En quoi le rapport d’Amnesty sur l’apartheid diffère-t-il ?

En quoi le nouveau rapport d’Amnesty International déterminant qu’Israël pratique bel et bien le crime d’apartheid contre les Palestiniens diffère-t-il des rapports qui l’ont précédé ?

Février 2014. Un jeune Palestinien installe un drapeau en haut du mur d’Israël, lors d’une manifestation dans le village de Bilin, en Cisjordanie. (Photo : Oren Ziv / ActiveStills)

Février 2014. Un jeune Palestinien installe un drapeau en haut du mur d’Israël, lors d’une manifestation dans le village de Bilin, en Cisjordanie. (Photo : Oren Ziv / ActiveStills)

Maureen Clare Murphy, 3 février 2022

Une chose est sûre, c’est que la réaction « hystérique » d’Israël – pour reprendre le terme utilisé dans un titre de Haaretz – à l’étude d’Amnesty diffère remarquablement de sa réponse relativement discrète à des rapports similaires publiés récemment par B’Tselem, une organisation de défense des droits humains en Israël, et de l’organisation Human Rights Watch, installée à New York.

Des organisations palestiniennes des droits de l’homme, comme Al-Haq, Adalah et Al-Mezan, ont parlé d’un cadre d’apartheid depuis bien plus longtemps et les rapports émanant des organisations israéliennes et internationales susmentionnées s’appuient sur leur travail.

Amnesty, Human Rights Watch et B’Tselem ont examiné le système israélien de contrôle dans toute la Palestine historique, un système qui privilégie les Juifs israéliens et marginalise les Palestiniens tout en violant leurs droits à des degrés divers, surtout en fonction de l’endroit où ils vivent.

Et, au contraire des analyses publiées par les organisations palestiniennes, ces trois rapports, salués comme novateurs, voire révolutionnaires, omettent de situer le système israélien d’apartheid dans le contexte du colonialisme de peuplement. (Une recherche par mot clé dans le rapport d’Amnesty ne fait ressortir que trois résultats pour les termes « colonialisme » et « colonial » – découverts dans les titres d’ouvrages cités dans les notes.)

Amnesty insiste de façon répétitive sur « l’intention d’Israël de maintenir ce système d’oppression et de domination » sans toutefois faire remarquer explicitement que l’apartheid est un moyen d’en arriver à la colonisation par peuplement : chasser les Palestiniens de leurs terres de façon à pouvoir les remplacer par des colons étrangers.

L’organisation de défense des droits affirme que,

« depuis sa création en 1948, Israël a poursuivi une politique explicite d’établissement et de maintien d’une hégémonie démographique juive et de maximisation de son contrôle sur la terre au bénéfice des Israéliens juifs tout en minimisant le nombre de Palestiniens et en restreignant leurs droits et en entravant leur capacité de contester cette dépossession ».

Néanmoins, à chacun son dû : Amnesty fait éclater la mythologie fondatrice d’Israël en reconnaissant qu’elle était raciste dès le début – un abandon de l’attitude libérale typique disant qu’Israël s’est éloigné de ses idéaux quelque part en cours de route.

Amnesty fait même remarquer que

« de nombreux éléments du système militaire répressif d’Israël dans les TPO [la Cisjordanie et Gaza] tirent leur origine dans le pouvoir militaire exercé pendant 18 ans par Israël sur ses citoyens palestiniens »,

qui avait débuté en 1948, « et que la dépossession des Palestiniens en Israël se poursuit encore aujourd’hui ».

Amnesty reconnaît aussi qu’

« en 1948, des institutions et des particuliers juifs possédaient environ 6,5 pour 100 de la Palestine mandataire, alors que les Palestiniens possédaient environ 90 pour 100 des terres locales détenues en propriété privée »,

et cela fait référence à toute la Palestine historique avant la création de l’État d’Israël.

« En juste un peu plus de 70 ans, la situation a été inversée », ajoute l’organisation.

Et tel est bien l’objectif d’Israël – le « système d’oppression et de domination » mis en exergue par Amnesty est le moyen par lequel Israël a usurpé la terre palestinienne au bénéfice des colons étrangers.

Après tout, les colons sionistes ne sont pas venus d’Europe en Palestine dans le but de dominer et d’opprimer les Palestiniens : ils sont venus dans l’intention de coloniser leur terre.

Comme l’affirme le Legal Aid and Human Rights Center (Centre d’aide juridique et de défense des droits humains) de Jérusalem,

« toute reconnaissance d’Israël en tant qu’État d’apartheid devrait être située dans le contexte de son régime colonial de peuplement ».

Amnesty s’abstient également d’examiner et de remettre en question le sionisme, c’est-à-dire l’idéologie étatique raciste d’Israël autour de laquelle est organisé son projet de colonialisme de peuplement.

Comme Adalah Justice Project, un groupe de défense installé aux États-Unis, l’a demandé ce mercredi à Amnesty : « Est-il possible de mettre un terme à l’apartheid sans mettre un terme au projet colonial sioniste de peuplement ? »

https://twitter.com/AdvocacyJlac/status/1488598952605888514?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1488598954388434956%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es2_&ref_url=https%3A%2F%2Felectronicintifada.net%2Fcontent%2Fwhat-makes-amnestys-apartheid-report-different%2F34771

 

Le travail de base en vue de réclamer des comptes

Malgré ces lacunes importantes, l’étude d’Amnesty pose de solides jalons en vue de rendre Israël responsable dans le cadre défectueux des lois internationales et il avance de fortes recommandations en ce sens.

Amnesty rejoint les organisations palestiniennes qui insistent auprès de la Cour pénale internationale (CPI), pour qu’elle « enquête sur la perpétration du crime d’apartheid » et pour que son procureur « considère l’applicabilité du crime contre l’humanité qu’est l’apartheid dans le cadre de son actuelle enquête officielle » en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.

Du fait que la CPI ne dispose pas d’une juridiction territoriale en Israël, Amnesty demande au Conseil de sécurité de l’ONU, soit de « renvoyer toute la situation devant la CPI », soit d’établir « un tribunal international afin de juger les perpétrateur supposés » du crime contre l’humanité qu’est l’apartheid.

Amnesty ajoute que le Conseil de sécurité

« doit également imposer des sanctions ciblées, comme le gel des avoirs, aux responsables israéliens les plus impliqués (…) et, à Israël même, un embargo complet sur les armes ».

Réitérant son « appel de longue date » adressé aux États en vue de suspendre toutes formes d’assistance militaire et de ventes d’armes à Israël, Amnesty appelle également les autorités palestiniennes à

« faire en sorte qu’aucun type d’arrangement avec Israël, en premier lieu via la coordination sécuritaire, ne contribue à maintenir le système d’apartheid contre les Palestiniens »

en Cisjordanie et à Gaza.

Amnesty déclare également qu’Israël doit reconnaître le droit au retour des réfugiés palestiniens et fournir aux victimes palestiniennes « des réparations complètes », y compris « la restitution de toutes les propriétés acquises sur base raciale ».

Ces revendications exprimées par Amnesty, qui se veut la plus importante organisation des droits de l’homme au monde, vont bien plus loin que celles exprimées par Human Rights Watch et B’Tselem.

Ceci est en voie d’expliquer quelque peu pourquoi Israël et ses amis et apologistes ont tenté d’exercer des pressions sur Amnesty afin que l’organisation ne publie pas son rapport et pourquoi, après avoir échoué, ils recourent désormais aux habituelles accusations d’antisémitisme absolument dénuées de fondement.

Yair Lapid, le ministre israélien des Affaires étrangères, a tenté de discréditer le rapport d’Amnesty en disant qu’il « se fait l’écho de la propagande » et « des mêmes mensonges partagés par les organisations terroristes », faisant allusion aux éminentes organisations palestiniennes récemment déclarées illégales par Israël.

« Si Israël n’était pas un État juif, personne à Amnesty n’oserait avancer une telle allégation contre lui », a ajouté Lapid.

Dans son rapport, Amnesty fait remarquer que

« les organisations et défenseurs palestiniens des droits humains qui ont dirigé la lutte et les efforts de campagne contre l’apartheid sont confrontés depuis des années à la répression israélienne en guise de châtiment pour leur travail ».

Alors qu’Israël qualifie les organisations palestiniennes des droits humains d’« organisations terroristes », il soumet les « organisations israéliennes dénonçant l’apartheid à des calomnies et à des campagnes de délégitimation », ajoute Amnesty.

Israël pourrait estimer que, lorsqu’elles sont utilisées contre la plus grande organisation des droits de l’homme au monde, ces tactiques peuvent ne convaincre personne au-delà de sa claque.

Sa tentative de « prendre de l’avance sur l’histoire », prônée comme fer de lance, paraît-il, par Naftali Bennett, le Premier ministre israélien, ainsi que par Lapid, afin d’attaquer de façon préemptive le rapport d’Amnesty, n’a servi qu’à renforcer l’association d’Israël à l’apartheid.

Elle a également fait en sorte « que le rapport a eu beaucoup plus de publicité qu’il n’en aurait reçu autrement », comme l’a fait remarquer un éditorialiste de Haaretz.

Bien intégrer le cadre de l’apartheid

Il existe une autre différence clé entre le rapport d’Amnesty et ceux qui l’ont précédé.

Amnesty International est une organisation de campagne avec des millions de membres et de partisans qui, prétend-elle, « renforcent nos appels en faveur de la justice ».

Amnesty a complété son rapport d’un cours en ligne de 90 minutes, intitulé « Déconstruire l’apartheid d’Israël contre les Palestiniens ».

L’organisation a également produit un mini-documentaire de 15 minutes disponible sur YouTube et destiné à un public de masse, et qui fait un sort à la question de savoir si Israël pratique ou pas l’apartheid.

Jusqu’à présent, les éléments d’action d’Amnesty ne comprennent encore que l’envoi d’une lettre polie à Naftali Bennett, le Premier ministre d’Israël, pour s’opposer aux démolitions de maisons et aux expulsions – une matière qui n’inspire guère.

Pendant ce temps, la section américaine d’Amnesty a sorti des démentis bizarres, en prenant ses distances vis-à-vis du mouvement BDS dirigé depuis la Palestine et a même déclaré que l’organisation n’adoptait pas de position sur l’occupation même, au lieu de se concentrer sur les obligations d’Israël « en tant que puissance occupante soumise aux lois internationales ».

Dans le même temps, sa section allemande s’est distancié du rapport et a déclaré que

« la section allemande d’Amnesty ne prévoira ni ne mènera d’activités en relation avec ce rapport »,

en raison de l’héritage de l’Holocauste et de la vague d’antisémitisme en cours dans le pays.

Ce n’est pas la première fois qu’Amnesty limite sa solidarité d’une manière à tout le moins infâme.

Tant Amnesty International que Human Rights Watch sont cantonnés dans des pays impérialistes et ont été fondés dans le contexte de la guerre froide, en se concentrant surtout sur la défense des droits des individus dans l’Europe de l’Est communiste.

Leurs cadres étroits et leurs idéologies fondatrices les ont placées en opposition aux luttes anticoloniales de libération et à la violence que ces luttes nécessitent du fait, comme l’a dit Nelson Mandela,

« c’est l’oppresseur qui définit la nature de la lutte et, souvent, il ne reste d’autre recours à l’opprimé que d’utiliser les méthodes reflétant celles de l’oppresseur ».

Ces contradictions fondamentales signifient que les organisations occidentales des droits de l’homme adopteront toujours des positions de compromis, sinon des positions néfastes, à propos de la libération palestinienne. Récemment, d’ailleurs, Human Rights Watch suggérait une équivalence morale entre la violence utilisée par Israël contre les Palestiniens assiégés de Gaza et celle de la résistance palestinienne à Israël.

Mais le matériel éducatif d’Amnesty, dont un très long Questions & Réponses, aidera à préparer les activistes de la base à répondre aux apologistes d’Israël qui cherchent à détourner la critique des pratiques de l’État en attaquant le messager.

Après tout, comme le faisait remarquer sur Twitter un observateur perspicace, c’est la seule flèche dans le carquois de ceux qui se sont engagés à sauvegarder le pouvoir de l’apartheid et la situation d’impunité en Israël.

https://twitter.com/JoeJSaltarelli/status/1488895191515901956?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E1488895191515901956%7Ctwgr%5E%7Ctwcon%5Es1_&ref_url=https%3A%2F%2Felectronicintifada.net%2Fcontent%2Fwhat-makes-amnestys-apartheid-report-different%2F34771

Le rapport d’Amnesty est un indicateur puissant de ce que se généralise une analyse allant au-delà de l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967.

En attendant, Israël et ses amis et partisans au Congrès américain et au département d’État débitent des points de discussion éculés tout en ignorant la substance des conclusions d’Amnesty.

(Au contraire, quelques membres du Congrès appartenant au Parti démocrate soutiennent publiquement les conclusions d’Amnesty, avec Cory Bush qui demande que cesse « le soutien du contribuable américain à cette violence ».)

Mais, à l’instar de l’ONU et des hauts responsables de l’UE qui ne cessent d’ânonner leur engagement envers le processus de paix inexistant et prétendument censé mener à une solution à deux États, les gens qui répètent servilement ces éléments de discussion du lobby pro-israélien, si détachés de la réalité, semblent de plus en plus ridicules.

 

Israël craint le rapport de l’ONU

Tout en rejetant le terme « apartheid » et en attaquant Amnesty, Israël et ses amis et partisans ont les yeux fixés sur une menace pire encore contre l’impunité israélienne.

D’après un câble du ministre israélien des Affaires étrangères lu par la publication Axios, Israël a planifié une campagne qui va tenter de discréditer une commission d’enquête permanente de l’ONU sur les violations par Israël des droits palestiniens dans tous les territoires sous son contrôle.

Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a réussi de justesse à faire passer une résolution instaurant cette commission d’enquête en mai dernier, suite aux 11 jours d’agression israélienne contre Gaza au cours desquels les Palestiniens se sont insurgés partout dans leur patrie.

Depuis longtemps, les organisations palestiniennes invitent les États

« à aborder les causes profondes du colonialisme de peuplement et de l’apartheid d’Israël imposés au peuple palestinien dans son ensemble »,

a déclaré Al-Haq juste avant le vote.

On attend pour juin les conclusions de la commission d’enquête dirigée par trois experts indépendants des droits humains désignés par le Conseil des droits de l’homme.

« grandement inquiets que le rapport de la commission ne fasse allusion à Israël en tant qu’‘État d’apartheid’ ».

La publication ajoute que « l’administration Biden ne soutient pas l’enquête » et qu’elle

« a joué un rôle central dans la réduction de 25 pour 100 des fonds lors des négociations autour du budget de l’ONU ».

Pendant ce temps, un rassemblement bipartite de 42 membres du Congrès a invité le secrétaire d’État américain à

« concentrer ses efforts pour mettre un terme à cette commission d’enquête permanente scandaleuse et injuste ».

Mais, apparemment, Israël craint que cette intervention ne puisse suffire.

Haaretz a rapporté cette semaine que « des hauts responsables israéliens » restés anonymes étaient inquiets de ce que l’ONU

« pourrait bientôt accepter le discours prétendant qu’Israël est un ‘État d’apartheid’, ce qui constituerait une atteinte sérieuse contre le statut d’Israël sur la scène internationale ».

Un consensus de l’ONU autour de l’apartheid israélien

« pourrait aboutir à l’exclusion d’Israël de divers événements internationaux, parmi lesquels des compétitions sportives ou des événements culturels »,

ajoutait le journal.

En d’autres termes, les hauts responsables israéliens craignent d’être traités comme des parias mondiaux, au même titre que l’Afrique du Sud d’avant la chute de l’apartheid.

Le comité directeur du mouvement BDS dirigé depuis la Palestine – inspiré par la campagne mondiale qui a contribué à mettre un terme à l’apartheid en Afrique du Sud – prétend que

« l’enquête sur l’apartheid israélien par l’ONU et ses membres constitue une étape nécessaire vers la conquête de la liberté, la justice et l’égalité pour le peuple palestinien ».

Ce comité invite instamment les États anciennement colonisés à reprendre

« le rôle prépondérant qu’ils assumaient au sein de l’ONU en vue de l’éradication de l’apartheid en Afrique du Sud ».

Human Rights Watch a réclamé la désignation d’un envoyé mondial de l’ONU pour les crimes de persécution et d’apartheid.

Amnesty déclare que l’Assemblée générale des Nations unies

« devrait remettre en place la Commission spéciale contre l’apartheid, qui avait été initialement créée en novembre 1962 afin de se concentrer sur toutes les situations (…) dans lesquelles étaient commis les graves violations contre les droits humains et le crime contre l’humanité qu’est l’apartheid ».

Ces démarches devraient avoir des implications bien au-delà de la cause palestinienne, au sein du système de l’ONU, où

« les intimidations et les pressions politiques ont empêché l’étude et le débat, et plus encore le châtiment, de l’apartheid israélien »,

prétend le comité directeur du mouvement BDS.

Finalement, l’étude d’Amnesty pourrait n’être pas fondamentalement différente de celles qui l’ont précédée.

Mais le contexte dans lequel elle apparaît – au moment où un consensus international s’unit autour de la reconnaissance de l’apartheid israélien, où une une enquête de la Cour pénale internationale est en cours et où se produit une réaction musclée contre les logiciels espions israéliens – suggère qu’un nouveau chapitre dans la lutte mondiale pour la liberté de la Palestine pourrait avoir commencé.

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 Maureen Clare Murphy est l’une des rédactrices en chef de The Electronic Intifada. Elle vit à Chicago

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Publié le 3 février 2022 sur The Electronic Intifada
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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