Littérature d’exil : La famille Ashour/Barghouti

Le célèbre poète palestinien Mourid Barghouti est décédé le dimanche 14 février 2021 à l’âge de 76 ans à Amman, la capitale jordanienne, après avoir passé la majeure partie de sa vie en exil. Ci-dessous un article écrit le 19 novembre 2020 par Lesley Williams

Mourid Barghouti (1944-2021)

Mourid Barghouti (1944-2021)

« Le silence a dit :
La vérité se passe d’éloquence.
Après la mort du cavalier,
le cheval sur la voie du retour
dit tout
sans rien dire. »

« Le silence », extrait de Midnight and Other Poems (Minuit et autres poèmes), de Mourid Barghouti, d’après une traduction en anglais de Radwa Ashour.

Bien que l’exil soit souvent une expérience familiale, il est rare qu’il produise une famille d’écrivains acclamés comme tels. Nous avons pourtant cette famille remarquable, les Ashour/Barghouti : Mourid Barghouti, Radwa Ashour et Tamim al-Barghouti. À eux trois, ils témoignent depuis plus de quarante ans de l’exil et de l’injustice en Palestine et en Égypte.

Mourid venait de Palestine, Radwa d’Égypte. Ils s’étaient rencontrés alors qu’ils étaient étudiants à l’Université du Caire dans les années soixante mais, quand la guerre des Six-jours avait éclaté entre Israël et les pays arabes, Barghouti avait été frappé d’une interdiction de retour. Ashour et Barghouti se marièrent en 1969, vécurent et travaillèrent au Koweït et au Caire jusqu’au moment des ouvertures diplomatiques du président Anouar El-Sadate vers Israël, qui aboutirent à l’expulsion de tous les Palestiniens d’Égypte. Déporté du Caire en 1977, « menottes aux poignets, avec les seuls vêtements que je portais », Mourid fut forcé de quitter Radwa et leur fils de cinq mois, Tamim. Ils furent séparés pendant treize ans, mais leur mariage tint bon. Comme Barghouti devait l’écrire plus tard, « Seul, entre ciel et terre, je pense à Radwa. »

« Le pays d’où l’on est
ne quitte pas le corps
avant le tout dernier moment,
le moment de la mort.
Même dans le filet du pêcheur,
le poisson
porte toujours
l’odeur de la mer. »

 

À eux deux, ces deux écrivains passionnés et brillants ont produit des romans primés, de la poésie et des mémoires, ainsi qu’un fils, qui est lui-même un héros littéraire et un exilé. Le compte rendu par Mourid de son retour en Palestine pour la première fois après trente ans d’exil est devenu l’ouvrage de mémoires très applaudi
I Saw Ramallah (J’ai vu Ramallah) (traduit en anglais par Ahdahf Soueif). Il poursuit le récit en introduisant son fils Tamim dans sa famille cisjordanienne qu’il n’a jamais rencontrée : C’est le livre I Was Born There, I Was Born Here (Je suis né là, je suis né ici) (traduit en anglais par Humphrey Davies). Ensemble, ces deux livres de Barghouti expriment les souvenirs de douleur, de tristesse et de colère de deux générations de Palestiniens dépossédés et aspirant à leurs foyers perdus.

« J’ai essayé de placer la déportation entre parenthèses, de rassembler dans une longue phrase une dernière période reprenant la tristesse de l’histoire, tant personnelle que publique. Mais je ne vois rien, sauf des virgules. Je veux coudre le temps en un seul bloc. Je veux rattacher un moment à l’autre, rattacher l’enfance à l’âge adulte, relier l’être présent à l’être absent et toutes les présences à toutes les absences, rattacher les exilés à leur patrie et relier ce que j’ai imaginé à ce que je vois maintenant. »

Il n’y a qu’en Palestine qu’il peut dire « Je suis né ici » au lieu du « Je suis né là » de l’exil.

Ashour était avant tout une romancière, sa fiction un mélange enivrant de méta-biographie, de fantaisie et d’histoire documentaire, avec l’exil et la déportation comme thème constant. Sa série très applaudie, Granada (Grenade) (traduite en anglais par William Granara), raconte la dépossession d’une famille musulmane dans l’Espagne médiévale au moment où celle-ci passe sous la domination chrétienne. Dans Blue Lorries (Les camions bleus) (traduit en anglais par Barbara Romaine), une jeune fille rend visite à son père – un activiste politique – emprisonné et en vient à comprendre la nature de son combat. Son roman The Woman from Tantoura (La femme de Tantoura) (traduit en anglais par Kay Heikkinen) constitue son commentaire le plus direct sur la Palestine ; c’est l’histoire saisissante d’une fille de treize ans, chassée de son village et contrainte à l’exil suite aux massacres de 1948. Extrait :

« Cela ne te tuera pas, tu es plus forte que tu ne le penses. La mémoire ne tue tas. Elle inflige des douleurs insupportables, peut-être, mais nous finissons quand même par les supporter, et la mémoire se transforme, d’un tourbillon qui nous aspire vers le fond, elle se mue en mer dans laquelle nous pouvons nager. »

Mais son livre le plus intéressant est peut-être Specters (Spectres, fantômes) (traduit en anglais par Barbara Romaine), une forme expérimentale d’« autobiografiction » dans laquelle une universitaire égyptienne parle d’une certaine « Radwa Ashour », mariée à un poète palestinien en exil, et rencontre une écrivaine égyptienne fictive ; les deux femmes mènent des recherches sur les atrocités coloniales commises en Égypte et en Palestine tout en étant hantées par les fantômes des victimes. Ashour, l’auteure cette fois, mélange la documentation historique, la fiction et les anecdotes de sa propre vie (y compris un « duel » poétique captivant entre Tamim et Mourid où ils se servent de vers d’al-Mutanabbi, le grand poète arabe). Ashour saisit sur le vif la fierté et la futilité de la résistance palestinienne dans cette description d’enfants jetant des pierres sur des chars israéliens :

« Ils ont choisi un bref instant d’une signification et d’une capacité absolues : l’intense liberté suivie de la mort. Ils achètent cet instant de leurs vies entières. Est-ce de la folie ? C’est une folie belle en ce sens que cet instant est plus précieux que toute une vie de désœuvrement et d’humiliation. »

Malheureusement, Ashour est décédée en 2014, mais pas avant qu’elle et Mourid se soient embarqués dans leur grande collaboration : le recueil de poèmes de Mourid, Midnight and Other Poems (Minuit et autres poèmes) (traduit de l’arabe en anglais par Radwa Ashour en personne). Quelques extraits :

« Sans pitié
C’est une musique douce,
mais sa douceur ne te console pas.
C’est ce que t’ont enseigné les jours :
Dans toute longue guerre
il y a un soldat au visage distrait et aux dents ordinaires
assis en dehors de sa tente
et tenant son harmonica aux sons brillants
qu’il a soigneusement protégé de la poussière et du sang
et, comme un oiseau
étranger au conflit,
il chante pour lui-même
un chant d’amour
qui ne ment pas. »

Radwa Ashour et Mourid Barghouti.

Radwa Ashour et Mourid Barghouti

« Mon grand-père, qui nourrissait toujours l’illusion
que tout va bien dans le monde,
bourre sa pipe campagnarde
pour la dernière fois
avant l’arrivée des casques et des bulldozers. »

« Les voici venir,
le fantôme trahi,
les sorcières
et les rudes poètes.
Ils touchent ton épaule
de leurs mains illuminées d’un regard anxieux.
Ils accrochent leurs ordres comme des lanternes
Aux murs de ta nuit. »

Le fils de Radwa et de Mourid, Tamim, a hérité de la soif de justice de ses parents.  Ses critiques acerbes à l’encontre du gouvernement égyptien et de la guerre en Irak lui ont valu d’être arrêté (il a été détenu dans la même prison du Caire où son père avait été détenu jadis) et d’être exilé ensuite en 2003. La poésie de Tamim a inspiré des manifestants tant en Égypte qu’en Palestine ; après que les protestataires eurent déboulonné le dictateur Hosni Munbarak, le poème d’al-Barghouti, « Ya Masr Hanet » (« Ô ! Égypte, elle est toute proche ») a été rediffusé toutes les deux heures sur des écrans à la place Tahrir, au Caire, et il est devenu un chant de liberté dans toute la région à l’époque du Printemps arabe.

Tamim Barghouti

Tamim Barghouti

Al-Barghouti n’a guère été traduit, jusqu’à présent et, malheureusement, nombre de ses poèmes ne sont disponibles qu’en langue arabe. Toutefois, avec l’aide de sa mère, il a traduit lui-même son dernier recueil, In Jerusalem and Other Poems (À Jérusalem et autres poèmes), en anglais. Le poème titre, une élégie mélancolique sur la Palestine perdue, est joué et chanté dans tous les Territoires occupés et on en a même fait une sonnerie de téléphone évoquant une ville que les Palestiniens chérissent, mais qui ne leur rend pas cet amour en retour…
Extrait :

 « Et l’Histoire s’est tournée vers moi et m’a souri : As-tu réellement pensé que tu allais les ignorer et voir les autres ? Les voici en face de toi. Ils sont le texte alors que tu n’es que la petite note et la marge. Ô fils, as-tu pensé que ta visite allait retirer du visage de la ville le voile épais de son présent, afin que tu puisses voir ce que tu désires ? À Jérusalem, tout le monde est là, sauf toi. Jérusalem, c’est le cert errant. Comme le sort l’a condamnée à s’en aller, tu la poursuis sans cesse depuis qu’elle t’a dit adieu. Ô fils, calme-toi un instant, je vois que tu es sur le point de t’évanouir. À Jérusalem, tout le monde est là, sauf toi. »

Pour en savoir plus sur la famille Ashour/Barghouti :

“Sometimes People Write Poetry With Their Feet” A Conversation with Tamim Al-Barghouti

Radwa Ashour: A Literary and Cultural and Political Activist Icon

A Life in Writing : Mourid Barghouti


Publié le 19 novembre 2020 sur Global Literature in Libraries Initiative
Traduction : Jean-Marie Flémal

Lesley Williams

Lesley Williams

Lesley Williams est documentaliste depuis plus de 25 ans et elle rédige pour le magazine Booklist des notes de lectures spécialisées dans les ouvrages d’auteurs africains, américains, musulmans et LGBTQ. En sa qualité de bibliothécaire publique, elle a créé des programmes mettant l’accent sur la littérature des peuples colonisés, organise de longues discussions sur l’histoire de l’Amérique latine, sur les cultures musulmanes et sur les pièces d’August Wilson. Elle dirige également des programmes de lecture et d’écriture en anglais destinés aux étudiants de la première génération dans les City Colleges de Chicago.

 

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