« Nous vaincrons » : L’histoire rebelle de Jénine racontée ses aînés
Très longtemps avant que six prisonniers palestiniens, plus tôt ce mois-ci, ne creusent leur voie à l’aide de cuillers vers l’extérieur d’une prison israélienne à sécurité maximale, Jénine, leur ville d’origine, se trouvait déjà à l’avant-garde de la résistance palestinienne. Des résidents évoquent des souvenirs de révolte dans cette ville de Cisjordanie où les récits de famille et la révolution vont main dans la main.
Fareed Taamallah, 26 septembre 2021
Très longtemps avant que six prisonniers palestiniens, plus tôt ce mois-ci, ne creusent leur voie à l’aide de cuillers vers l’extérieur d’une prison israélienne à sécurité maximale, Jénine, leur ville d’origine, se trouvait déjà à l’avant-garde de la résistance palestinienne.
Depuis l’invasion de l’armée de Napoléon Bonaparte jusqu’aux récents échanges de coups de feu entre la jeunesse locale armée et les forces de sécurité israéliennes, les résidents de cette ville du nord-ouest de la Cisjordanie parlent avec fierté de leurs défis légendaires.
« J’ai grandi en écoutant l’histoire héroïque de mon grand-oncle, Farhan al-Saadi et d’[Izz al-Din] al-Qassam, qui a planté les semences de la résistance et a inspiré la prochaine génération de Jénine, dont moi-même »,
explique Bassam al-Saadi, âgé aujourd’hui de 61 ans.
À l’instar des souvenirs de Saadi, les récits et histoires de famille que se partagent les résidents plus âgés constituent un long héritage de lutte contre l’oppression et l’occupation et cet héritage est toujours bien vivant aujourd’hui.
Jénine est installée au pied des collines accidentées de Naplouse – le Jabal an-Nar ou « montagnes de feu », comme on les avait surnommées après que les résidents eurent bouté le feu aux oliveraies et forêts afin d’arrêter la progression des soldats français en 1799.
Finalement, quand les Français eurent gagné la bataille, Napoléon ordonna à ses troupes d’incendier et de piller Jénine en guise de représailles contre l’aide apportée par les habitants aux Ottomans.
L’oncle révolutionnaire
Plus d’un siècle plus tard, en septembre 1918, au cours de la Première Guerre mondiale, Jénine fut prise par les alliés britanniques et elle passa sous le contrôle des autorités du Mandat britannique en même temps que le reste de la Palestine.
Ce fut au cours de cette période qu’Izz al-Din al-Qassam, un prédicateur musulman et réformateur social, organisa en 1935 la première résistance armée palestinienne contre les Britanniques dans la région de Jénine.
En 1936, Jénine fut le centre d’une rébellion contre les autorités britanniques. Cette rébellion fut dirigée par l’ami de Qassam, Farhan al-Saadi, qui était également le grand-oncle de Bassam al-Saadi.
Farhan al-Saadi, originaire d’un village situé à proximité de Jénine, participa à des manifestations contre les Britanniques et au soulèvement d’Al-Buraq, en 1929, une confrontation entre musulmans et juifs à propos de l’accès à un lieu saint de Jérusalem. Cette confrontation se répandit bientôt dans le pays.
Les deux hommes s’étaient rencontrés des années plus tôt, avant que les autorités britanniques n’emprisonnent son grand-oncle de 1929 à 1932, explique Bassam al-Saadi.
« Ma mère m’a raconté qu’elle avait vu al-Qassam rendre visite à mon grand-oncle dans sa maison du village d’Almazar village »,
poursuit Saadi à l’adresse de Middle East Eye.
« Mais, une fois libéré de prison, il a rallié al-Qassam, qui avait trouvé à Jénine un incubateur populaire pour sa révolution, parmi les paysans qui la soutenaient. »
Des mois avant le début de la révolte arabe contre le Mandat britannique, qui réclamait l’indépendance de la Palestine et la fin de l’immigration ouverte des juifs, Qassam fut tué au cours d’une fusillade avec la police coloniale britannique.
Mais Farhan al-Saadi poursuivit le combat. Le 15 avril 1936, son groupe dressa une embuscade contre un bus, sur la route Naplouse-Tulkarem, près de Jénine.
Deux passagers juifs furent tués en guise de représailles pour les meurtres de Palestiniens par des organisations juives, un incident perçu comme le point de départ de la révolte.
Bassam al-Saadi dit que sa mère était adolescente quand son grand-oncle fut arrêté dans leur maison familiale en 1937. Il fut exécuté en novembre 1937, à l’âge de 75 ans, mais, à Jénine, la rébellion se poursuivit.
En 1938, le lendemain de l’assassinat d’un commandant britannique à son bureau de Jénine, un important contingent britannique muni d’explosifs et de dynamite pénétra à Jénine et fit sauter plus ou moins un quart de la ville.
La révolte se termina en 1939, quand les hauts responsables du Mandat britannique sortirent un papier blanc promettant de ralentir l’immigration juive en Palestine et après que la majeure partie de la direction révolutionnaire palestinienne avait soit été assassinée ou arrêtée.
Reconstruire avec de la boue et de la pierre
En 1948, après qu’Israël eut proclamé son indépendance et que des milliers de Palestiniens eurent été tués ou chassés de chez eux, déracinés par les groupes paramilitaires juifs, l’armée israélienne occupa brièvement Jénine.
La ville aurait pu subir le même sort que la ville voisine de Haïfa, qui fut occupée par Israël et dont les résidents arabes furent déportés. La plupart des habitants de Jénine furent forcés de fuir sous les lourds bombardements de la ville.
Mais, au lieu d’être occupée, Jénine fut défendue par l’armée irakienne et des volontaires palestiniens, dont Mohammad Qasrawi, originaire du village de Burqin, près de Jénine.
Âgé aujourd’hui de 96 ans, Qasrawi parle à MEE de la « grande bataille » entre l’armée irakienne et les milices juives.
« Bien des gens ont été tués, y compris trois de mes amis, et nous les avons enterrés avec les martyrs irakiens au cimetière d’Al-Shuhada. Mais nous avions gagné la bataille et vaincu les gangs »,
dit-il.
En 1949, la ville se retrouva sous domination jordanienne et, au début des années 1950, le camp de Jénine fut établi afin d’héberger les Palestiniens déportés qui avaient été chassés au cours de la guerre de 1948 entre Israël et les pays arabes.
Le camp situé dans la périphérie ouest de Jénine allait devenir plus tard un bastion de la résistance à l’occupation israélienne.
Khadra Abu Sariyyi, 84 ans, se rappelle quand les milices sionistes ont détruit le village de Zare’en, sa ville natale, et ont déporté les membres de sa famille, qui ont ensuite été forcés de vivre comme des réfugiés dans le camp de Jénine.
« Nous avons construit une maison de pierre et de boue dans le camp », dit-elle en s’adressant à MEE dans le camp de Jénine où elle vit toujours et où la maison de sa famille a été démolie à deux reprises.
« Mon frère Hassan, qui était l’un des rebelles contre les Britanniques et qui avait été impliqué dans la révolution, a été abattu et tué en 1969 par l’armée israélienne, qui a par la suite dérobé son corps. »
Le corps n’a jamais été restitué et la famille n’est toujours pas sûre aujourd’hui de l’endroit où il a été enterré.
Bassam al-Saadi, lui aussi, se souvient de l’époque où il a grandi dans le camp de Jénine après que ses parents avaient fui leur village d’Al-Mazar, et au moment où les histoires de son grand-oncle et de Qassam ont été transmises.
« Ils avaient l’espoir de retourner »
Jénine est tombée sous occupation israélienne après la guerre de 1967 (guerre des Six-Jours), ce qui avait incité de nombreux jeunes de l’endroit, comme Jamal Zobaidi, à rallier la résistance à l’occupation.
Zobaidi, aujourd’hui âgé de 65 ans, dit que, pendant la guerre, lui et sa famille, et bien d’autres résidents encore, ont fui le camp de Jénine pour gagner les montagnes afin d’échapper aux tirs d’artillerie incessants.
« Ils avaient l’espoir de retourner dans les villages d’où ils avaient été chassés mais, en lieu et place, ils sont retournés au camp »,
dit Zobaidi.
Zobaidi a lutté contre l’occupation israélienne via des activités pacifiques tout au long des années 1970 et dans les années 1980. Il a été emprisonné pendant six mois, sans accusation ni procès, en 1987. Sa maison, dit-il, fait partie des maisons démolies par l’armée israélienne en guise de punition collective.
En décembre 1987, lorsque des protestations et des manifestations contre l’occupation israélienne ont éclaté en Cisjordanie et à Gaza, les résidents de Jénine ont également résisté.
Joma’a Abu Jabal, 54 ans, qui est né au camp de Jénine après que sa famille eut été chassée de Lid al-Awadeen, le village près de Haïfa où elle vivait en 1948, s’en souvient très bien.
« L’armée israélienne avec des jeeps blindées n’est pas parvenue à s’emparer du camp pendant 60 jours, en raison de la résistance acharnée »,
explique-t-il à MEE.
Le frère d’Abu Jabal, Isam, a été tué par un sniper israélien quand, finalement, l’armée a pu pénétrer dans le camp en février 1988.
Abu Jabal a été arrêté plus de dix fois par l’armée israélienne entre 1987 et 2020, et accusé d’être affilié au Hamas. En tout, il a passé plus de cinq ans en prison et, pour l’instant, il travaille dans la construction.
L’invasion de Jénine
Au cours de la Seconde Intifada, l’armée israélienne a attaqué le camp de Jénine dans le cadre d’une opération baptisée « Bouclier défensif ».
En avril 2002, l’armée israélienne a assiégé le camp, coupé l’eau, la nourriture et l’électricité et empêché les équipes médiales d’entrer dans le camp avant de bombarder ce dernier avec des avions F-16 et des obus d’artillerie.
L’opération allait se traduire par la mort de dizaines de Palestiniens, la destruction de dizaines de maisons et la déportation de milliers de résidents – et elle allait devenir un important symbole de l’oppression israélienne et de la résistance palestinienne.
Durant l’invasion, Joma’a Abu Jabal était occupé à stocker et à distribuer de la nourriture aux résidents du camp quand un soldat israélien lui avait tiré une balle explosive dans la jambe gauche, lui pulvérisant la rotule.
Quatre jours plus tard, ses blessures saignaient toujours alors qu’il se terrait dans une maison abandonnée afin d’échapper à une arrestation. Mais, quand l’armée avait envahi le camp, il avait été ramassé et emprisonné pour six mois.
« Ils m’ont emmené en prison, où ils m’ont laissé saigner jusqu’au moment où mon pied s’est infecté. J’ai été soumis à des interrogatoires et à la torture et ils me frappaient même sur mon pied blessé »,
dit-il.
« J’ai été admis à l’hôpital, où l’on m’a amputé la jambe sans mon consentement. »
Durant la même invasion, Jamal Zubaidi, 65 ans, a été piégé dans sa maison avec 14 membres de sa famille. Leur maison avait déjà été démolie au cours de la Première Intifada.
« Les avions israéliens ont bombardé notre maison à l’aide de trois missiles, transformant la maison en un amas de ruines pour la deuxième fois, mais nous avons miraculeusement survécu »,
dit-il.
Alors que la famille Zubaidi avait survécu au bombardement, l’opération s’était avérée dévastatrice à bien d’autres égards. Sa mère, Sameera, fut abattue et tuée par l’armée israélienne peu de temps avant l’invasion de mars. Et l’armée, dit-il, a également tué son frère, Taha, un mois plus tard.
« Durant l’invasion, les corps des martyrs remplissaient les rues, de sortez que nous nous sommes mis à rassembler les restes et les corps afin de les enterrer dans des tombes provisoires, jusqu’à la fin de la bataille, avant qu’on ne les enterre en masse pour de bon »,
dit-il.
Leur maison allait être en partie démolie une troisième fois en 2004, quand l’armée israélienne s’était livrée à une chasse à l’homme contre son frère, Zakariyya.
Figure bien connue de la résistance et ancien commandant des Brigades des Martyrs al-Aqsa, Zakariyya était l’un des six prisonniers évadés de la prison israélienne de Gilboa un peu plus tôt ce mois-ci, avant qu’il ne soit repris et ramené en prison.
Il était en prison depuis 2019, accusé de s’être engagé dans des activités armées contre Israël quelques années après s’être dit d’accord de déposer les armes, en 2007.
Trois des autres frères Zubaidi sont également en prison pour leur participation à des activités de résistance, surtout au sein d’organisations liées au Fatah : Yahya pour 17 ans, Jibreel pour 13 ans et Dawood pour 20 ans.
Aujourd’hui, le camp de Jénine est toujours l’un des quelques foyers de résistance à l’occupation israélienne – et l’un des rares endroits à pouvoir se targuer d’une unité entre toutes les factions palestiniennes, dont le Fatah et le Hamas.
« Nous sommes unis dans la lutte, et la division n’est pas aussi visible entre les factions de la résistance qu’elle ne l’est entre la résistance et les ennemis de la résistance »,
dit Abu-Jabal.
« Mais nous surmonterons tout cela. »
OOO
Fareed Taamallah est un journaliste palestinien qui vit à Ramallah. Il est également fermier et activiste politique et environnementaliste.
Publié le 26 septembre 2021 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine