Comment une universitaire palestinienne a vaincu une campagne visant à la réduire au silence

L’affaire de Shahd Abusalama a révélé la situation précaire des universitaires palestiniens au Royaume-Uni.

En janvier, l’universitaire palestinienne Shahd Abusalama avait été temporairement suspendue de ses fonctions d’enseignante à l’Université de Sheffield Hallam, au Royaume-Uni. (Photo : Facebook)

En janvier, l’universitaire palestinienne Shahd Abusalama avait été temporairement suspendue de ses fonctions d’enseignante à l’Université de Sheffield Hallam, au Royaume-Uni. (Photo : Facebook)


Catherine Chiniara Charrett
(Professeure de Politique mondiale à l’Université de Westminster à Londres, Royaume-Uni), 10 février 2022

Quand Shahd Abusalama m’a parlé de son nouvel emploi de professeure associée dans une université britannique, je me suis sentie exceptionnellement fière. Mais, à peine deux semaines plus tard, elle était suspendue, après que la direction de l’Université de Sheffield Hallam avait capitulé face à une campagne de diffamation à tendance raciale lancée contre la jeune enseignante par les médias sionistes. Au lieu de défendre Shahd contre ces attaques calomnieuses et diffamatoires, l’université avait jeté de l’huile sur le feu en abdiquant face à son devoir de diligence envers une jeune femme de couleur.

La révocation de Shahd avait provoqué une puissante campagne antiraciste internationale afin de la soutenir. Les attaques contre elle avaient été menées en raison de ses critiques ouvertes et entièrement justifiées envers l’État d’Israël, et l’université avait finalement laissé tomber son enquête autour des allégations infondées. Alors que Shahd a été réintégrée à son poste d’enseignante, elle continue à être confrontée à des messages racistes et haineux émanant des médias et trolls sionistes. Sa suspension est une preuve de la situation précaire dans laquelle se trouvent de nombreux Palestiniens dans l’enseignement supérieur du Royaume-Uni, vu l’environnement raciste auquel ils sont confrontés.

Il n’est pas facile d’entamer une carrière universitaire, au Royaume-Uni, et ce l’est encore moins pour une réfugiée palestinienne de Gaza. Les grands-parents de Shahd ont été expulsés de force de leur village d’origine de Beit Jerja en 1948 – l’un des centaines de villages et villes de Palestine dépeuplés et détruits par les forces sionistes dans les derniers jours de l’occupation britannique de la Palestine. Au cours d’une vaste action de nettoyage ethnique, l’État nouvellement fondé d’Israël a privé des centaines de milliers de Palestiniens, comme la famille Abusalama, de leurs terres et de leurs moyens de subsistance et en a fait des réfugiés. Les grands-parents de Shahd furent forcés de s’installer dans un camp de réfugiés à Gaza, où elle est née.

Shahd a été élevée dans une ville assiégée où les attaques de missiles sont la norme. On n’oublie jamais l’horreur des bombes explosant autour de soi, les bruits assourdissants, les destructions sans cœur. Je l’ai vécu en 2012 alors que je faisais des recherches à Gaza en tant que candidate à un doctorat à l’Université d’Aberystwyth, au pays de Galles.

La famille de Shahd m’avait gentiment accueillie pendant mon séjour de trois mois à Gaza. Un jour, un missile a frappé une voiture et a tué ses passagers, juste en dehors de leur maison. En effet, les frappes aériennes lancées par Israël avaient commencé bien des mois avant qu’il ne déclare la guerre, le 14 novembre. Plus de 100 résidents de Gaza avaient été tués au cours de ces bombardements israéliens dénués de la moindre discrimination. Des familles entières avaient tout simplement été oblitérées. À cette époque de raids aériens incessants, la famille Abusalama avait partagé son courage avec moi afin de s’en sortir.

Je rencontrai Shahd le soir du mariage de sa sœur aînée, Majd. Alors qu’il s’agissait d’un événement spectaculaire, les sentiments étaient mitigés, puisque Majd et son mari avaient l’intention de quitter Gaza quelques jours après leur mariage. Un an plus tard, tous les cinq enfants sauf un de la famille Abusalama étaient partis pour faire des études supérieures loin des conditions insupportables de la bande de Gaza en état de siège permanent.

Ceci laissa au plus jeune, Mohamed, le soin de s’occuper de ses parents dont le seul rêve était de voir leurs enfants vivre en sécurité, dans le bonheur et le succès. Pendant les bombardements de Gaza, je me souviens de la façon dont Mohamed s’occupa également de moi, en me conseillant de laisser mes fenêtres ouvertes malgré le froid hivernal, du fait que les déflagrations des explosions pouvaient éparpiller le verre partout si les fenêtres étaient fermées.

Au contraire des résidents palestiniens de Gaza, je pus échapper aux bombes israéliennes le sixième jour de la guerre « officielle » parce que j’avais un passeport britannique. En larmes, je fis mes baisers d’adieu à la famille Abusalama et je ralliai un convoi organisé par les Nations unies afin de faire sortir les non-Palestiniens de la bande de Gaza. Je pleurai tout le long de la route vers le passage de Rafah, succombant à la culpabilité d’avoir abandonné ceux qui ne bénéficiaient pas d’une telle protection internationale contre les bombardements par air, mer et terre d’Israël.

Malgré son passé traumatisant, Shahd fit son chemin comme jeune étudiante au Royaume-Uni. Elle termina avec distinction une maîtrise à l’École des Études orientales et africaines et reçut ensuite une bourse afin de terminer un doctorat à l’Université de Sheffield Hallam. En décembre dernier, précisément, elle soumit sa thèse de doctorat, qui enquête sur les représentations historiques des réfugiés palestiniens dans le cinéma documentaire.

Shahd accéda également à la renommée culturelle au Royaume-Uni, quand l’artiste britannique Marc Quinn l’immortalisa dans une sculpture et qu’elle partagea des plates-formes avec d’éminents universitaires juifs comme Andrew Feinstein, Paul Kelemen et Ilan Pappé. Elle contribua à faire connaître la musique et les danses folkloriques palestiniennes devant des publics divers du Royaume-Uni, en compagnie de la Hawiyya Dance Company, fondée en 2017 par elle-même et un groupe international de femmes antiracistes et de confessions diverses.

Quand Shahd m’entretint de son intention de poursuivre une carrière universitaire au Royaume-Uni, je fus aux anges, pensant qu’en raison de sa propre persévérance, elle allait exceller, dans ce domaine. J’étais inconsciente, en cette époque de climat inhospitalier qui allait englober le monde de l’enseignement supérieur au Royaume-Uni.

L’environnement universitaire du pays est actuellement empoisonné par les interférences nocives du gouvernement en place, qui continue à déployer et favoriser des sentiments islamophobes, racistes et hostiles à l’immigration. En octobre 2020, le secrétaire d’État à l’Éducation de l’époque, Gavin Williamson, avait demandé que les universités adoptent la définition de l’antisémitisme proposée par l’IHRA (AIMH – Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste), qui se sert de ce terme comme d’une arme contre tous ceux qui critiquent le projet colonial d’Israël.

Par la suite, une lettre émanant de 122 intellectuels palestiniens et arabes avait détaillé les manières selon lesquelles la définition de l’IHRA et les exemples qu’elle présentait avaient été instrumentalisés dans plusieurs contextes afin de réduire au silence les défenseurs des droits palestiniens. Un groupe de travail de l’University College de Londres avait lui aussi conclu que la définition n’était pas « adaptée à cet objectif » et même le professeur Kenneth Stern, le principal rédacteur de la définition, avait déclaré qu’elle ne devrait pas être utilisée dans un cadre universitaire.

Néanmoins, l’organe de presse Jewish News invoqua la définition pour taxer Shahd d’antisémitisme et, sans la moindre explication ni même un entretien avec Shahd, l’Université de Sheffield Hallam commença par annuler le cours qu’elle était censée présenter. L’attaque contre Shahd s’appuyait sur un fil de discussion de Twitter dans lequel elle défendait un étudiant universitaire de première année pour avoir exhibé un écriteau portant ces mots : « Non à l’Holocauste palestinien ».

La défense de Shahd en réponse à ce scandale avait été considérable. Elle comprenait des artistes installés au Royaume-Uni, comme Lowkey, l’érudit et activiste palestinien Rabab Ibrahim Abdulhadi, le correspondant d’Al Jazeera, Marc Lamont Hill, et les responsables de médias sociaux internationaux Abu Julia et Rubio.

Ces voix rallièrent le chœur du soutien communautaire que reçut Shahd de sa ville d’adoption, Sheffield, et de groupes d’étudiants de diverses universités du Royaume-Uni. Ce très large soutien n’est pas seulement un témoignage de la vaste communauté que Shahd a cultivée autour d’elle en tant qu’activiste, amie, enseignante et étudiante en Palestine et au Royaume-Uni, mais il révèle également la colère croissante contre le ciblage subi par les Palestiniens dans ce pays ainsi qu’au niveau mondial.

La campagne, assistée par l’European Legal Support Center (Centre européen de soutien juridique), l’université et les syndicats, est parvenue à faire lever la suspension de Shahd à l’Université de Sheffield Hallam et elle tente maintenant d’empêcher que de telles attaques puissent se reproduire à l’avenir. Cette tentative de destruction de réputation n’a rien d’un cas isolé mais fait partie d’une tendance systématique, à l’échelle du Royaume-Uni, d’utiliser la définition de l’IHRA pour réduire au silence les voix des universitaires palestiniens et des sympathisants de la cause palestinienne.

Toujours courageuse comme à son habitude, Shahd s’est mobilisée pour elle-même et pour son peuple en Palestine et, avec l’aide d’un mouvement transnational d’alliés et d’amis, elle est parvenue à vaincre ceux qui ont tenté de la réduire au silence.

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Publié le 10 février 2022 sur Al Jazeera
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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