Déambuler dans les rues de Gaza après 15 années d’absence

Le voyage de traversée du très mouvementé Sinaï a été rude, voire souvent inhumain mais, finalement, je suis parvenu à rallier Gaza après quinze années d’absence. Je n’étais pas certain de ce à quoi je devais m’attendre, d’autant plus que j’arrivais une dizaine de jours seulement après la fin du dernier conflit.

Juin 2021. Un travailleur dispose des chaises en face de la plage, au camp de réfugiés d’Al-Shaati, à Gaza, juste au moment où la voiture de l’auteur passe. (Photo : Emad Moussa, né dans ce même camp de réfugiés)

Emad Moussa, 14 septembre 2021

Le trajet entre la frontière et la ville de Gaza dure environ 35 minutes. Le chauffeur, toutefois, a fait plusieurs détours afin d’éviter les zones bombardées par l’aviation israélienne. Le chauffeur m’a fait remarquer que les cratères des bombes seraient bientôt comblés de sable et de boue afin de permettre le passage des voitures.

Du fait que le taxi était sa seule source de revenu, il faisait particulièrement attention à ne pas l’exposer à autre chose qu’à une chaussée lisse. La dernière fois que j’étais venu ici, les routes cahoteuses étaient la norme. Souvent, nous plaisantions en disant que les routes de Gaza étaient mieux conçues pour les chars israéliens que pour les véhicules civils.

Il était bon de savoir que, désormais, Gaza avait de meilleures routes et, apparemment, de meilleures infrastructures, grâce en partie à l’argent du Qatar et d’autres pays donateurs, à moins que ce ne soit en raison d’une meilleure gestion financière ?

« Rien de sorcier là-dedans, elles sont juste remises à neuf très souvent à cause des guerres. Nous construisons une route, ils s’amènent pour la bombarder et nous la reconstruisons »,

commentait le chauffeur en toussant très fort, au point que je craignis que ce ne fût le Covid et que je sortis la tête par la vitre.

Comme nous approchions de la ville de Gaza, les scènes de destruction devenaient plus visibles.  

En dehors du quartier de Shuja’ya, à Gaza-Est, un supermarché bombardé attira mon attention. « Pourquoi ? », demandai-je au chauffeur. « Parce que, apparemment, ils font des roquettes à partir de barres chocolatées », répondit-il en riant et en toussant de plus belle.

Autour du supermarché détruit, chaque maison ou presque avait subi des dégâts, parfois même très sévères.

À Gaza, l’assurance habitation n’a rien d’un must ou, du moins, presque personne n’en contracte. Ainsi, les résidents doivent compter sur les aides internationales ou locales pour les aider à reconstruire ou à réparer leurs logements qui, pour la grande majorité des familles, est leur seul capital dans la vie, alors qu’ils ont trimé une grande partie de leur existence pour s’en offrir un. 

Toutefois, il y a toujours des familles, aujourd’hui, qui attendent encore l’aide à la reconstruction de leurs habitations détruites par Israël lors de l’offensive de 2014. 

 

Réunion de famille… en période de Covid

Quand j’ai quitté Gaza il y a 15 ans, mes parents ont envisagé la possibilité de ne plus jamais me revoir. Jusqu’au début de cette année, cette possibilité est restée. L’anxiété de tenter ma chance et de faire route pour Gaza après que l’Égypte avait ouvert la frontière en février ne concernait pas uniquement le risque d’y rester piégé pendant des mois, mais aussi de rompre, en fait, avec ce qui ressemblait à une réalité forcée, autrement dit, ne pas revoir ma famille.

Après avoir satisfait aux rites sociaux de mise et échangé poignées de mains, accolades et embrassades du style « qui se soucie qu’il y a une pandémie ? », j’ai enfin pu m’installer et parler avec tout le monde. Quand je dis tout le monde, je veux dire les flopées de cousins et autres parents qui étaient encore de petits enfants quand je suis parti.

Hormis les commentaires sarcastiques sur les cheveux gris encore jamais vus auparavant, tout le monde s’est montré extrêmement chaleureux.

Durant les brefs moments de silence – quand le réservoir de questions sérieuses de mes proches s’était provisoirement épuisé – on pouvait clairement entendre les drones israéliens vrombir sans relâche dans le ciel de Gaza.

Pendant les deux semaines que je suis resté à Gaza, je ne crois pas qu’il y ait eu un seul jour sans ce bruit de drone dans le contexte. Après un jour ou deux, cela devient une routine et on cesse de l’entendre. Rien n’est caractéristiquement plus gazaoui que de devenir « sourd aux drones ».

Pour mes parents, le temps s’est arrêté le jour où j’ai quitté Gaza. Dès que je suis rentré à la maison, ils ont agi comme si je n’étais jamais parti, reprenant ce qu’ils avaient laissé en plan en ce moment même, quinze ans plus tôt. Le fait de montrer que le Royaume-Uni me manquait pouvait parfois les offenser.  

En dehors de mon noyau familial, certains proches, bien qu’ils aient été heureux de me voir, ne pouvaient dissimuler leur jalousie parce que j’avais choisi de quitter Gaza. Bien que cela m’ait irrité, je ne pouvais les blâmer. Bien des gens croient, et cela confine à l’absurde, que la vie en dehors de Gaza est un paradis. Ces gens étaient souvent choqués quand je leur parlais des difficultés que j’avais rencontrées en Grande-Bretagne. Certains m’ont suggéré de revenir à Gaza et de m’y installer pour de bon. Alors qu’ils étaient peu nombreux à le vouloir vraiment, d’autres voulaient que je me retrouve dans le même bateau qu’eux, de façon à pleinement apprécier leur propre existence. On ne peut les en blâmer : l’existence à Gaza est très pénible, et parfois sans espoir.  

 

La stagnation sociale

Il ne m’a pas fallu longtemps pour constater que, sur le plan social, rien n’avait vraiment changé, à Gaza. On aurait pu se dire que j’étais parti un mois plus tôt.  

Au début, je pensais : La famille, c’est la famille, la même dynamique, la même atmosphère, pourquoi changeraient-ils, de toute façon ? Mais, en me baladant dans les alentours, une chose m’a frappé, c’est que Gaza dans l’ensemble était entré dans ce qui semblait être une bulle temporelle.

On peut d’attendre à un certain degré de stagnation sociale, dans une société conservatrice traditionnelle. Mais, semble-t-il, la réalité sociale a été davantage influencée par la situation sociopolitique déséquilibrée qu’elle ne l’a été par la structure de la société.

La dernière fois que j’ai été ici, tout au début du siège, la société montrait des signes de développement d’une pensée non conformiste. Même si la Seconde Intifada avait ralenti cette tendance, les éléments des normes sociales moins conservatrices, moins traditionalistes, étaient néanmoins visibles.

Aujourd’hui, du fait que la situation s’est détériorée sur les plans économique et politique, le conservatisme social semble avoir pris plus d’emprise. Pour la génération plus âgée, qui constitue la majeure partie de la direction, il s’agit d’un environnement qui l’arrange.

Pour la génération plus jeune, plus éduquée, la situation est étouffante, mais acceptée à contre-cœur afin de protéger le collectif contre ce qui est perçu comme des menaces existentielles extérieures.

 

Débris et souvenirs

Au contraire des trois guerres précédentes, celle de mai – bien que plus courte – a éliminé bon nombre de mes souvenirs d’enfance et d’adolescence. En ce sens, elle a été plus personnelle que les autres.

Cette fois, Israël a accru son agressivité en s’en prenant au cœur de la ville même de Gaza, un endroit qui avait souvent échappé aux bombardements intenses.

Voici ce qui reste de le tour Al-Jalaa à Gaza, qui hébergeait Al-Jazeera et AP News. (Photo : Emad Moussa, June 2021)

Voici ce qui reste de le tour Al-Jalaa à Gaza, qui hébergeait Al-Jazeera et AP News. (Photo : Emad Moussa, June 2021)

La victime la plus visible a été la tour al-Shurouq, située rue Omar al-Mukhtar, dans le centre commercial de Gaza. C’était l’un des premiers gratte-ciel à avoir été construits à Gaza suite au processus d’Oslo. (Voici une vidéo prise dans la rue à proximité des décombres de la tour.)

C’est là que j’ai appris la première fois à utiliser internet ; j’y ai travaillé brièvement et j’y rencontrais des amis. En certaines occasions, ç’a été le centre de mes aventures romantiques. Aujourd’hui, c’est le plus gros amas de décombres que j’aie jamais vu.

Mais qui suis-je pour regretter de simples souvenirs alors qu’il y a des centaines d’autres personnes dans cette tour qui ont perdu leur vie, leur maison, leur commerce ? C’est incomparable.

 

L’Égypte à Gaza

Au sommet du tas de débris qui était naguère la tour al-Shurouq, il y avait une pelleteuse à laquelle était fixé un drapeau égyptien.

« Elle fait partie des équipes de reconstruction égyptiennes envoyées dans l’enclave la semaine dernière »,

a commenté mon cousin, qui m’accompagnait.

Des travailleurs égyptiens étaient visibles dans quasiment tous les sites importants, afin d’aider à l’évacuation des débris.  

Alors que les Palestiniens les accueillent à bras ouverts, ils sont nombreux, sinon la plupart, à se montrer sceptiques quant aux véritables motivations du dirigeant égyptien, Abdel Fattah el-Sisi. Il n’est pas particulièrement apprécié des Palestiniens et encore moins des Gazaouis en particulier.

J’ai entendu en maintes occasions que, si l’Égypte ouvrait librement son côté de la frontière avec Gaza, les Palestiniens ne traiteraient qu’avec l’Égypte et le siège imposé par Israël perdrait tout son sens.

D’autres ne sont pas d’accord, et disent que le souhait ultime d’Israël est de jeter Gaza sous la coupe de l’Égypte et de se débarrasser ainsi de sa responsabilité des deux millions de résidents de l’enclave. Les Égyptiens sont conscients de ce plan et opèrent avec prudence, ont estimé certains.

La tour commerciale d’Al-Jawhra. Elle a été frappée à trois reprises par les avions de combat mais, du fait qu’elle est très large, elle ne s’est pas effondrée. Remarquez comment la bombe a visé les fondations. On peut voir des ingénieurs égyptiens qui regardent s’il est possible de la reconstruire. (Photo : Emad Moussa, juin 2021)

La tour commerciale d’Al-Jawhra. Elle a été frappée à trois reprises par les avions de combat mais, du fait qu’elle est très large, elle ne s’est pas effondrée. Remarquez comment la bombe a visé les fondations. On peut voir des ingénieurs égyptiens qui regardent s’il est possible de la reconstruire. (Photo : Emad Moussa, juin 2021)

Les Égyptiens ne veulent pas insister sur une division de la Palestine, avec deux entités, Gaza et la Cisjordanie. « C’est exactement ce que veut Israël », nous a expliqué le gérant en vérifiant si nous aimions ses wraps de poulet shawarma.

Et, oui, à Gaza, tout le monde a une opinion bien ancrée sur la question égyptienne et, de ce fait, n’essayez pas de discuter un peu trop. Certains, en fait, sont très soupçonneux, et il se peut que cela confine à la parano, quand ils disent que les travailleurs égyptiens de la construction comprenaient parmi eux des agents des renseignements égyptiens dont la mission était de repérer les emplacements des tunnels du Hamas.

« L’Égypte n’aurait pas interféré rapidement et avec une telle capacité si le Hamas n’avait botté le derrière d’Israël et quasiment renversé l’équilibre géopolitique dans la région »,

est intervenu le type de la table d’à côté.

Comme nous roulions dans la rue al-Jala’a street, l’une des principales artères de Gaza, j’ai été surpris de voir une grande affiche à l’effigie d’el-Sisi accompagnée de la phrase : « La Palestine est une préoccupation centrale, pour l’Égypte. »  

El-Sisi à Gaza, vous imaginez la chose !

« Ils ont probablement oublié de nous montrer son majeur, qui représente probablement les intentions de ce type à l’égard de la Palestine »,

a commenté mon cousin.

 

La pauvreté est omniprésente

En sus des scènes de destruction, il y a cet état permanent de détérioration économique. Selon des chiffres officiels récents, plus de la moitié de la population de la bande de Gaza vit dans la pauvreté. 

La première chose que l’on remarque est l’augmentation du nombre de mendiants. Secundo, le flux quasi incessant de colporteurs – certains sont des enfants et même des diplômés universitaires – qui sillonnent les rues dès l’aube jusque tard dans la nuit afin de vendre leurs produits à bas prix, généralement des mets végétariens, des fruits et des boissons rafraîchissantes.

J’avais oublié à quel point ils peuvent être bruyants !

Si la détérioration économique avait un visage, ce serait celui de cet homme âgé que j’ai rencontré près de l’Université Al-Azhar à Gaza même. Il devait sans doute avoir dans les quatre-vingts ans, il s’était abrité sous un petit arbre et il vendait des chapelets (misbaha, NdT) à un shekel la pièce.

Un homme de cet âge à Gaza serait d’ordinaire vénéré, dignifié et soumis aux soins attentifs de ses enfants et petits-enfants, et même ses proches voisins. Le fait qu’il doive vendre des chapelets pour survivre montre bien la profondeur du désespoir à Gaza. Je ne connais pas les circonstances de sa vie, mais je sais que c’est quelque chose que je n’avais jamais vu à Gaza auparavant.

Les dégâts collatéraux près de l’Université Al-Azhar – les forces israéliennes ont bombardé la voirie et sévèrement endommagé les habitations voisines. (Photo : Emad Moussa, juin 2021)

Les dégâts collatéraux près de l’Université Al-Azhar – les forces israéliennes ont bombardé la voirie et sévèrement endommagé les habitations voisines. (Photo : Emad Moussa, juin 2021)

Dans les parages du “Soldat inconnu”, dans le quartier de Remal, à proximité de la tour al-Shurouq, on est constamment abordé par des enfants qui vendent du thé et du café. Ce commerce a toujours existé, mais le nombre des enfants semble avoir été multiplié par dix.

Ces enfants avaient l’air miteux, écrasés de problèmes existentiels bien plus grands que leur tendre âge. Certains, en fait, étaient tellement désespérés de vendre qu’ils en devenaient extrêmement grossiers.

Par exemple, comme j’avais refusé d’acheter du thé (j’en avais déjà bu un peu), le garçon d’une douzaine d’années s’était vraiment fâché, puis s’était approché de très près de mon ami et lui avait toussé à la figure. Apparemment, il voulait nous transmettre le Covid-19, c’était sa façon de régler ses comptes. Je ne savais pas s’il fallait en rire ou libérer le Hulk gazaoui sur lui.

Dans la rue de ma famille, deux tiers des voisins sont probablement sans emploi, aujourd’hui.

J’ai été surpris de voir l’un des voisins qui, jadis, vivait à l’aise, travailler désormais comme chauffeur de taxi en louant la voiture de quelqu’un d’autre. Son frère, jadis un entrepreneur dans le bâtiment très demandé en Israël, passe désormais tout son temps assis devant sa maison à regarder les passants. Cela ne sert à rien, quand un grand nombre de ces personnes qu’il observe sont elles aussi sans emploi et passent leur temps de leur coté à en chercher un.  

Juin 2021. Des drapeaux égyptiens et palestiniens sur la plage de Gaza – un signe de la gratitude de l’enclave envers l’Égypte pour son rôle dans l’instauration d’un cessez-le-feu. (Photo : Emad Moussa)

 

Le ressentiment et la colère

Par contre, certaines des personnes affiliées au Hamas semblent avoir déniché le filon, constituant ainsi une nouvelle classe d’« ayants droit ».

Alors qu’ils étaient nombreux à louer l’administration du Hamas à Gaza (je l’ai trouvée à coup sûr meilleure que celle de l’Autorité palestinienne), la plupart, sinon tous, se plaignaient de la corruption et des monopoles. Il semble que le fléau même que le Hamas a toujours critiqué dans l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah soit aujourd’hui devenu celui du Hamas aussi. 

« Ils distribuent l’aide à leurs propres gens », m’a dit l’épicier.

« Vous avez besoin d’aide ? », a demandé une autre personne qui était avec nous dans le magasin.

« En fait, pas nécessairement », a répondu l’épicier.   

« Dans ce cas, vous ne parlez pas honnêtement, vous ne savez pas qui obtient quoi », a rétorqué la seconde personne.

L’homme à la caisse a marmonné quelque chose d’inintelligible en cherchant un peu de monnaie et il a répété son point de vue : « Je ne crois pas que vous soyez au courant de la moitié de l’affaire. »

Dans le taxi, la discussion a repris de plus belle. « Je ne comprends pas, pourquoi ils sont si séduits par l’argent et le pouvoir (faisant allusion au Hamas et au Fatah) », a commenté le chauffeur quand il a appris que j’avais été absent de Gaza pendant quinze ans.

« Vous savez quoi ? », a-t-il poursuivi. « C’est tristement marrant… Non, tragique, en fait. Aussi bien le Hamas que le Fatah discutent pour rien. De quel pouvoir et de quelles ressources la Palestine dispose-t-elle, allez, dites-moi ? »  

« C’est comme deux idiots sur une moto qui se disputent pour savoir lequel des deux va s’asseoir près de la fenêtre », a-t-il en élevant la voix. « Comme si les motos avaient des fenêtres, pour l’amour de Dieu ! »

 

Louez la résistance

Mais, malgré tout cela, les Gazaouis ne se cachent pas de montrer leur plaisir et leur fierté à propos des exploits de la résistance au cours des onze jours de guerre du mois de mai. Qu’importe l’affiliation politique, tous louaient l’aile militaire du Hamas et les autres organisations armées.  

Lors de ma première journée à Gaza, mon oncle – un ancien prisonnier politique en Israël, un homme réputé pour son cynisme et son pessimisme et quelqu’un qui avait peu de foi dans la tendance actuelle de la résistance – m’a dit :

« Les performances de la résistance ces tout derniers temps ont été impressionnantes. »

« Malgré la peur et les destructions, nous nous sommes tous sentis extrêmement fiers et remontés… Dieu bénisse ces héros »,

a-t-il commenté avec enthousiasme.

Tout le monde dans la pièce a fait signe pour montrer son accord.

Presque partout, on entend ça :

« Beaucoup de destructions, beaucoup de douleur, mais nous leur avons vraiment donné une leçon, cette fois. »

Cet esprit est évident dans le changement de discours politique tout autour de Gaza, depuis celui de la sempiternelle victime jusqu’à celui de la victime combattante.

Les murs étaient devenus un musée en plein air exposant des portraits de martyrs, de victimes de l’agression israélienne. Aujourd’hui, on y trouve en plus une emphase sur l’héroïsme. Aux principaux ronds-points, des affiches présentant les dirigeants de la résistance, d’autres montrant les unités de roquettes du Hamas en pleine action sont devenues la norme, désormais.  

Au bout de la rue al-Jala’a, se dresse maintenant un monument montrant une roquette Qassam M75, une roquette artisanale utilisée pour frapper Tel-Aviv, et ce, pour la première fois dans l’histoire du conflit.

Voici le monument à la roquette Qassam, dans la rue Al-Jala’a à Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Emad Moussa, juin 2021)

Voici le monument à la roquette Qassam, dans la rue Al-Jala’a à Gaza. (Photo : avec l’aimable autorisation d’Emad Moussa, juin 2021)

Sur la toile de fond de quinze années de siège, quatre guerres, les privations et les agressions continues, toute forme de réalisation est perçue comme une victoire. Mais, parfois, c’est au-delà des limites.

Durant ma première semaine à Gaza, cinq drones israéliens à quatre rotors ont été repérés dans le ciel au-dessus de la ville de Gaza. J’ai emmené mon plus jeune frère sur le toit pour voir ce qui se passait.

Cela me rappelait tellement, mais de façon plutôt confuse, les temps plus anciens lorsque mes cousins et moi nous nous asseyions sur le toit de notre maison pour siroter du thé et regarder les hélicoptères israéliens Apache lancer leurs missiles Hellfire contre les postes de police et les bâtiments gouvernementaux.  

Ils sont loin les jours où les bombardements étaient plus ou moins ciblés et où les dommages collatéraux ne constituaient pas la norme.

Du toit, nous avons pu voir deux drones, complètement éclairés.

« Des feux clignotants, hein ? Ils les font tourner ici au-dessus juste pour le plaisir. Pas exactement une opération de reconnaissance ouverte »,

a dit mon frère.

La radio locale demandait instamment à la population, au nom du « bureau commun des opérations », de les ignorer.

À en juger d’après le tir de barrage de balles que nous avons vu tirer dans le ciel, nous avons présumé que certaines personnes n’avaient pas écouté et qu’elles avaient décidé d’abattre les drones.

Mon frère et moi devions nous mettre à l’abri ; les histoires de balles qui retombaient et tuaient des gens n’étaient pas inconnues à Gaza. J’ai toujours pensé qu’aussi rebelle que soit Gaza, elle est tout aussi téméraire.

Mais ce qui est assez sûr, c’est que deux des cinq drones ont été abattus, parait-il, et que cela a été mis sur le compte de la résistance.

Mon oncle le pessimiste n’a pas tardé à nous rejoindre. « Je ne serais pas surpris si la résistance désossait toute cette technologie israélienne », a-t-il dit. « En espérant que la prochaine fois, nous leur ferons goûter un peu plus de leur propre savoir-faire. »

« Tu parles comme Abou Obaida (le ‘porte-parole masqué’ du Hamas) », ai-je répondu en matière de plaisanterie.

« Bien sûr que c’est ce que je fais ! Nous sommes dans cette merde ensemble, le Hamas et tous les autres ! », a grogné mon oncle.  

Dès que le ciel a té débarrassé des drones, mon oncle et mon frère sont allés vérifier les oiseaux qu’ils gardaient sur le toit – des pigeons, mais aussi des pinsons et des petits oiseaux qui rassemblent à des perroquets – des perruches, me semble-t-il, mais vous pourriez peut-être m’en dire plus…

La banalité de la situation était à la fois amusante et dérangeante – j’avais presque oublié ce que c’était que d’être à même de vivre en même temps une existence normale quoi pas très normale.  

J’avais presque oublié comment nous observions les frappes aériennes israéliennes et comment, cependant, quand elles se produisaient, nous discutions de foot et parlions des filles. Si ce n’est pas normal, nous nous arrangeons pour que ce le soit, ou faisons semblant que ce l’est, du moins. La vie doit continuer et, à Gaza, même avec les bras tordus derrière le dos.

 

Le départ…

M’en aller n’a pas été facile. J’avais dû inscrire mon nom au ministère de l’Intérieur à mon arrivée, tout en spécifiant quand, plus ou moins, je voulais repartir. Comprenant que je ne pourrais m’en aller à temps et que je devais attendre deux semaines de plus, voire davantage, pour que mon nom ressorte, je décidai de recourir à un service appelé « coordination » Tanseeq.  Cela implique de payer aux Égyptiens quelques centaines de dollars – cela peut monter jusque mille – pour avoir le privilège de voyager un certain jour de votre choix et de pouvoir être traité avec un semblant de dignité. J’ai pratiquement payé pour pouvoir m’en aller tout simplement et être traité comme un être humain.

J’avais beau être soulagé, je ne pouvais me détacher de Gaza, je me sentais coupable de m’en aller. J’étais obnubilé par un tas de questions en pensant à ces gens vivant dans cet exceptionnel bout de terre, aux rêves brisés, aux centaines de familles privées d’êtres chers et d’enfants orphelins, à l’avenir des plus sombres et à toute cette paupérisation insupportable.  

Mais, avant tout, je ne pouvais me débarrasser de cette question au fond égoïste : Quand allais-je revoir à nouveau ma famille ? Et la reverrais-je jamais ?

OOOOO

Emad Moussa est un chercheur palestino-britannique qui s’intéresse de très près à la psychologie sociale, surtout autour de la question palestienne.


Publié le 14 septembre 2021 sur Mondoweiss
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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