Flash-backs de fumée et de solidarité

17 mai 2021 : 6e jour de l’agression militaire israélienne contre Gaza. Les flash-backs d’une jeune femme médecin à Gaza.

 

Hanan Abukmail (Gaza), 22 novembre 2021

 

« Hanan, il est 13 h 15, là, et tu n’as plus dormi depuis hier », me dit ma sœur. Je me suis jetée dans mon lit et je m’y retourne en tous sens depuis deux heures. Au moins ai-je essayé de dormir. Je me rappelle toujours la façon dont la voix embarrassée de ma sœur tremblait, et je me rappelle la façon dont elle me regardait, avec une grande tristesse. Elle était secouée après m’avoir vue pleurer en réaction aux photos d’un petit Palestinien qui avait perdu son père. Je la fixe dans les yeux pour lui montrer que ça va, mais un bip soudain de mon téléphone me détourne d’elle.   

C’est un courriel de Diane Williamson, une administratrice du Durham Palestine Educational Trust, au Royaume-Uni. Une femme que je n’ai jamais rencontrée en personne, mais dont la solidarité et la force m’ont donné lieu d’espérer que nous n’avons pas été oubliés. Une fois de plus, je retombe tout doucement endormie et je m’éloigne de la réalité. Je me dis que je lui répondrai dès mon réveil…

 

Fumée

Trois heures plus tard. Réveille-toi ! Réveille-toi ! Réveille-toi ! L’effroyable boucan des drones, missiles et avions de combat de l’armée israélienne a envahi ma chambre. C’est un bruit horrible et indescriptible, impossible à imaginer sans y assister en personne. Aussitôt, j’ai couvert mes oreilles et je me suis recroquevillée comme une toute petite boule sur le sol, retournant ainsi à la position fœtale, en souhaitant pouvoir disparaître et renaître ailleurs, dans un lieu plus paisible, plus sûr, plus encourageant.

L’odeur de fumée toxique d’une explosion de roquette, dans le voisinage, s’est répandue toute brûlante dans mes narines. Je cours vers le living-room, où je tombe sur mon frère qui a son téléphone en main. Où sont les bombes ? Elles ont frappé quelle maison, cette fois ? Des blessés ? Des morts ?  Tu entends les cris et les pleurs ?!? Quel est le bruit le plus atroce ? Ceux des missiles et des avions de combat ou les hurlements des civils qui crient après une attaque d’une brutalité inouïe ?

« Pas de nouvelles encore, mais on dirait que c’est tout près », marmonne tranquillement mon frère tout en s’approchant lentement de la fenêtre pour voir la dévastation. Je n’ai pas son courage. Je suis trop effrayée pour regarder par la fenêtre et trop effrayée pour vérifier les nouvelles. Je ne puis supporter de voir ce que j’ai pu entendre et sentir. Mon esprit s’est emballé et j’imagine un immeuble complètement détruit, plein de familles entières enterrées vivantes, un cratère profond en feu, avec des voitures broyées et distordues qui fondent dans le feu des roquettes, une grande crevasse dans la terre incendiant des rues entières, des terrains de jeu, des centres commerciaux. Respire, Hanan, respire ! On ne dort plus ! Qui peut encore dormir ou rêver dans ces conditions ?

 

Solidarité

Je retourne vers mon lit, je m’assieds et je scrute mon téléphone quand il s’éclaire suite à une série de messages. Une ligne de dépannage me sort du piège suffocant qui se referme autour de moi. Chaque fois que le son d’un message résonne dans mon téléphone, je suis de plus en plus secouée et réveillée. Mon étonnante équipe de recherche sur le cancer en Palestine, à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem envoie sans interruption des messages de résilience, de soutien et de prières pour notre sécurité. Je lis soigneusement chaque message. Chaque mot séparément m’envahit comme par magie et me remplit de force.

Ensemble, nous partageons les expériences de violence horrible et de dépossession infligées par l’armée israélienne. Les check-points, les démolitions de maisons, les bombardements lourds nous unissent. Nous sommes un. Nous avons un État, nous sommes un peuple. Notre chagrin est réel. Notre solidarité est réelle.

 

Si je meurs

Le 17 avril 2021, voilà exactement un mois, je passais mes journées et mes nuits enterrée dans la recherche médicale, lisant et rédigeant pour le BMC Women’s Health Journal un article sur la conscientisation autour du cancer du cerveau. Je partageais des ébauches et des révisions avec notre groupe de recherche, nous étions tous optimistes et impressionnés par notre travail commun par-delà les frontières internationales. Par le biais de cet article, j’éduquais les femmes sur le screening précoce du cancer et la prévention dans le but de sauver des vies. Je suis médecin et mon but est de protéger et de sauver des vies. Et maintenant, me demandais-je, vivrai-je assez longtemps pour fêter la publication de cet article ?

Quelques semaines plus tôt à peine, j’étais sur la plage, les yeux fermés, j’entendais le bruit des vagues nettoyer mon âme. J’inhalais profondément l’air de la mer et je laissais toutes ces sonorités déferler sur les blessures restant d’avoir survécu à trois vagues précédentes de bombardements israéliens contre Gaza. Mes pieds étaient enterrés dans le sable et j’étais profondément enracinée à ma place. C’est ma maison, ici.

Maintenant, me demandais-je, vais-je pouvoir vivre un jour pour entendre et sentir à nouveau l’air de la mer ?   

Aujourd’hui, j’ai lu que les États-Unis avaient approuvé des ventes d’armes à Israël pour un montant de 735 millions de dollars. Pour quoi ? Pour tuer encore plus d’enfants et de femmes ? Je ne puis accepter cette réalité.  

Les scénarios « si je meurs » m’ont hantée si souvent au cours de la présente agression. Et pourtant, je regardais dans le miroir et je me répétais : Je suis vivante, je suis vivante et je veux vivre. J’étais effrayée et incertaine, mais je ne cessais de répéter : Hanan, tu vivras. Va de l’avant, Hanan.

 

Plus de solidarité encore

Bip. Un autre message. Le docteur allemand qui est le principal auteur de l’article destiné au BMC Women’s Journal, cette fois, avec un message de solidarité : « J’espère que nous êtes tous sains et saufs et qu’il en va de même pour vos familles. » Cette solidarité m’a aidée à dire : Je suis saine et sauve, je suis en vie. Je l’ai dit en élevant la voix, avec une voix claire et déterminée, cette fois.  

Oh ! Je n’ai pas encore répondu au courriel de Diane. J’ai continué de fixer les yeux sur les trois simples mots de la ligne « objet » de son courriel : « Solidarité depuis Durham. »  

« Ces quelques lignes, juste pour te faire savoir que nous pensons à toi. Je sais via nos nombreux amis à Gaza l’horreur de ce qui se passe là-bas et du cauchemar que vous tous devez subir.

« Sois au moins encouragée par le fait que bien des gens vous soutiennent au Royaume-Uni et, bien sûr, dans le monde entier. Nous avons organisé des protestations à Durham et trouvons que les gens sont impatients de comprendre ce qui se passe et sont horrifiés par la brutalité d’Israël. S’il te plaît, fais-moi savoir que toi, tes proches et vos familles êtes sains et sauf.

À toi, avec notre solidarité, 

Diane

Le message de Diane était une autre main dans ma main pour entremêler la Palestine, la cause de la justice, de la liberté et de l’humanité ainsi que la solidarité pour la Palestine dans le monde entier.   

J’ai répondu ceci à Diane : S’il te plaît, prie pour ceux qui sont vivants sous les décombres, prie pour ceux qui sont blessés dans les hôpitaux, prie pour les familles des martyrs et des blessés, prie pour Gaza. Prie, s’il te plaît, pour que la communauté internationale SE RÉVEILLE et qu’elle mette fin à ces crimes de guerre !

Mets tes mains dans les miennes.  

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Hanan AbukmailHanan Abukmail est docteure en médecine et chercheuse à Gaza et fait partie en même temps des créatrices de la Communauté des bâtisseurs de monde, pour le pôle de Gaza. Le fait d’avoir survécu à trois guerres en Palestine occupée et de s’occuper quotidiennement de ses patients lui a enseigné la signification réelle de l’empathie, autrement dit, l’idéal louable consistant à toujours traiter les gens avec une extrême gentillesse.  

« J’admets que la vie à Gaza ne m’a pas donné ce que j’en attendais », dit-elle. « Pourtant, elle m’a apporté les gens, les endroits et les situations qui me permettent de recevoir plus encore. J’espère que le fait que j’écris et que je suis une docteure en médecine doublée d’une chercheuse scientifique peut constituer une façon de rendre ce que nous devons à notre mère la Palestine. Ici, rendre est un devoir, et non un acte de charité. »

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Publié le 22 novembre 2021 sur We are not Numbers
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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