Jérusalem : 70 Palestiniens risquent d’être déplacés à cause des démolitions
Les démolitions de maisons palestiniennes et l’expansion illégale des colonies font partie d’un plan visant une majorité juive à Jérusalem
Zena Al Tahhan, 9 novembre 2021
Al-Tur, Jérusalem-Est occupée – Quelque 70 Palestiniens, dont une moitié d’enfants, risquent d’être expulsés de force du quartier d’At-Tur, à Jérusalem, puisqu’ils attendent la décision d’un tribunal israélien concernant le sort de leur immeuble résidentiel de cinq étages.
Les autorités d’occupation israéliennes ont informé les résidents le 4 novembre qu’il leur restait une semaine pour quitter leur logement avant que l’immeuble ne soit démoli en raison d’une absence de permis de bâtir.
Les résidents ont dit à Al Jazeera qu’on leur avait proposé un autre ultimatum, dimanche : devoir payer 200 000 shekels (64 400 dollars) remboursables et avoir jusqu’à la fin du moins pour procéder eux-mêmes à la démolition, sinon l’État le fera pour eux – et il leur en coûtera deux millions de skekels (644 000 dollars).
Hussein Ghanayem, l’avocat des résidents, a déclaré qu’il avait introduit un appel lundi, et qu’une audience du tribunal était prévue pour jeudi afin que les autorités statuent sur les démarches qu’elles allaient entreprendre.
L’immeuble à appartements de cinq étages est situé dans un sous-quartier d’At-Tur, Khallet al-Ain, également connu sous le nom de Jabal al-Zaytun (Mont des Oliviers). Il héberge les 70 résidents de 10 familles depuis sa construction en 2012, sans permis de bâtir délivré par Israël, comme bien des logements de cette zone, déclare l’avocat des familles.
Les organisations de défense des droits et les Palestiniens font état depuis très longtemps du refus des autorités israéliennes de délivrer des permis de bâtir à Jérusalem-Est occupée, et les Nations unies disent que cela fait partie d’un
« régime restrictif de planification qui fait qu’il est pratiquement impossible pour les Palestiniens d’obtenir des permis de bâtir, ce qui empêche le développement de logements, infrastructures et gagne-pain adéquats ».
Les résidents ont choisi de rester dans l’immeuble jusqu’à l’arrivée des bulldozers. À de multiples reprises, ils ont demandé l’obtention d’un permis et ont passé près de neuf ans dans les tribunaux pour contester l’ordonnance de démolition mais, chaque fois, sous divers prétextes, affirment-ils, ils se sont vu opposer des refus de la part des autorités d’occupation.
« Nous resterons ici jusqu’au moment où ils viendront et nous forceront de nous en aller »,
a déclaré lundi matin Rania al-Ghouj, 47 ans, au moment où elle et les membres de sa famille s’étaient rassemblés pour prendre le petit déjeuner dans leur appartement du rez-de-chaussée.
Elle et d’autres résidents déclarent qu’ils n’ont ni les 200 000 shekels à verser à l’État, pas plus qu’ils n’ont l’intention de démolir l’immeuble eux-mêmes, en raison des risques sécuritaires que cela implique.
« C’est une expulsion collective forcée. Nous ne pouvons rien faire du tout, pour l’instant »,
a ajouté Iyad, 25 ans, fils de Rania.
« Ils pensent que s’ils démolissent nos maisons, ils vont se débarrasser de nous – ils ne savent pas que cela ne fera qu’accroitre notre résilience »,
a encore ajouté Iyad, en fourrant un falafel dans un morceau de ka’ak – un pain de sésame palestinien en provenance de Jérusalem.
Depuis qu’elles ont emménagé dans l’immeuble, les familles paient chaque mois à la municipalité de Jérusalem contrôlée par Israël des amendes s’élevant à 75 000 shekels (24 153 dollars) par famille et par an, parce qu’elles vivent dans un « immeuble bâti sans autorisation ». Elles paient également une taxe de propriété, appelée « arnona » en hébreu, ainsi que des honoraires d’avocats. De nombreuses familles déclarent qu’elles sont endettées, alors que d’autres disent qu’elles ne peuvent se permettre de louer une habitation dans un autre quartier.
Selon l’avocat, Ghanayem, le terrain est la propriété privée d’un membre de la famille Abu Sbeitan, qui possède également des appartements dans l’immeuble. Mais il dit que les autorités d’occupation ont refusé un permis, disant que le terrain a été déclaré « zone à usage public ». L’avocat a expliqué à Al Jazeera que les autorités avaient affirmé qu’elles avaient l’intention de bâtir une école au profit du quartier, en lieu et place.
Selon les Nations unies, 13 pour 100 seulement de Jérusalem-Est occupée, qu’Israël a annexée au lendemain de la guerre de 1967, est actuellement destinée au développement palestinien et à la construction de résidences, et une grande partie de ces 13 pour 100 a déjà été bâtie.
« Un planning inadéquat et inapproprié des quartiers palestiniens a débouché sur le phénomène très répandu des constructions ‘illégales’ et de la démolition de structures par les autorités israéliennes »,
a déclaré le Bureau de coordination des Nations unies pour les questions humanitaires (OCHA).
Environ 57 pour 100 de tous les terrains de Jérusalem-Est occupée ont été expropriés, y compris chez des propriétaires privés palestiniens, en vue de la construction de colonies illégales et d’un aménagement du territoire en « zones vertes et infrastructures publiques ». Les 30 pour 100 restants, fait remarquer l’OCHA, comprennent des « zones non planifiées » dans lesquelles il est interdit de bâtir.
« Ils mettent nos nerfs à bout »
Myassar Abu Halaweh, une jeune mère de trois fillettes, a emménagé dans l’immeuble avec son mari en 2013, après avoir vendu une partie de ses bijoux en or pour payer un acompte sur les 100 000 dollars que coûtait l’appartement à l’époque.
La femme, qui a 31 ans, a expliqué à Al Jazeera que la décision du 4 novembre avait provoqué un choc énorme chez les résidents, qui avaient espéré recevoir un permis, en fin de compte.
« Nous avons toujours connu la même chose depuis les neuf années écoulées – nous avons reçu plusieurs ordonnances de démolition, avant cela, mais nous n’avons jamais renoncé – et nous n’avons cessé d’aller en appel contre les décisions »,
a déclaré Myassar Abu Halaweh.
« L’an dernier, nous avons reçu des indications de ce que l’immeuble obtiendrait sa licence, de sorte que mon mari et moi-même, nous nous sommes mis à investir davantage dans notre habitation. »
« Ce devait être la maison dans laquelle nous avions choisi de nous installer. C’est comme si, au moment où vous commencez à voir que votre existence prend forme, l’on vous repoussait en dessous du niveau zéro. »
« J’ai obtenu mon diplôme à l’université alors que j’habitais cette maison, j’y ai donné naissance à mes filles et c’est ici aussi que je les ai élevées. Cette maison est témoin de l’amour que nous avons toujours privilégié, dans notre famille. Tout le temps que nous y avons passé, pendant le corona ! »,
poursuit-celle alors que des larmes inondent son visage, avant que la dernière de ses filles, Mariam, cinq ans, ne vienne l’embrasser et lui donner un baiser.
« Ils mettent nos nerfs à bout – et ils nous épuisent sur le plan financier et sur le plan émotionnel », dit-elle, ajoutant qu’elle et son mari sont toujours occupés à rembourser le prix de l’appartement.
« Nous allons rester ici, dans des tentes. Pourquoi devrions-nous nous en aller aussi facilement que cela ? Cela ne diffère en rien de Sheikh Jarrah. Soixante-dix personnes transformées en sans-logis, c’est une autre Nakba ! »
Pas de place pour prendre de l’expansion
At-Tur est l’un des quartiers palestiniens les plus surpeuplés de Jérusalem. Deux colonies israéliennes illégales ont été construites sur des terrains du quartier, alors que celui-ci voit son expansion bloquée par les villages palestiniens avoisinants, les routes réservées aux colons et le mur de séparation.
Selon Bimkom – une organisation israélienne de défense des droits composée de planificateurs et d’architectes – le « cœur historique » d’At-Tur est
« très densément bâti et n’a pratiquement pas de réserves de terrains en vue de la construction résidentielle ».
Le groupe de défense des droits de planification fait remarquer que
« le seul espoir d’expansion, c’est vers le nord-est où se trouve le sous-quartier non reconnu de Khallet al-Ain , mais qu’un plan de parc national a été proposé, en cet endroit, alors que des lotissements additionnels pour des logements sont considérés comme illégaux du fait qu’ils ont été bâtis dans des zones non prévues à cet effet.
« Les résidents d’At-Tur, et principalement ceux habitant dans des zones non reconnues et n’ayant pas fait l’objet de plans, vivent sous la menace constante des démolitions de maisons et des ordonnances d’évacuation »,
écrivait Binkom en 2014.
Ghanayem a expliqué à Al Jazeera qu’il défendait les résidents de 155 autres immeubles et habitations dans la zone de Khallet al-Ain qui manque de permis.
« De 1967 à aujourd’hui, ils n’ont pas créé un seul maître plan qui satisfasse les besoins des résidents d’At-Tur »,
a déclaré Ghanayem.
« La construction sans permis à At-Tur ne vient pas de ce que les gens ne veulent pas du permis, mais bien de la réalité dans laquelle les gens vivent »,
a-t-il ajouté, en faisant remarquer le considérable accroissement de la population dans le quartier face au manque de permis délivrés par la municipalité de Jérusalem.
Selon les médias israéliens, la municipalité a soumis dimanche un dossier structurel pour At-Tur et la ville toute proche d’al-Issawiya, lequel dossiers devra être discuté et approuvé par les autorités. On n’est toutefois pas certain du tout que le plan permettra aux résidents d’obtenir des permis, ce qui constitue un processus de longue haleine et coûteux, pour des bâtiments existants ou neufs.
Au moins un tiers de toutes les habitations palestiniennes de Jérusalem-Est occupée n’ont pas de permis de bâtir, ce qui expose potentiellement plus de 100 000 résidents au risque de se voir expulsés, selon l’OCHA.
Les ONG et organisations de défense des droits au niveau local pointent depuis longtemps du doigt toute une série de pratiques et mesures israéliennes à Jérusalem qui visent à modifier le ratio démographique en faveur des juifs, un objectif défini par le maître plan 2000 de la municipalité comme une « nécessité de disposer d’une solide majorité juive dans la ville ».
L’expansion illégale des colonies, les démolitions de maisons palestiniennes et les restrictions sur le développement urbain constituent certaines des principales manières utilisées pour atteindre cet objectif, estiment les organisations de défense des droits.
« Pas d’excuse »
Quand nous retournons à la maison familiale des al-Ghouj, Iyad, qui vit avec ses parents en même temps que ses deux fils, sa femme et d’autres proches, frères et sœurs, dans l’appartement de trois chambres à coucher, explique à Al Jazeera qu’il espère que ses enfants « connaîtront un meilleur avenir » que le sien.
« Il n’y a pas d’alternative pour nous – nous n’avons nulle part où aller. Il existe d’énormes espaces, ici, ils n’ont pas d’excuse pour nous interdire de disposer d’un permis »,
déclare Iyad, en montrant du doigt le vaste espace ouvert qui jouxte l’immeuble.
« Le monde devrait venir voir de plus près l’injustice et l’indignité dans laquelle le peuple palestinien est contraint de vivre. Nous ne sommes pas le premier peuple, ni non plus le dernier, à subir cela. »
« Nous voyons comment, dans des colonies comme Modi’in, les bâtiments jaillissent du sol, ou comment, en Cisjordanie, une poignée de colons installent des mobil-homes qui, au bout de quelques années à peine, deviennent une colonie bien implantée »,
dit Iyad.
Fayez Khalafawi, 60 ans, dont la famille possède deux appartements dans l’immeuble, se dit d’accord.
« Si nous amenons des colons pour qu’ils vivent ici, en 24 heures, ils auront un permis et l’État fera tout ce qu’il peut pour eux »,
déclare-t-il.
« La municipalité de Jérusalem ne veut pas qu’il y ait des Palestiniens à Jérusalem. »
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Publié le 9 novembre sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine