Un linceul pour la mer Morte

Note de l’éditeur : Généralement, Orinoco Tribune a pour principe de ne pas republier des articles d’opinion plus de dix jours après leur publication originale mais, dans le cas présent, nous faisons une exception du fait qu’il s’agit d’un problème qui requiert une très grande attention. L’une des auteurs de cet article “Un linceul pour la mer Morte”, Somaya Falah, a été arrêtée le 11 janvier. Elle est poursuivie par trois agences de la sécurité israélienne et a été soumise à de longues et pénibles heures d’interrogatoire. Elle est actuellement en résidence surveillée (loin de Haïfa, où elle réside normalement avec sa famille) et il lui est totalement interdit de communiquer avec le monde extérieur. Dans une tentative en vue de la réduire au silence, elle et son travail de doctorante et de chercheuse, elle est accusée entre autres d’entretenir des contacts avec la diaspora palestinienne.

Le projet du « canal de la Paix » a été rejeté, dit-on, par la Jordanie en juin dernier. Il envisage désormais de construire un site de désalinisation sur la mer Rouge, dans le but de pallier la pénurie en eau potable. Par ailleurs, Israël compte bien aggraver encore les dégâts via la mise en place du canal Ben-Gourion. Le projet proposé devrait connecter la Méditerranée et la mer Rouge en effectuant un creusement dans le désert du Néguev, ce qui aurait des effets dévastateurs pour le territoire et les 300 000 Bédouins palestiniens qui y vivent.

(4 février 2022)

La Palestine, Muhammad Nasrallah

La Palestine, Muhammad Nasrallah (via Assafir Arabi)

Majd Kayyal (écrivain palestinien originaire de Haïfa) et Somaya Falah (chercheuse environnementale originaire de Haïfa) (article datant du 24 février 2017)

Le colonialisme absorbe la vie humaine ainsi que la nature ; et la relation de l’État d’apartheid israélien avec la mer Morte en est un parfait exemple. Après avoir provoqué une baisse dangereuse du niveau de ses eaux, Israël prétend avoir un plan en vue de la faire « revivre » par le biais du fameux « canal de la Paix ». En réalité, toutefois, le but n’est autre que de continuer à épuiser ses ressources.

L’usure est une tactique essentielle utilisée dans la propagation du colonialisme : elle aspire la vie de toutes choses. Elle les exploite et les use jusqu’à les épuiser, les assécher et les réduire. La nature s’en trouve affaiblie, en même temps que le corps et l’âme de l’humanité, et la société en général. Dans le contexte de ce processus global, la relation entre les habitants locaux et la nature est détruite. Cette nature est vitale pour la formation et la distinction de toute communauté indigène et elle est l’hôte des éléments essentiels de l’identité de cette communauté ; elle reste enracinée dans les fondements de sa composition humaine, mais n’est plus capable de s’adapter au changement ou d’évoluer avec le temps.

En termes de caractéristiques environnementales, esthétiques et archéologiques, il n’y a rien dans toute la Palestine qui soit comparable à la mer Morte. Il n’y a pas non plus d’exemple plus probant des effets de la violence coloniale sur la nature et l’environnement. C’est une forme flagrante de violence qui tire son origine dans l’obsession idéologique sioniste du contrôle capitaliste sur l’homme et sur la nature ainsi que sur la relation entre les deux. Elle épuise, viole et tue la nature, puis prétend la « ressusciter » artificiellement, après quoi elle est laissée déformée, dégradée, essentiellement déficiente et complètement coupée de la continuité climatique, géologique et géographique de la nature. Tout cela, bien sûr, est inséparable de la disposition destructrice du capitalisme à l’égard de tous les trésors naturels du monde, et pas uniquement en Palestine.

Les circonstances du crime

Voici ce que nous savons du volume d’eau situé le plus bas sur la surface de la terre. Pendant 4.000 ans, le niveau en surface de la mer Morte est resté relativement stable, ne descendant pas de plus de 41 mètres. De l’âge du bronze à l’âge du fer, le niveau du lac a baissé, passant de 370 mètres à 411 mètres en dessous du niveau de la mer. Les changements climatiques et géologiques ont altéré la mer et ses caractéristiques et, au fil du temps, c’est devenu le phénomène naturel que nous connaissons aujourd’hui.

Ensuite est venu l’État d’apartheid. Le niveau de la mer Morte est passé de 397 mètres en dessous du niveau de la mer en 1968 (c’est-à-dire quelques mois après la défaite et l’occupation de la Cisjordanie, des hauteurs du Golan et des terres jordaniennes) à 430 mètres en dessous du niveau de la mer en moins de 50 ans, surpassant ainsi son niveau bas record de l’âge du fer. Sa superficie a également diminué : de 960 kilomètres carrés à 620 à peine. En 1979, la mer, qui est constituée de deux sections continue, le nord et le sud, est passée sous la hauteur de la partie de terre séparant les sections, jusqu’à former deux bassins complètement séparés.

Dix années de destruction par l’apartheid équivalent à un millier d’années de transformations naturelles. Les usines qui volent les richesses de la mer, ses minéraux et son sel, ont eu un effet catastrophique, même si ce n’est que la deuxième raison du déclin du niveau de la mer. La première est attribuée à l’affaiblissement considérable du courant du Jourdain, une résultante des barrages construits par les sionistes au sud de Tibériade afin d’alimenter leurs colonies. La chose remonte aux années 1930, c’est-à-dire avant la Nakba. Quelque vingt ans plus tard, l’État d’apartheid a entamé un nouveau projet de détournement des eaux du Jourdain vers ce qu’on appelle l’« Aqueduc national d’Israël », réduisant ainsi le flux du fleuve dans la mer Morte de 1 250 millions de mètres cubes en 1950 à 260 millions en 2010. Le projet a été décidé par l’État d’apartheid afin de pomper de l’eau du lac de Tibériade vers les profondeurs des territoires occupés en 1948, et des centaines d’hectares de terres palestiniennes ont été confisqués dans la région de Galilée en particulier, au service du rêve de Ben-Gourion de judaïser le Néguev. Afin de mitiger les impacts négatifs sur la mer Morte, les États arabes voisins ont décidé de réduire ces effets catastrophiques, comme avec le creusement du canal du Ghor oriental en 1963 [le plus large système de canal d’irrigation du Jourdain, s’étendant à 110 kilomètres environ à l’est du fleuve, dont la principale source d’eau est le fleuve Yarmouk], entre autres projets. Enfin, le courant du Jourdain a baissé de plus de 80 %, suite à l’exploitation du fleuve par l’État d’apartheid. Tout ce qui est mentionné ci-dessus représente les causes de la destruction environnementale catastrophique à laquelle on assiste aujourd’hui en Palestine, en Jordanie et dans la mer Morte en particulier. C’est ce qui a provoqué la diminution de la superficie des eaux de la mer, de même que la poursuite de la baisse du niveau de la mer qui a amené la prolifération massive de gouffres et l’effondrement et la destruction de l’infrastructure de la région, plus particulièrement du côté de la Jordanie. Cette destruction inclut également l’assèchement progressif du bassin sud qui, à ce jour, a presque littéralement disparu.

Pourquoi la mer Morte ?

L’eau de la mer Morte contient 343 grammes de sel par litre, dix fois plus que l’eau de la Méditerranée, ce qui fait de la mer Morte un réservoir d’une grande utilité industrielle. Son eau est riche en substances chimiques comme le brome, le magnésium, le sodium et le potassium. Le brome est essentiel dans diverses industries technologiques ; le magnésium est utilisé dans la fabrication des automobiles et des avions (la société allemande Volkswagen est une partenaire de l’une des usines spécialisées dans la production de magnésium) ; le sodium est utilisé pour le sel de cuisine et le potassium pour la production de fertilisants chimiques. L’État d’apartheid fournit 9 % du potassium mondial, ce qui le place au sixième rang des exportateurs mondiaux.

Après l’assèchement du bassin sud de la mer Morte, les usines de l’État d’apartheid ont profité de l’occasion pour accroître le rythme de leur production. Sous le prétexte de « sauver le bassin sud », l’État d’apartheid a accéléré l’aménagement d’étangs artificiels afin d’extraire environ 600 millions de mètres cubes d’eau du bassin nord en vue d’achever le processus d’évaporation de l’eau, précipitant ainsi les sels qui sont dès lors prêts à être dragués. Dans le matériel dragué se trouve une solution concentrée que l’on extrait et trie selon son type chimique, après quoi elle est répartie entre les usines pour y être manufacturée et, enfin, exportée.

Ce processus, qui « fait revivre » le bassin sud, mène essentiellement à une baisse plus rapide du niveau de la mer dans le bassin nord. Selon nos données, la quantité d’eau extraite de la mer Morte (flux total sortant) suite à l’évaporation et à la consommation industrielle est de 1 404 millions de mètres cubes annuellement, alors que la quantité d’eau qui coule dans la mer Morte (flux total entrant) n’est que de 696 millions de mètres cubes, en provenance des vallées et du Jourdain, qui s’écoule naturellement dans la mer, de même que l’eau qui est renvoyée par les usines après avoir été utilisée. La différence entre le flux sortant et le flux entrant est ce que la mer perd annuellement et qu’on estime donc à 708 millions de mètres cubes. Selon nos attentes, le maintien de cette situation aboutirait à ce que la mer se réduise rapidement à la taille d’un petit lac et que le niveau de l’eau plonge désormais à quelque 543 mètres en dessous du niveau de la mer.

Sauver la mer : une recette au désastre

Aujourd’hui, il est temps de se souvenir de « préserver la nature ». Avec la convergence des intérêts de la Jordanie et de l’État d’apartheid, le projet du canal de Bahreïn (ou canal de la Paix, comme l’appelle l’État d’apartheid) a commencé à se concrétiser sur le terrain ; un canal reliant la mer Rouge au sud de la mer Morte, tirant parti de la différence d’élévation entre les deux mers (environ 400 mètres), qui serait utilisée afin de générer de l’énergie. L’eau qui serait utilisée pour faire fonctionner les installations – annuellement, environ 850 millions de mètres cubes d’eau en provenance de la mer Rouge –, serait désalinisée et transformée en eau potable, alors que l’eau extrêmement saline laissée par le processus de désalinisation, serait pompée vers la mer Morte (environ 1 200 millions de mètres cubes par an) afin d’en stabiliser le niveau. Tel est le plan brillant qui absoudrait l’État d’apartheid de ses crimes.

Une photo aérienne de la mer Morte dans les années 1972, 1989 et 2011 montre la diminution de l’eau entre les bassins nord et sud. (Source : NASA).

L’État d’apartheid, le gouvernement jordanien et l’Autorité palestinienne participent au projet du canal de la Paix, à l’aide d’un financement provenant de la Banque mondiale. Selon des allégations jordaniennes, la motivation la plus importante derrière le projet (dont les racines historiques et coloniales remontent au moins jusqu’au 19e siècle) réside dans l’aggravation de la crise de l’eau en Jordanie. La consommation moyenne d’eau en Jordanie (selon les meilleures estimations) est de 200 mètres cubes par habitant et par an, alors que le seuil de pauvreté équivaut à 1 000 mètres cubes par habitant et par an, estime l’Organisation mondiale de la santé. Selon cet accord, le projet dans sa totalité serait réalisé sur le territoire jordanien et les Jordaniens supporteraient la majorité des coûts de la production d’eau et d’énergie. Il est apparu clairement aussi que les entreprises de l’État d’apartheid opérant dans le domaine travaillant de l’hydro-technologie (elles sont plus de 300) contrôleraient la plupart des soumissions au projet, qui est censé symboliser « la coopération et la paix au Moyen-Orient ».

Le projet sur lequel s’appuie l’État d’apartheid pour « sauver la mer Morte » peut relever le niveau de la mer (bien que la chose puisse se discuter), mais il ne sauvera décidément pas la mer Morte en tant que phénomène naturel rare. Le flux d’eau saline venant de la mer Rouge modifierait complètement la qualité de l’eau de la mer Morte. Le flux naturel serait remplacé par un influx d’eau extrêmement saline provenant du processus de désalinisation, ce qui signifie que l’eau de la mer Morte perdrait ses constituants chimiques particuliers, et cela provoquerait une destruction environnementale massive et un changement sans précédent du paysage environnemental. Des études qui ont tenté d’anticiper la destruction environnementale qui résulterait du projet – parmi bien d’autres calamités encore – ont insisté sur un changement de couleur de la mer suite au mélange avec l’eau de la mer Rouge. C’est dû à l’accumulation de cristaux de gypse (provoqué par le mélange du sulfate de la mer Rouge et du calcium de la mer Morte) qui se transformerait en une poudre blanche qui se trouve à la surface de l’eau, altérant son apparence et sa composition.

Qu’y a-t-il là-dedans pour l’État d’apartheid ?

Nous ne savons pas exactement où se situent les intérêts de l’État d’apartheid en acceptant le lancement du projet du canal, alors qu’il profitera considérablement de l’eau cisjordanienne. Naturellement, il n’est pas dans une position où il a tout à perdre, puisque la terre est jordanienne et que l’argent est à la fois international et jordanien. Le bénéfice pour les entreprises de l’État d’apartheid serait important, mais la quantité additionnelle d’eau qui leur serait accordée ne suffira pas à garantir leur coopération ; leurs intérêts résident probablement dans des accords secrets ou dans des plans géopolitiques stratégiques plus vastes. Les analyses arabes des risques du projet ne répondent pas encore aux besoins actuels, puisqu’elles s’appuient souvent sur l’imagination plutôt que sur les connaissances scientifiques. C’est un sujet qui nécessite une étude sérieuse et en profondeur ainsi qu’une enquête très invasive. Ce qui est certain dans tout ceci, c’est que l’État d’apartheid et l’attention de la Banque mondiale pour la crise de l’eau en Jordanie refusent d’aborder l’injustice historique majeure qui a laissé en tout premier lieu la Jordanie dans une crise de la soif. Ils cherchent surtout à détourner l’attention de la cause sous-jacente.

L’État d’apartheid a tué la mer Morte, grâce à sa rapacité terrifiante et au nettoyage ethnique qui n’a pas cessé depuis le début du projet sioniste. Il n’y a rien dans ce projet de « paix » si ce n’est conserver le cadavre de la mer après sa mort, après la destruction de sa grandeur esthétique, écologique et historique. Par conséquent, puisque de l’eau de la mer Rouge y est injectée, du plâtre blanc flottera à sa surface et constituera une preuve du crime. La seule solution réelle à ce désastre en cours et de plus en plus grave est de remettre l’eau en route : littéralement, du Jourdain à la mer Morte. Telle est la seule solution appropriée à toute question concernant le colonialisme : cela commence toujours par le mot « retour ».

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Somaya Falah est une doctorante, chercheuse et militante palestinienne. Elle est actuellement assignée à résidence, interdite d’accès à l’électronique ou à Internet, et soumise à des interrogatoires répétés – tout cela parce qu’elle est accusée par les forces d’occupation israéliennes de communiquer avec les Palestiniens de la diaspora au sujet du mouvement étudiant. Citoyenne palestinienne d’Israël, Somaya est confrontée à une forme de persécution bien trop courante à l’encontre des Palestiniens de Palestine occupée.
Lisez plus ici : #WeSupportSomaya : Agissons pour que justice soit rendue à l’étudiante et chercheuse palestinienne Somaya Falah

 

Majd Kayyal, jeune journaliste et écrivain, vit à Haïfa, sa famille est réfugiée du village de Barwa. Militant, il a coorganisé plusieurs campagnes et projets politiques. Son premier roman, « The tragedy of Sayyed Matar » (2016)  a reçu le prix du jeune écrivain de la Fondation Qattan . En 2017 il a publié une étude politique: « How does the Zionist regim transform itself? The case of Netanyahu and the Israëli Media ». Il écrit pour le journal libanais Assafir Al Arabi, et d’autres organes de presse, ainsi que pour le blog  qu’il a ouvert en 2010. 

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Publié au départ le 24 février 2017 et republié le 4 février 2022 sur Orinoco Tribune
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

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