre chance de paix, dans ce cas, la voie qui y mène ne peut passer que par le peuple palestinien et ses dirigeants légitimes. Ni la normalisation arabe – le « Deal du siècle » – ni les pressions timides ne pourront imposer la moindre solution qui néglige les droits de notre peuple.

Monsieur le Président, depuis la Palestine, nous vous invitons à incarner la promesse de liberté et à ériger un monument à la justice et à la paix mondiale. Cette paix commence avec la Palestine en tant que fondation sur laquelle il sera possible de construire, puisque nous combattons pour surmonter les obstacles du passé et les exigences du présent, et pour franchir le pont de l’espoir avec optimisme et confiance.

Tout ce qu’il me reste, c’est la paix.

La paix soit avec vous et sur vous,

Bassem Tamimi


Publié le 27 janvier 2021 sur +972 Magazine
Traduction : Jean-Marie Flémal

Bassem Tamimi est un dirigeant communautaire et activiste palestinien du Comité de lutte populaire de Nabi Saleh. Il a été déclaré « prisonnier de conscience » par Amnesty International au cours de son incarcération dans une prison israélienne en 2012.

Lisez également : Bassem Tamimi : “Il y a une colonie, et c’est Israël”

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