Il est temps de modifier le discours libéral sur le Hamas

La représentante Ilhan Omar peut avoir pensé qu’elle faisait une fleur aux Palestiniens, quand elle s’est opposée au secrétaire d’État Antony Blinken lors d’une séance du Congrès ce lundi. Mais ses commentaires sur le Hamas ne font que renforcer la propagande israélienne dans sa délégitimation de la résistance palestinienne. La position d’Omar, dans les deux camps en même temps, est une caractéristique commune du discours tenu même par les libéraux ostensiblement propalestiniens.

30 mai 2021. Des membres des brigades Qassam, l’aile militaire du Hamas, déploient leurs roquettes lors d’un défilé dans le nord de la bande de Gaza. (Photo : Nidal Alwaheidi / SOPA Images)

Ali Abunimah, 10 juin 2021

Omar a posté ce clip vidéo montrant son échange avec Blinken. Dans son tweet, elle écrivait : « Nous devons avoir le même niveau de responsabilité et de justice pour toutes les victimes de crimes contre l’humanité. »

Et de s’écrier : « Nous avons vu des atrocités inconcevables commises par les États-Unis, le Hamas, Israël, l’Afghanistan et les Talibans. »  

Omar contredit à juste titre Blinken quant à l’opposition américaine à l’enquête de la Cour pénale internationale sur ces supposés « crimes de guerre et crimes contre l’humanité ».

« Je voudrais insister sur le fait qu’en Israël et en Palestine, ceci inclut des crimes commis aussi bien par les forces sécuritaires israéliennes que par le Hamas », dit-elle. « En Afghanistan, ceci comprend des crimes commis par le gouvernement national afghan et par les Talibans. » Dans son commentaire oral, il est à remarquer qu’Omar passe sous silence les crimes commis par les États-Unis.

La réponse de Blinken – comme beaucoup l’ont correctement fait remarquer – est aussi hypocrite et malhonnête qu’on pouvait s’y attendre. Il prétend faussement que les Palestiniens peuvent chercher justice en Israël.

 

Pas d’équivalence

Mais il est profondément troublant qu’Omar – qui a levé des fonds pour sa campagne électorale en les déduisant de son soutien rhétorique aux Palestiniens – décrive la résistance et l’autodéfense palestiniennes comme des « crimes contre l’humanité » et qu’elle les place sur un pied d’égalité avec la violence coloniale israélienne. Il s’agit d’une façon bon marché et facile de démontrer une fausse impartialité, exactement comme le fait de critiquer Benjamin Netanyahou est devenu la façon politiquement acceptable pour les politiciens américains de faire croire qu’ils sont sévères à l’encontre d’Israël, alors qu’en réalité, ils ne s’opposent pas le moins du monde à son racisme fondamental.

La cause plus malaisée à défendre politiquement, mais qui est au moins correcte, c’est qu’il n’y a pas d’équivalence morale entre un peuple colonisé exerçant son droit internationalement reconnu à la résistance avec les moyens dont il dispose, et un État nucléairement armé utilisant un armement hypersophistiqué pour massacrer et terroriser ce même peuple afin qu’il se soumette.

La liste des atrocités d’Israël est trop longue et trop connue pour qu’on la répète ici. Outre le fait d’avoir expulsé 800 000 Palestiniens au cours de sa création, Israël a tué quelque 100 000 Palestiniens et Arabes depuis 1948 – et cela a commencé des décennies avant la création du Hamas en 1988.

L’agression d’Israël contre Gaza le mois dernier a impliqué le ciblage délibéré des habitations civiles – balayant des familles entières – et la destruction à grande échelle de commerces, de bureaux de médias et d’infrastructures. L’horreur a été si forte que même The New York Times – la non officielle consultance américaine par l’image d’Israël – n’a plus pu la balayer sous le tapis.

S’il est ridicule de comparer la violence du Hamas – tant en contexte qu’en qualité – et celle d’Israël, il est même plus absurde encore de faire figurer l’organisation palestinienne en compagnie des États-Unis. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont laissé derrière eux un inégalable tribut de mort et de destruction dans le monde entier. Des millions de personnes ont été tuées dans les guerres, coups d’État et interventions des États-Unis, depuis l’Asie du Sud-Est jusqu’au Guatemala et l’Irak en passant par de nombreux autres pays.

Mais quelles sont les « atrocités » dont le Hamas est accusé par Ilhan Omar ?

Des roquettes lancées « sans discrimination »

On nous dit souvent que le Hamas est coupable de cibler des civils parce qu’il a lancé « sans discrimination » des milliers de roquettes sur des villes et possessions stratégiques d’Israël. Le principal but de ces roquettes est de tenter de dissuader Israël et de lui imposer un coût pour son nettoyage ethnique et ses attaques contre les Palestiniens – que ce soit à Gaza ou à Jérusalem. Leur développement a été une réponse à la tentative d’Israël en vue d’isoler physiquement Gaza du reste de la Palestine, et ce, afin de fragmenter et d’affaiblir les Palestiniens et de faciliter le vol colonial de leur terre.

Comme l’a expliqué Yahya Sinwar, le dirigeant du Hamas à Gaza, lors d’une interview récente pour Vice News, les Palestiniens n’utilisent pas des roquettes non guidées par choix.

« Israël, qui possède un arsenal complet d’armement, d’équipements et d’avions du tout dernier cri, bombarde sciemment et intentionnellement nos enfants et nos femmes »,

a déclaré Sinwar.

« Vous ne pouvez comparer cela à ceux qui résistent et se défendent avec des armes qui semblent primitives, en comparaison. Si nous avions les capacités de lancer des missiles de précision sur des cibles militaires, nous ne nous serions pas servis des roquettes que nous avons utilisées. Nous sommes forcés de défendre notre peuple avec ce dont nous disposons, et c’est tout ce que nous avons »,

a-t-il ajouté.

En effet, il est rare d’entendre une seule de ces personnes qui se plaignent que les roquettes palestiniennes frappent « sans discrimination » insister, disons, auprès des États-Unis ou de l’Union européenne pour qu’ils arment les Palestiniens d’armes de précision, comme ils le font pour Israël. Il est vrai, néanmoins, que les roquettes ne sont pas inoffensives pour l’existence des civils. Pendant 11 jours d’une violence intensifiée, le mois dernier, 11 civils ont été tués en Israël en raison de tirs de roquettes et un soldat a été tué près de la frontière entre Gaza et Israël par une arme antichar.

Selon Sinwar, le Hamas n’a pas utilisé ses pleines capacités, lors de la récente escalade. Si elle est vraie, cette affirmation indiquerait que le but de l’organisation n’était pas de causer un maximum de morts et de destructions, mais d’utiliser le minimum de force nécessaire pour réaliser les buts de la résistance, qui étaient la dissuasion et l’autodéfense. Opposez cela aux 250 Palestiniens, dont au moins 67 enfants, tués à Gaza, quand Israël a bombardé le territoire jour et nuit à l’aide de ses armes de « précision » dans le but d’écraser la résistance à un régime d’apartheid.

Chaque vie est précieuse, mais mettre sur un pied d’égalité la violence coloniale israélienne et la résistance palestinienne comme le fit Omar obscurcit grandement ces faits.

La violence commence par l’oppresseur

Si nous voulons être complets, il nous faut examiner si les « atrocités » du Hamas mentionnées par Omar peuvent faire allusion aux attentats suicides à la bombe commis dans le temps, dès le milieu des années 1990, par des Palestiniens, en guise de réponse dissymétrique désespérée à la violence de l’occupation israélienne. Après 2008, les organisations palestiniennes ont abandonné cette tactique largement condamnée.

Une violence du même genre a toujours fait partie intégrante de la lutte anticoloniale, avec des organisations autochtones cherchant à imposer à leurs colonisateurs un échantillon de la terreur que ces mêmes colonisateurs leur avaient d’abord imposée.

Nelson Mandela – aujourd’hui encensé comme saint par les dirigeants politiques occidentaux qui soutiennent les massacres des Palestiniens par Israël et qui condamnent la résistance palestinienne – explique la chose dans son autobiographie, The Long Walk to Freedom (Un long chemin vers la liberté).

« C’est toujours l’oppresseur, et non l’opprimé, qui dicte la forme de la lutte », écrit Mandela. «

 Si l’oppresseur recourt à la violence, l’opprimé n’a pas d’autre choix que de répondre par la violence. Dans notre cas, c’était une forme légitime d’autodéfense. »

« C’est à vous, pas à nous, de renoncer à la violence », se rappelle avoir dit Mandela au régime d’apartheid. Tout au début de la lutte armée, Mandela affirme que son Congrès national africain préférait des tactiques qui ne devaient pas tuer des gens. Mais il fait entendre clairement que,

« si le sabotage ne produisait pas les résultats que nous voulions, nous étions préparés à passer au stade suivant : la guérilla et le terrorisme. »

En Palestine, les attentats à la bombe sur des marchés, dans des hôtels et autres lieux civils n’ont pas débuté dans le cadre d’une lutte anticoloniale mais comme une tactique coloniale introduite dans les années 1930 par les colons sionistes afin de terroriser les Palestiniens autochtones et les empêcher d’exercer leur droit à l’autodétermination.

Même si les Palestiniens ne faisaient qu’imiter les sionistes, il semble improbable que les attentats suicides à la bombe des années 1990 et du début des années 2000 aient été les « atrocités » auxquelles Omar faisait allusion.

Primo, comme on l’a fait remarquer, cette tactique a été abandonnée depuis longtemps.

Secundo, les attentats suicides à la bombe n’étaient pas le fait que du Hamas, mais d’autres organisations palestiniennes aussi, dont la faction du Fatah dirigée par Mahmoud Abbas, le dirigeant de l’Autorité palestinienne soutenu par les États-Unis, ce même Abbas qui reste un proche allié d’Israël, et avec qui Blinken est impatient de restaurer des liens chaleureux.

Tertio, il est malaisé de prétendre que les victimes de ce genre d’attentats n’ont pas accès à la « justice » – ou à ce qu’on peut en fait appeler vengeance.

Israël a commis de nombreuses exécutions extrajudiciaires prétendument en réponse à ces attentats, y compris celle de Sheikh Ahmad Yasin, le fondateur du Hamas, qui était aveugle et qui utilisait une chaise roulante depuis son enfance. 

En 2003, l’année avant qu’il n’assassine Yasin, Israël avait tué plus de « passants innocents » dans ces attentats de représailles que de « terroristes ou de supposés terroristes », affirme le gouvernement américain. Toutefois, les États-Unis ne considèrent pas cela comme du « terrorisme ».

Depuis 2002, Israël garde également en prison le dirigeant du Fatah Marwan Barghouti, l’accusant d’être un des dirigeants de la « campagne terroriste palestinienne d’attentats suicides à la bombe et d’agressions par balles contre des citoyens israéliens », au cours de la deuxième Intifada du début des années 2000.

Lors d’un procès auquel Barghouti a refusé de participer et même de se défendre, Israël l’a accusé d’avoir joué un rôle dans des attentats qui ont tué cinq personnes et il l’a condamné à cinq fois la prison à vie. Il convient de remarquer que, faute de preuves, même les juges israéliens – que Barghouti avait comparés à des « pilotes aux commandes d’avions qui larguent des bombes » sur des Palestiniens – l’avaient innocenté de toute implication dans des dizaines d’autres actions violentes.

Dans l’intervalle, les États-Unis ont adopté d’innombrables lois « antiterroristes » qui punissent collectivement les Palestiniens et les Américains palestiniens dans les tribunaux des États-Unis, et ce, pour des actes dont le Hamas est accusé. Par contre, les Palestiniens n’ont aucun recours dans les tribunaux américains contre les crimes perpétrés contre eux par Israël, en fait sponsorisé par les États-Unis.

Comme Ilhan Omar le fait justement remarquer, les États-Unis cherchent maintenant à refuser également aux Palestiniens l’accès à la justice auprès de la Cour pénale internationale.

Dans le même temps, toute forme de résistance dans laquelle les Palestiniens s’engagent – depuis la lutte armée jusqu’aux boycotts non violents – est habituellement condamnée par la prétendue communauté internationale.

« Des victimes bien élevées »

L’une des astuces politiques les plus faciles en Occident consiste à diaboliser le Hamas – parmi d’autres organisations palestiniennes – en le présentant comme que bande de fanatiques religieux aux yeux fous et enclins à tuer et à détruire pour le plaisir de le faire, ou en raison de leur haine irrationnelle des juifs. Tel a toujours été le message de propagande d’Israël et, malheureusement, c’est un message que les commentaires d’Omar favorisent, qu’elle le veuille ou pas.

Depuis sa création, et plus particulièrement depuis ces deux dernières décennies, le Hamas s’est installé dans le courant traditionnel de la politique nationale palestinienne. Il a affirmé son indépendance vis-à-vis de la Fraternité musulmane, l’organisation transnationale fondée en Égypte il y a un siècle, et a accepté la frontière de 1967 comme base d’un État palestinien existant en même temps qu’Israël.

Il a également répudié le langage de certains de ses premiers documents, langage qu’il avait emprunté au vocabulaire antisémite classique utilisé en Europe. Ces changements furent confirmés dans un document soulignant ses principes conducteurs et publié en 2017.

« Le Hamas affirme que son conflit l’oppose au projet sioniste et non aux juifs en raison de leur religion »,

déclare le document.

« Le Hamas ne mène pas un combat contre les juifs parce qu’ils sont juifs, mais mène un combat contre les sionistes qui occupent la Palestine. Pourtant, ce sont les sionistes qui identifient constamment le judaïsme et les juifs à leur propre projet colonial et à leur entité illégale. »

Le document affirme également le droit des Palestiniens à résister militairement à Israël, mais laisse entendre que l’action militaire est un moyen de réaliser des buts politiques et nationaux, et non une fin en soi. Pas plus que ce n’est le moyen préféré, comme l’a expliqué le dirigeant du Hamas Sinwar dans son interview pour Vice News.

« Nous savons que nous ne voulons pas la guerre ou le combat, parce que cela coûte des vies et que notre peuple mérite la paix »,

a encore déclaré Sinwar.

Dans une référence similaire à la Grande Marche du Retour de 2018 – à laquelle Israël avait répondu en ordonnant à des snipers d’abattre des enfants – Sinwar ajoutait : 

« Pendant de longues périodes, nous avons essayé la résistance pacifique et la résistance populaire. »

Mais, au lieu d’agir pour faire cesser les crimes et massacres d’Israël,

« le monde y a assisté et a regardé comment la machine de guerre de l’occupation tuait nos jeunes gens »,

avait déclaré Sinwar.

« Le monde s’attend-il à ce que nous soyons des victimes bien élevées tout en nous faisant tuer, à ce que nous nous laissions massacrer sans faire le moindre bruit ? »

Une évaluation factuelle de la politique du Hamas contredit la propagande raciste et les mensonges prétendant que c’est essentiellement une organisation sanguinaire tellement encline à la violence qu’elle va jusqu’à utiliser des enfants palestiniens comme boucliers humains. 

Le rejectionisme américain et israélien

Durant de longues années, la stratégie politique et militaire du Hamas a consisté à imiter la voie vers la politique suivie par d’autres mouvements de libération nationale et anticolonialistes, en particulier le Sinn Fein et l’Armée républicaine irlandaise. Ces organisations irlandaises, longtemps diabolisées colle « terroristes » par les Britanniques, prirent néanmoins part aux négociations qui débouchèrent sur l’accord de Belfast, en 1998, lequel mit un terme à des décennies de violence dans le nord de l’Irlande.

Cet accord a également fixé les termes politiques dans lesquels les nationalistes irlandais pouvaient concrétiser leur but d’abolir l’Irlande du Nord, le minuscule État séparé créé par les Britanniques pour protéger le pouvoir et les privilèges de la communauté coloniale de peuplement à prédominance protestante.

Si le Hamas et d’autres factions palestiniennes poursuivent leur résistance militaire, c’est parce qu’Israël et ses sponsors américains et européens ont rejeté toutes les propositions généreuses et très conciliantes des Palestiniens en vue de s’accommoder des Israéliens. Même le Hamas a fini par accepter ce qu’on a appelé la solution à deux États, par laquelle les Palestiniens acceptaient un État constitué d’à peine 22 pour 100 de leur pays.

La réponse israélienne a toujours été un rejet total, insistant sur le fait qu’Israël devrait conserver en permanence la possession, le contrôle et la suprématie juive dans tout le pays situé entre le fleuve Jourdain et la mer Méditerranée.

En effet, ce rejectionisme est si extrême que, alors que les États-Unis négocient directement avec les Talibans – contre lesquels ils livrent une guerre – ils refusent tout contact avec le Hamas, qui n’a jamais été en guerre avec les États-Unis.

Les accords de normalisation bricolés par les États-Unis et que divers régimes arabes ont signés avec Israël au cours de l’an dernier ont donné à Israël un nouveau feu vert en vue d’accroître encore l’escalade de son nettoyage ethnique à Jérusalem. 

Ceci a forcé les factions de la résistance palestinienne à Gaza à répondre militairement en défense des Palestiniens de Jérusalem abandonnés à leur sort par le reste du monde.

Situer la violence des groupes de résistance palestiniens dans la même catégorie que celle de l’occupant colonial ou des États-Unis, c’est s’engager dans une équivalence morale répréhensible. Cette façon de voir les choses ne diffère en rien de ceux qui crient « All Lives Matter » (Toutes les vies comptent) quand ils sont confrontés à la réalité du racisme systématique et des violences policières à l’encontre des noirs aux États-Unis.

Oui, les vies de tous les êtres humains importent, mais la responsabilité de la violence qui supprime ces vies n’est pas également partagée. Dans un diagnostic clair définissant où sont les responsabilités – et, en Palestine, la cause première de toute violence politique est la colonisation sioniste – il ne peut y avoir d’espoir d’une juste paix qui y mettra un terme.


Publié le 10 juin 2021 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Ali Abunimah

Ali Abunimah, cofondateur de The Electronic Intifada, est l’auteur de The Battle for Justice in Palestine, paru chez Haymarket Books.

Il a aussi écrit : One Country: A Bold Proposal to end the Israeli-Palestinian Impass

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