Kanafani, le sionisme et la race : Qu’est-ce qui détermine la destinée d’un peuple ?

Cinquante ans après son assassinat par les Israéliens, l’héritage intellectuel, littéraire et politique de Ghassan Kanafani est toujours présent.

Ghassan Kanafani insiste en disant que c’est une question d’idéologie et de pouvoir, et non d’identité biologique ou raciale, qui détermine la destinée d’un peuple. (Illustration par Haroon James)

Ghassan Kanafani insiste en disant que c’est une question d’idéologie et de pouvoir, et non d’identité biologique ou raciale, qui détermine la destinée d’un peuple. (Illustration par Haroon James)

Joseph Massad, 29 juillet 2022

L’une des ironies les plus étranges de l’idéologie sioniste, c’est qu’elle s’appuie sur le concept de la biologie et de la race pour définir qui est un juif. Il s’agit des mêmes concepts, exactement, que ceux inventés par l’Europe du 19e pour s’en servir en tant qu’armes contre les Juifs européens.

Le fait que les antisémites et les juifs s’appuient sur la spécificité des juifs en tant que « race » s’est avéré catastrophique pour les existences des Juifs européens qui ont péri dans les camps génocidaires d’Hitler, et triomphal (encore que catastrophique pour le peuple palestinien) pour ces juifs devenus des colons armés en Palestine.

Les sionistes ont continué d’insister sur le racialisme juif. En effet, ces quelques dernières décennies, ils se sont révélés des enthousiastes fanatiques en accueillant favorablement les conclusions douteuses de certains généticiens à propos du prétendu « gène juif ».

Depuis le codage du génome, la nouvelle découverte a débouché sur toutes sortes d’aventures commerciales qui prétendent dire aux gens, en fonction de leurs « gènes », à quelle « race » ils sont supposés appartenir, et ce, même alors que de nombreux hommes de science croient que la notion même de « race » n’existe même pas en tant que catégorie biologique scientifique.

Des érudits, et plus particulièrement des historiens de la science, ont étudié méticuleusement les méthodologies suspectes utilisées par les généticiens pour interpréter des données génétiques. Le très éminent généticien Richard Lewontin, entre autres, a infatigablement dénoncé ces méthodes douteuses, de la même manière que bien d’autres l’étaient aussi, surtout quand il s’est agi de la recherche « scientifique » du « gène juif ».

Néanmoins, le sionisme insiste, comme il le fait depuis le début du 20e siècle, en disant que les juifs de toutes les parties du monde appartiennent à une seule race et constituent un seul peuple. Les sionistes ont avancé cette allégation à l’origine antisémite pour prétendre que les Juifs européens modernes ont quoi qu’il en soit des racines en Palestine afin d’en faire – fantastiquement, pourrait-on dire – les descendants des anciens Hébreux palestiniens.

Pourtant, dans un rare exemple, deux dirigeants sionistes majeurs, David Ben-Gourion et Yitzhak Ben Zvi, ont prétendu dans un livre de 1918 que c’étaient les paysans palestiniens – à l’époque la majorité de la population – qui étaient en fait les descendants des anciens Hébreux, une allégation qui a été enterrée depuis.

Retour à Haïfa

Toutefois, les intellectuels palestiniens n’ont jamais été convaincus par les arguments racialistes du sionisme. Ghassan Kanafani releva le défi dans son roman de 1969, Retour à Haïfa et publia une riposte dévastatrice à l’adresse des sionistes.

L’héritage intellectuel, littéraire et politique de Kanafani est toujours là 50 ans après son assassinat à Beyrouth, le 8 juillet 1972, dans une voiture où les Israéliens avaient déposé une bombe. Il avait 36 ans et était accompagné de sa nièce de 18 ans, tuée elle aussi.

Retour à Haïfa est une réfutation brillante et bouleversante du biologisme sioniste, dans laquelle Kanafani insiste sur le fait que les principes et un engagement envers la justice sont ce qui définit un être humain, et non pas la biologie et le sang, ni non plus les origines géographiques ou l’ascendance paternelle ou maternelle.

Pour Kanafani, les Palestiniens doivent être définis par leurs principes, au contraire du racialisme à l’aide duquel le sionisme définit les juifs. C’est une équation que Kanafani fait apparaître et qui rejette la géographie et la biologie, à savoir : « al-insan qadiyyaah », ou un être humain est une cause et un ensemble de principes, et les humains doivent être jugés en accord avec ces principes qui font d’eux ce qu’ils sont.

Quand Sa’ïd et sa femme Safiyya, des réfugiés de 1948 vivant en Cisjordanie, retournent à Haïfa après l’occupation de 1967 afin de reprendre leur enfant perdu qui était resté dans leur maison au moment de la panique et de l’indescriptible chaos de l’expulsion lors de la Nakba de 1948, ce qu’ils découvrent sur place les transforme au plus profond d’eux-mêmes.

Leur maison et tout ce qu’elle contient ont été volés par des colons juifs et donnés à des colons juifs polonais, Ephrat et Miriam Kochen, qui ont été amenés par l’Agence juive afin de coloniser la Palestine.

Les sionistes découvrent le nourrisson palestinien laissé seul dans la maison et le confient aux Kochen, qui s’en emparent et l’adoptent. Le père de Miriam, révèle le roman, a été tué à Auschwitz, alors que son frère a été abattu par les nazis. Son mari Ephrat, comme bien des survivants de l’Holocauste, a rallié l’armée israélienne et a été tué lors de l’invasion de l’Égypte par Israël en 1956.

En présentant le contexte historique tragique des colons juifs, Kanafani humanise les conquérants de la Palestine.

Par exemple, quand Miriam a vu un enfant palestinien mort et ensanglanté jeté à l’arrière d’un camion par deux soldats sionistes, elle savait qu’il n’était pas juif à la façon dont il avait été mis au rebut et elle s’était souvenue du sort de son frère et d’autres enfants juifs tués au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi donc, les juifs qui n’avaient aucune idéologie politique, raciale ou militaire de conquête en Europe étaient les victimes de ces chrétiens européens qui, eux, en avaient une, alors que les juifs qui avaient une idéologie coloniale et un pouvoir colonial racialisé en Palestine victimisaient les Palestiniens.

Ici, Kanafani met le doigt sur la question de l’idéologie et du pouvoir, et non sur l’identité biologique ou raciale, comme étant celle qui détermine le sort d’une personne.

L’idéologie en tant qu’identité

Une fois que Sa’ïd et Safiyyah se rendent compte que leur premier-né Khaldun (« l’immortel ») a été enlevé par un couple juif qui a en sus volé leur maison et qui a transformé Khaldun en un enfant juif en le rebaptisant Dov (« ours »), ils commencent à comprendre doucement mais à coup sûr que Khaldun/Dov n’est plus leur fils et qu’il leur est perdu à jamais.

Miriam nous dit que Dov ressemble parfaitement à Sa’ïd, mais que ses habitudes sont celles de celui qui l’a enlevé, c’est-à-dire son père adoptif Ephrat. Dov a reçu un nom non pas en conformité avec la tradition juive européenne, mais en fonction de l’idéologie sioniste, d’après un animal prédateur.

Il sert désormais dans l’armée israélienne et fait allusion aux Palestiniens comme étant « ceux de l’autre camp ». Quand il rencontre ses parents palestiniens, Dov les rejette directement, avec beaucoup de mépris.

Sa’ïd et Safiyya comprennent rapidement que Khaldun, l’immortel, s’est après tout mué en mortel et qu’il est mort en effet en 1948, quand la Palestine est tombée, et qu’il s’est par conséquent réincarné en un juif colonisateur et prédateur.

C’est à ce moment que Sa’ïd s’interroge à haute voix :

« Qu’est-ce qu’une patrie ? Est-ce ces deux chaises qui sont restées dans cette pièce depuis vingt ans ? La table ? Les plumes du paon ? La photo de Jérusalem accrochée au mur ?… Khaldun ? Nos illusions à son sujet ? La paternité ? La filialité ? Qu’est-ce qu’une patrie ?… Je me le demande tout simplement. »

La question centrale que pose le roman de Kanafani, c’est celle des origines. Les êtres humains sont-ils définis en fonction de qui sont leurs parents, de leur race et de leur sang, de leurs origines géographiques, ou par d’autres critères ? Le questionnement de Kanafani à propos de l’ascendance qui déterminerait l’identité d’une personne, c’est le questionnement de ce que les théoriciens universitaires appellent l’« essentialisme ».

Du fait que certains Palestiniens autochtones, dans le contexte de ce court roman, peuvent se muer en juifs colonisateurs et tuer d’autres Palestiniens, et que des Juifs européens opprimés peuvent devenir des oppresseurs et des conquérants de la Palestine, les origines biologiques, les gènes et la géographie sont-ils ce qu’il y a de relevant dans la définition de l’identité, ou est-ce l’idéologie et le pouvoir ?

La conclusion de Kanafani va loin dans cette direction. Il fait dire à Sa’ïd : « Qu’est-ce qu’une patrie ? », ensuite, conclut que « un être humain est une cause et non de la chair et du sang qu’il hérite au travers des générations ».

Pour Kanafani, c’est ici que le Palestinien est transformé de quelqu’un qui est un autochtone original de la Palestine ou quelqu’un qui est biologiquement déterminé par le biais de la naissance à partir de parents palestiniens, en quelqu’un qui est le détenteur de principes libérateurs et justes qui sont contenus dans et constituent le mot « cause » ou « qadiyyah ».

Un message optimiste

La lutte entre les Palestiniens et les usurpateurs juifs européens de leur terre, s’avère-t-il, ne concernait pas, en dépit de l’insistance des sionistes, les origines, biologiques ou géographiques, après tout – puisque la Palestine pouvait devenir Israël d’un seul trait de plume et qu’un fils palestinien pouvait devenir un Juif européen – mais plutôt les principes éthiques et la justice.

Le roman de Kanafani rejette la nostalgie palestinienne envers un passé mort et irrécupérable et il insiste sur un futur vivant et réalisable. Ayant écrit ce roman après la victoire en 1968 de la résistance contre l’armée israélienne lors de la bataille de Karameh, il pousse Sa’ïd à regretter son opposition préalable à ce que son second fils Khalid – né après la Nakba et dont le nom, une variation de Khaldun, signifie également « l’immortel » – rallie les guérillas palestiniennes.

Sa’ïd déclare à Safiyya :

« Nous avons fait une erreur quand nous avons cru que la patrie n’était que le passé ; pour Khalid, la patrie est le futur… C’est pour cette raison que Khalid veut porter des armes. Ils sont des dizaines de milliers comme Khalid à n’être pas arrêtés par les larmes que versent les hommes tout en cherchant dans la profondeur de leur défaite des débris de leurs boucliers et de leurs fleurs brisées, mais à regarder vers l’avant en direction du futur et, en agissant de la sorte, ils corrigent nos erreurs, qui sont en effet les erreurs du monde entier… Dov est notre honte, mais Khalid est notre honneur durable. »

Dans ce bref roman plein d’espoir, Kanafani comprend que la nature fasciste du racialisme sioniste ne devrait jamais être imitée par les Palestiniens quand ils revendiquent leur droit légitime à la Palestine.

C’est la raison pour laquelle il est impératif pour Kanafani que Khaldun, qui représente ce qui a été imaginé comme un passé immortel, meure une fois pour toutes avec ce passé, alors que Khalid, qui représente un futur immortel, continue de vivre en tant qu’agent de la résistance au colonialisme sioniste.

Le message optimiste de Kanafani continue d’inspirer le peuple palestinien de nos jours encore et il se reflète encore à l’intérieur de la résistance palestinienne toujours bien vivante.

L’auteur palestinien Ghassan Kanafani (2e à partir de la droite) assis avec d’autres écrivains et romanciers arabes à la galerie Dar al-Fan de Beyrouth, en 1971, un an avant son assassinat et celui de sa nièce. (Photo : AFP)

°°°°°

Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

°°°°°

Publié le 29 juillet 2022 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Vous aimerez aussi...