Basil Al Araj : “Pourquoi partons-nous en guerre ?”

En avril 2016, Basil al-Araj a été arrêté et emprisonné par l’Autorité palestinienne avec quatre autres de ses camarades. Détenu et torturé pendant plusieurs mois, ils avaient été accusé de préparer des opérations armées contre l’occupation. Libéré après une grève de la faim, il est poursuivi et recherché par les services sionistes. Ainsi, il entrera dans la clandestinité pendant près d’un an.

Il a été assassiné le 6 mars 2017 lors d’un affrontement armé avec les unités spéciales sionistes à l’intérieur d’une maison qu’il barricadait à Ramallah, après près d’un an dans la clandestinité.

Trouvez ici l’article publié par JISR Collective, le 29 janvier 2023

 

« Je vais bien. Je me sens un peu seul et à l’écart, comme d’habitude. La solitude me semble devenue si familière qu’elle ne m’est plus étrangère. Les décisions difficiles requièrent fermeté et confiance en soi, mais je puis vous dire quelque chose qui vous soulagera d’une partie de votre douleur, et le problème est à coup sûr la douleur. Essayez de vous rappeler que votre crise existentielle a réellement trait à une cause sublime, plus grande que tout autre conflit, et laissez ce problème en votre esprit vous aider à la surmonter. Que la Palestine soit devant vos yeux. »

Le martyr Basil Al-Araj

Basil Al Araj

 

Le texte qui suit est un essai rédigé par « l’intellectuel révolutionnaire » et martyr Basil Al-Araj

Nous nous souvenons de Basil. Basil faisait le tour de l’assistance et d’un humble signe de tête saluait les personnes présentes mais, quand il prenait la parole, l’incontestable vérité de ses propos résonnait fortement et captait tous les regards. Il insufflait du courage à nos cœurs brisés quand nous voyions la catastrophe de l’USAID et de l’enclave de la normalisation à Ramallah qui consumait et manipulait notre peuple. La très lâche Autorité palestinienne ne pouvait pas débattre avec Basil. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était tenter de le réduire au silence. Et même là, elle a échoué.

Basil maintient la Palestine devant nos yeux et continue d’anéantir les ennemis perfides. Ce n’était pas un réactionnaire, mais un bon enseignant qui nous montrait le contexte nous permettant d’en arriver à la seule conclusion que devrait atteindre un peuple sous occupation : La libération se trouve sur le chemin de la vérité. Il n’y a pas de place pour le mensonge quand les murailles et les check-points nous étouffent.

Ses mots vivent ici et partout et, pour nous qui avons partagé le thé avec lui et poussé de profonds soupirs sous les nuages de l’occupation, ses mots vivent dans les traces solitaires de notre exil comme une leçon et une pratique de défense. Aussi gênants pour les institutions du pouvoir que nous soyons tout en nous y opposant, nous devons prendre la parole. Basil a voulu mourir pour libérer la terre et les esprits.

L’Autorité palestinienne de la normalisation a traqué Basil et a joué un rôle significatif dans sa coordination avec l’ennemi en vue de réduire Basil au silence. Ils haïssaient la façon dont Basil enseignait la résistance.

Basil a accédé au martyre au cours d’une fusillade de plusieurs heures déclenchée par les sionistes au camp de réfugiés de Qaddoura, non loin du centre de la ville de Ramallah où, dans un passé révolu, c’étaient les traîtres que l’on pendait. Aujourd’hui, ce sont les traîtres qui dirigent les exécutions de révolutionnaires et, en retour, ils se voient accorder des paquets d’aide du Congrès en guise de primes.

À côté de Basil, il y a ses fameuses lunettes, son keffieh et ses écrits, dont son testament. Ses écrits ont été rassemblées en un livre, « J’ai trouvé mes réponses » (une phrase tirée de son testament), publié à titre posthume.

Dans le présent essai, Basil demande à son cher ami, resté non identifié, « Pourquoi partons-nous en guerre ? ». En entremêlant l’histoire, la physique, la philosophie, le cinéma et la mythologie, il arrive à une réponse : le romantisme.

*****

Pourquoi partons-nous en guerre ?

Mon cher ami,

À partir de ce jour, je vais écrire pour toi. J’écrirai avec l’émerveillement des enfants et avec la foi des prophètes, et jamais je ne serai embarrassé à propos de ce que j’aurai écrit. Si je vis, je découvrirai soit les rêves des enfants et leurs fantaisies, soit les visions des prophètes et ce que j’aurai écrit ici ne me nuira jamais si je viens à mourir.

Toi, mon ami, tu es quelqu’un de très diversifié. Parfois, je te perçois comme quelqu’un de masculin et, en d’autres temps, de féminin. Parfois je te perçois comme un frère d’armes et de lutte ; en d’autres temps, je te vois plutôt comme un opposant politique. Parfois, je te vois comme l’un de mes grands professeurs ; en d’autres temps, tu es l’un de mes amis. Car toi, mon ami, n’es rien de moins que tous ceux que j’ai connus. Quoi qu’il en soit, chaque lettre représentera un dialogue entre moi et l’un ou l’autre ami, un camarade, ou un professeur et, parfois, peut-être, le dialogue se fera avec plus d’une personne.

Sais-tu quand je crée le plus intense de mes monologues, dans cette solitude qui est la mienne ? C’est quand je commence à tomber à court de cigarettes et, ce soir, mon ami, il ne m’en reste qu’une demi-douzaine et, ainsi donc, laisse-moi te raconter ce qui m’occupe l’esprit.

***

Mon cher ami,

Je ne sais pas vraiment pourquoi je me mets à réfléchir chaque fois que je tombe à court de cigarettes, mais je me rappelle comment l’un de mes autres amis me décrivait comme un « primitif ».

Te souviens-tu, mon cher, de ce que je t’ai dit un jour ?

« La ville nous tuera tous deux. Ma haine pour elle et mon désir d’échapper à son urbanisation me tueront, et tu seras tué par ta convoitise sans fin de la ville et de son urbanisation. »

Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé un certain humour dans l’explication concernant mon primitivisme et mes cigarettes. Un explorateur demandait un jour à un Inuit : « Qu’est-ce qui vous occupe l’esprit ? » et l’Inuit lui répondit : « Je n’ai pas besoin de penser. J’ai assez de nourriture pour l’instant. » L’Inuit se met à faire fonctionner son esprit quand il tombe à court de nourriture, et c’est également le cas pour moi quand je commence à tomber à court de cigarettes.

Il est regrettable que bien des choses que j’ai dites aient été prises au sérieux, et même mes absurdités et les plaisanteries sur le féminisme, par exemple. Tu trouveras toujours quelqu’un qui les prendrait au sérieux et se mettrait à en discuter, de sorte que j’estime qu’il est de mon devoir ici de dire que, malheureusement, je n’ai pas de prétention à la vérité et ne la cherchez donc pas ici et remettez en question tout ce que je dis, même si je le dis avec un cœur débordant de la foi des prophètes. Faites plutôt de la place pour la réflexion, même si je formule mes pensées en termes et en vocables enfantins. Comme le disait Ali Al-Wardi :

« Rien de ce qu’a inventé l’esprit humain n’est plus horrible que l’intrigue de la vérité et de la réalité. »

Par conséquent, ici, je ne revendiquerai ni la vérité ni la réalité, car je suis la doctrine de notre professeur, qui disait :

« La vérité n’est rien d’autre que le chemin que vous empruntez dans votre voyage en quête de la vérité. »

***

Mon cher ami,

Pourquoi partons-nous en guerre ? Bien sûr, c’est une question qui me hante quand je suis seul et je crois que cette question est la même pour toute l’humanité. Cette question, dans le monde adulte, équivaut à demander aux enfants comment ils sont venus en ce monde. Permets-moi de me libérer de la quête d’élégance dans les mots ou dans le flux des idées, et laisse-moi me libérer aussi des généralisations ou des particularités. Cette question m’accompagne depuis plus de vingt ans. J’ai cherché sa réponse dans les profondeurs de certains livres et dans les cœurs et esprits de certains professeurs. J’ai cherché sa réponse dans les biographies des héros et des martyrs car toi, mon cher ami, tu sais que sa réponse est directement liée à la question de l’héroïsme et du martyre. Finalement, j’ai découvert que je ne suis pas le seul à être déconcerté par cette question, mais que presque tous ceux que je connais, amis ou ennemis, le sont. Comme tu le sais, la littérature de « contre-insurrection » bourdonne littéralement de cette question.

Cela fait peut-être huit mois que ma vie a entamé son propre cours, depuis ma première disparition, ensuite mon emprisonnement, et ici nous sommes au milieu de ma seconde disparition. Depuis ces jours-là, certaines choses ont commencé à se révéler à moi-même et je n’en connais pas la raison. Est-ce de l’expérience et/ou de la crainte, de l’anxiété et/ou une clarté d’esprit et la dévotion – je n’en connais pas la raison exacte, ni même si c’est une hallucination, des hallucinations venant de la solitude ? Est- ce une rupture avec la réalité ou un choc abstrait avec la réalité ?

As-tu lu le poème d’Omar Al-Farra, « Les hommes de Dieu le jour de la conquête du Liban » ? Il suit les traces de ces hommes et ainsi donc, à l’instar d’Omar Al-Farra, j’ai cherché et suivi la voie de ces mêmes hommes, la géographie de l’héroïsme, du martyre, et l’histoire du sacrifice personnel. Oh Dieu, comme je suis humble quand je marche à travers ces montagnes et que je descends dans ces vallées ! Il n’y a pas de comparaison avec mon humilité quand je suis ici, même en prière. J’ai cherché une réponse à cette question au cours d’un voyage qui m’a pris vingt ans. Je cherche « la vérité et les visages manquants », dirait de moi mon professeur.

Maintenant, revenons-en à la question.

***

Mon cher ami,

Pourquoi partons-nous en guerre ?

Un jour, tu m’as posé la question :

« Qu’y a-t-il d’incorrect lorsque la motivation pour la lutte est une motivation individualiste, personnelle ? »,

alors que tu exprimais une objection à un certain article de journal. Ce n’est pas important. Ce qui était important, ce jour-là, c’est que tu m’as parlé de l’histoire de la cellule de Jasser Al-Barghouthi, ce jeune homme qui commandait l’une des cellules les plus importantes de Cisjordanie au cours de la Seconde Intifada. Tu m’as dit qu’il avait décidé d’effectuer sa première opération parce qu’il avait été giflé au visage par un soldat à un check-point. Bien que j’aie gardé des traces de tout ce qui a été publié sur cela depuis lors, et bien que je sache que la création de la cellule n’avait pas été motivée par cette gifle, je n’ai jamais cessé d’y repenser et je t’ai toujours redemandé de me raconter l’histoire de cette cellule, même si j’en savais plus que toi à ce propos. Le pourquoi de la chose, c’est que j’aimais ton récit bien davantage que la version officielle à propos de Jasser Al-Barghouthi et, ainsi donc, ce n’est pas la gifle qui a déterminé les choix de l’homme. Ton récit a allumé mon imagination, pour le dire avec les mots de notre ami poète.

Arrêtons-nous ici et jetons un coup d’œil sur tous les récits connus dans l’histoire et qui ont impliqué l’héroïsme, le martyre et le sacrifice personnel. Les récits du monde entier, y compris ceux de nos ennemis, ont un dénominateur commun. La question qui surnage est celle-ci : pourquoi partons-nous en guerre ? Les motivations, le devoir, le patriotisme, la volonté d’échapper aux ennuis, les croyances religieuses ou de classe, la dualité du bien et du mal, du droit et du vice, de la vengeance et de l’avidité ? Il est possible que toutes ces motivations existent. Mais elles ne sont pas ce qui rend toute l’histoire de l’humanité si semblable, car chaque dogme de foi a en face de lui un autre dogme qui le contre, car chaque ligne de patriotisme a en face d’elle une ligne qui l’annule, etc. Ainsi donc, pour chacune de ces motivations, il en existe une qui la contre ou l’annule de l’autre côté de la bataille.

Et tu comprends, mon ami, qu’en pratique, il n’y a pas d’idéologie révolutionnaire, ni d’idéologie conservatrice réactionnaire. Pas plus qu’il n’y a de religions, de lignes ou de courants qui suivent la même dichotomie, ni même de nationalités ou d’identités ou de structures populaires. Toutes ces choses portent en elles une opposition intrinsèque. Et ce n’est rien de plus qu’une interprétation. Je te conseille de lire ce qu’on a écrit sur les batailles des Castillans contre les musulmans andalous. Tu verras que tu auras l’impression de lire un récit qui t’est familier et qui provient des Conquêtes islamiques : une histoire de cette faible minorité effrayée et à peine armée qui s’est tournée vers Dieu dans les profondeurs des nuits, en pleurant et en implorant pour avoir la victoire et, une fois le soleil levé, ces mêmes hommes étaient devenus des chevaliers et ils se retournèrent sur leurs nombreux et puissants opposants dans une violente attaque qui se termina par la défaite de ces mêmes opposants ; toutes les histoires impliquant un héroïsme patriotique, nationaliste, de classe ou religieux suivent la même ligne.

***

Mon cher ami,

Mon grand-père me parlait souvent de l’histoire de la révolution druze contre les Turcs. L’élément déclencheur de la révolution fut un verset d’Ataaba (1)et, bien que j’aie été au courant des « faits » historiques concernant cette révolution, j’ai toujours été étonné par le récit de mon grand-père.

Prenons, par exemple, les récits de l’ennemi concernant leurs propres héros. Fais abstraction des noms et des parties combattantes et écoute le récit. Tu vas t’y retrouver engagé. Mon ami, puisque tu t’intéresses au cinéma, prends, par exemple, le film « Nous étions soldats », avec Mel Gibson. En dépit de notre sympathie entière et inconditionnelle pour les Vietnamiens, nous sommes définitivement tombés amoureux du personnage de Mel Gibson et de son héroïsme. Quoi qu’il en soit, compare cela aux films « The Patriote : le chemin de la liberté » et « Braveheart », avec le même acteur.

***

Mon cher ami,

Mes excuses si j’allonge ainsi la question. Pourquoi partons-nous en guerre ? Nous y allons à la recherche de romantisme. Le romantisme de la guerre, qui crée un nouveau type d’humain, car personne ne reste le même après avoir vécu une guerre. Nous pourchassons ce romantisme et rien n’attise plus le romantisme que la guerre.

Je te recommande de lire un livre intitulé « Mémoires de soldats ». Ce livre m’a étonné et m’a informé sur des choses que je ne pouvais exprimer précédemment en langage humain. Peut-être la langue ne t’a-t-elle jamais manqué, à toi ou à notre ami poète et, de ce fait, tu ne sauras jamais ce que c’est que d’être incapable d’exprimer ses pensées.

Il est vrai que nous allons à la guerre pour y chercher du romantisme et peut-être étais-je honteux d’admettre cela en moi-même. Tu sais à quel point ce terme a pu se muer en cliché. Je m’enfuyais de ce romantisme chaque fois qu’il essayait de m’emporter et j’essayais de bien comprendre toutes ces motivations. Nous sommes trop arrogants pour admettre cette raison, mais nous savons tous que ce qui nous pousse vers l’héroïsme et le martyre est la même chose que nous sommes si honteux d’admettre : le romantisme.

Rétroactivement, je suis retourné à ce que j’écrivais à propos des biographies de ces héros et, avec le recul, je n’ai pu que constater que je l’avais admis tout le temps sans le savoir – c’est-à-dire que nous étions en quête de romantisme – par le biais du langage que j’utilisais pour écrire. Laisse-moi te dire aussi, même si aujourd’hui je crois plus que jamais en l’absurdité de vouloir coucher des mots sur papier, je le fais toujours en cet instant en me servant du romantisme comme motivation : la pensée de voir ton sourire ou tes larmes (et je sais que tu ne verses plus de larmes), la pensée d’une larme ou d’une émotion exprimée par quelqu’un qui lit cela, la pensée d’entendre un mot de louange, etc. C’est ce qui me motive à écrire. Et, ainsi, toutes les autres tentatives en vue d’expliquer ou de trouver une réponse à la question ne sont en elles-mêmes pas des réponses, mais des échappatoires à la réponse ; elles constituent une tentative de rationalisation du romantisme.

Nous découvrons et expliquons le moment précis où interviennent ces motivations. On ne peut répondre à la question « pourquoi suis-je ici ? » excepté via des motivations patriotiques, religieuses, nationalistes et personnelles, etc., mais je puis visionner le passé à travers la lentille du romantisme et je puis voir le futur de cette façon aussi. Peut-être cela s’explique-t-il du fait que le romantisme n’existe pas en premier lieu ; peut-être n’est-ce qu’un mirage que nous sommes condamnés à pourchasser à jamais. Nous le voyons lorsque nous regardons vers l’avant, de sorte que nous le pourchassons de nouveau, uniquement pour découvrir qu’il nous échappe. Et, au moment où, finalement, nous mettons la main sur le romantisme, il s’avère qu’il n’est rien de plus que quelques traces, ou quelques éphémères instants de contemplation qui se terminent rapidement avant que le monde matériel ne nous soumette à nouveau à notre propre réalité.

Le romantisme s’écroulera devant nos yeux dès l’instant précis où nous nous mettrons à marcher sur la voie censée nous mener à lui ; il s’évaporera entre nos doigts comme fumée à l’instant même de notre première collision véritable avec la réalité.

Et laisse-moi te dire que mon romantisme pour la guerre s’est évanoui dès mon premier pas dans les montagnes et, pourtant, je continuais à le voir en face de moi. J’aurais couru après lui, je l’aurais pris au piège et j’aurais tenté de l’attraper alors qu’il m’attirait toujours vers le bas et, malgré tout cela, ces quelques jours furent les plus beaux moments de mon existence. Comme nous le disons dans notre dialecte : « On ne peut trouver la gloire qu’au sommet des montagnes » et, alors que nous étions en prison, nous y avons ajouté ceci : « On ne peut trouver la gloire qu’au sommet des montagnes et on ne peut trouver les montagnes que dans la poitrine des hommes. » Et, une fois encore, nous avons découvert qu’en prison nous suivions le même modèle de poursuite du romantisme. Et, ainsi donc, savez-vous ce qu’est l’espoir ? C’est la poursuite rapide de ce romantisme et la croyance que vous allez mettre la main dessus. J’atteins mon moment quand j’attrape le besoin de tousser et que la fumée de cigarette m’aveugle les yeux. Et c’est là que mon romantisme s’échappe une fois de plus, mais seulement pendant le temps qui m’est nécessaire pour le retrouver plus tard. Le fait de donner des cours en prison sur l’« histoire moderne de la Palestine », et le désir d’expliquer cette histoire afin de trouver une réponse logique rationnelle, m’ont aidé, et d’autres aussi, à supporter la douleur de la prison. Toutes ces tentatives en vue d’expliquer la chose n’ont rien fait sauf me conférer une vision claire du chemin qui mène à une oasis de romantisme.

Maintenant, passons à l’histoire de notre amie gazaouie qui était en randonnée dans les vallées d’Al-Rad et de Naplouse, lors de sa première expérience dans les montagnes. C’était la première fois qu’elle se rendait dans des zones rocheuses. Quelques jours avant la randonnée, je lui avais demandé ses impressions à propos des montagnes. Ses impressions étaient purement romantiques. Le jour de la randonnée, tous ses os s’étaient presque disloqués. Elle s’était totalement éloignée du romantisme qu’elle avait recherché. Le lendemain, après avoir confirmé qu’elle se repentait d’avoir grimpé, elle avait écrit le plus beau texte qui soit sur l’expérience de la randonnée et elle avait rappelé l’histoire de l’héroïsme et du martyre dont elle savait qu’elle était liée à la montagne. Quand elle avait transposé son expérience en utilisant un temps passé, elle avait été en mesure de voir le romantisme qui l’imprégnait.

Il me vient à l’esprit de demander : « Qu’est-ce que le romantisme, avant toute chose ? »

Et je me retrouve comme tu m’as un jour décrit : « Un homme de foi, sans aucun doute. » Je suis absolument certain que je n’ai nul besoin de définir cela, aussi certain que Nazik Al-Malaika, la poétesse nationaliste arabe, quand elle a dit que certaines choses que l’on ressent et vit ne nécessitent pas de définition. Ainsi donc, je ne te demanderai pas son sens ou ses racines linguistiques.

Et vous, les universitaires, vous vous efforcez toujours à éloigner la magie des choses en les interprétant, en pensant que vous atteindrez la vérité.

En ces jours de pluie, je te dirai que je n’ai nul besoin d’un cadre explicatif pour expliquer la cause de la pluie, qu’il s’agisse du marteau de Thor ou de la miséricorde d’Allah envers ses serviteurs, ou encore de l’interprétation par la science du phénomène. Je n’en veux aucune ; je ne veux que mon émerveillement constant et mon sourire stupide chaque fois qu’il pleut, comme si c’était la première fois, l’expérience de l’émerveillement des enfants et la magie du monde.

Pourquoi dis-je cela à propos des universitaires ? Je me suis souvenu de la façon dont ils écrivaient l’histoire. Ils écartent tout romantisme de l’histoire, si bien que la plupart des gens n’aiment pas lire de l’histoire, même s’il est possible d’écrire l’histoire selon une méthodologie qui préserve son caractère romanesque. Ce sont des outils d’analyse simples et appropriés et une méthodologie historique sérieuse, mais ils ne peuvent être pris au sérieux par tout autre universitaire s’ils n’éloignent pas la magie des choses, la magie du romantisme.

Et, honnêtement, je ne sais pas pourquoi il y a cette hostilité de la modernité à l’égard du romantisme. Sais-tu, par exemple, que les premières applications pratiques de la chimie et de la physique modernes consistaient à l’origine à ajouter de la magie aux choses ? Mais la modernité est semblable à du poison dans du miel. Elle te donne l’illusion qu’elle veut la magie, l’attrait et le caractère romanesque des choses, et une fois qu’elle s’assure un contrôle ferme sur toi-même, elle te reprend tout cela. Remarque, par exemple, les façons de s’y prendre de l’homme « primitif » avec la technologie et le début de son savoir à ce propos. Remarque, par exemple, à quel point les communications sans fil ont ravi nos esprits à leurs débuts (je t’ai parlé de notre histoire avec le premier téléphone à être entré dans notre quartier).

Pour commencer, tu vois la magie des choses. Puis, nous y voici, nous avons emporté cette magie de toutes les choses et elle ne nous surprend plus.

Pourquoi avons-nous besoin du romantisme ?

Je dirais que, sinon pour l’un ou l’autre homme doté d’un tempérament romanesque débridé qui n’est éloigné que d’un cheveu de la banalité, l’histoire de l’humanité n’aurait été d’aucune importance méritant d’être citée. Mon ami, imagine notre Prophète Mahomet (La paix soit sur lui !) quand il était en fuite, pourchassé, effrayé et mourant de faim et, pourtant, lorsqu’il fut rattrapé par Suraqa ibn Malik, il ne put rien faire d’autre que de lui promettre toute la cavalerie de Khosrow II (le roi des rois sassanide d’Iran). Si Suraqa avait été une personne moderniste, rationnelle et réaliste, il aurait fermement entravé le Prophète, l’aurait livré à la tribu de Quraych (la tribu au sein de laquelle est né Mahomet – NdT) et obtenu sa récompense de cent chameaux. « L’homme, tu es un fugitif et Quraych, avec tous ses fous et ses maîtres, te pourchasse et toi, tu me promets la cavalerie de Khosrow ? » Mais, par bonheur, le sort avait mis en présence de notre Prophète Mahomet quelqu’un comme Suraqa, doté d’une vaste imagination, de rêves sauvages et d’un caractère romanesque assez excessif pour prendre le Prophète au mot et le laisser aller. Je suis certain que Suraka s’est fait traiter de « fou naïf » au moins une fois, après cela.

Nous avons besoin de romantisme pour poursuivre notre existence. Je ne vois pas comment, sans romantisme, nous pourrions survivre en tant qu’espèce.

Je vais te raconter quelque chose sur la guerre et le romantisme. Quand Napoléon se rendit en Égypte, il fut surpris par les Mamelouks avec leurs longues moustaches, leurs cimeterres, leurs vaisselles de verre et leurs boucliers sur leurs chevaux. Ce n’est qu’un instant plus tard que les balles et les canons de Napoléon jonchèrent le sol de cadavres de Mamelouks.

À l’époque, et jusqu’à tout récemment, la plupart des historiens, des intellectuels et des auteurs décrivaient la mentalité des Mamelouks comme « primitive » en comparaison avec celle du moderne Napoléon et ils attribuaient aux Mamelouks une stupidité et une naïveté exagérées.

Mais je vois les choses selon une perspective différente. Je peux voir que les Mamelouks étaient bien conscients de ne se trouver qu’à quelques instants de leur anéantissement inéluctable et, pourtant, ils refusèrent d’accueillir cet anéantissement les bras ouverts. Sais-tu ce que cela représente, pour quelqu’un, d’être élevé durant toute sa vie selon les valeurs de la chevalerie et de la bravoure ? Et, alors, quelqu’un s’amène et essaie de leur dérober tout cela. Les chevaliers mamelouks le savaient et ils refusèrent d’abandonner le romantisme des confrontations, de la chevalerie, de la bravoure et de la mort.

En un autre lieu et des dizaines d’années après cet événement, un événement similaire à celui des Mamelouks eut lieu. Il a été décrit dans le film « Le dernier samouraï » et, quoi qu’il en soit, le soldat qui combattit aux côtés du samouraï était un Français, et non pas un Américain. Le film dépeint l’épopée de la dernière bataille et, de la même façon que dans la bataille entre les Mamelouks et Napoléon, on peut remarquer le romantisme qui émane de la scène décrivant la mort de Katsumoto.

Plusieurs décennies plus tard, lors de la Première Guerre mondiale, les deux tiers de l’armée britannique furent anéantis au cours des deux premiers mois de la guerre. Tu sais pourquoi ? Les mémoires des officiers anglais de l’aristocratie militaire britannique nous donnent la réponse. C’est là qu’ils ont compris que la guerre telle qu’ils la connaissaient était terminée et qu’à partir de ce jour il n’y avait plus la moindre possibilité ni la moindre place pour les chevaliers et les braves. Après que les Allemands les eurent fauchés de la même façon que leurs mitrailleuses Maxim (la fierté de leur armée), ils comprirent là que c’en était terminé pour eux. Toutefois, de nombreux membres de cette aristocratie militaire ne voulurent pas abandonner le romantisme de la guerre et de la chevalerie, et ce ne fut que pour s’en aller mourir au cours de misérables missions suicides de la nature de l’héroïsme des derniers affrontements, et ils allèrent donc à la mort avec tout leur courage

Lors de la Première Guerre mondiale, les Européens savaient que la première chose tuée par la modernité était le romantisme. Ainsi donc, qu’est-ce que cela signifie de se trouver des mois durant dans une tranchée, avec la mort qui vous attrape sans que vous puissiez regarder votre assassin dans les yeux ou sentir le passage forcé de sa lame dans votre poitrine ? Là-bas, ils étaient emportés par la mort, par les obus qui tombaient d’un ciel qu’ils ne pouvaient guère voir, ou par les coups de sifflet d’un officier qui leur ordonnait d’avancer d’un mètre pour mourir aussitôt une fois sortis de leurs tranchées.

Le modernisme a tué le romantisme, et il le détruit toujours.

Remarque, mon cher, que tu peux raconter l’histoire de la mort de n’importe martyre de la Seconde Intifada et que le point culminant de l’événement n’est pas sa vie mais le moment de sa mort, sauf pour ceux qui ont été tués par des missiles intelligents largués par des avions. On peut raconter la vie d’Ahmed Yassin avec un romantisme excessif et absorber à l’intérieur de soi-même la légèreté de l’esprit du cheikh. Toutefois, au moment de son martyre, lors de son dernier combat, on ne peut le décrire en plus de dix mots et de trente secondes, au contraire des martyrs qui sont tombés durant des confrontations directes et des affrontements armés avec l’ennemi. Te souviens-tu de notre conversation à propos du martyre de Louay Al-Saadi ?

Même tes remarques et ta critique concernant les paradoxes de la guerre de 2014 étaient que celle-ci avait fait de la majeure partie de la société un public passif qui attend la mort. Tu as émis des objections contre une mort qui n’est pas entourée d’une narration romantique. Tu sais que l’équilibre du pouvoir entre les nations est déterminé par « l’énergie potentielle » et « l’énergie cinétique » (une énergie écrasante). Et tu sais que l’énergie potentielle – et sa fonction à la guerre – doit se transformer en une force écrasante. Je crois que la possibilité de créer des narrations romantiques autour du martyre et de l’héroïsme est l’un des plus importants éléments de l’énergie potentielle, dans laquelle nous surpassons notre ennemi.

Nous pouvons raconter dix mille histoires romantiques sur l’héroïsme et le martyre au cours des seules dix dernières années, des histoires qui, une fois qu’elles ont été reprises par la société, peuvent se muer, d’une énergie potentielle enterrée, en une énergie qui écrasera l’ennemi. Par ailleurs, notre ennemi n’a pas plus de cinquante histoires similaires, de 2006 à nos jours (c’est-à-dire dans la même période de temps). C’est une manifestation réelle de ce que notre professeur disait : en fait, l’ennemi a perdu toute capacité de produire des héros.

L’ère de la postmodernité ou de la modernité liquide : il m’importe peu que tu fasses allusion à l’une ou à l’autre. Ce qui m’importe, c’est que c’est l’ère durant laquelle le romantisme est mort et où l’héroïsme a connu sa fin. Et tu sais certainement que nous, les Palestiniens, nous vivons hors de cette époque. Nous vivons dans une ère coloniale palestinienne, dans un monde postmoderne et, ainsi donc, nous sommes toujours en mesure de produire des narrations romantiques.

Permets-moi de m’adresser à toi ainsi qu’à notre ami poète : te rappelles-tu la déclaration de notre ami à propos du nombre de narrations découvertes au sein des communautés de la Palestine de 1948 et qui sont chargées d’imagination ? Et comment ce trait disparaît dans les autres narrations ? Tu remarqueras que les histoires tournant autour de l’héroïsme et de la victoire sont celles qui sont emplies de fantaisies populaires et de romantisme, comme l’histoire des graines de blé dans la poche du martyr originaire de Kafr Kanna (2). Alors que les narrations qui reprennent les histoires des victimes sont bâclées, rigides, lourdes et ennuyeuses et ne sont rien de plus que des éléments de documentation vides de toute imagination.

Et tu remarqueras aussi à quel point les histoires d’héroïsme sont des narrations débordant de romantisme, alors que les autres, sur la condition de victime, sont brèves. Cela, à mes yeux, peut uniquement vouloir dire que les nations sont victorieuses quand elles renoncent au romantisme. Parfois, après avoir admis la défaite, le parti vaincu tente de se raccrocher à ce qui reste de son romantisme défunt et, ce faisant, que produit-il ? Nous pouvons assister ici à la production de l’une ou l’autre sorte de fantaisie banale, à quelque chose qui s’apparente aux surhommes que nous voyons habituellement à Bollywood (l’industrie cinématographique indienne – NdT) ou dans le Hollywood du milieu des années 1970 et 1980. Et je ne parle pas des films comiques de superhéros comme Superman, Batman et Spiderman, où ce genre d’imagination sauvage serait autorisé ; non, ce que je veux dire ici, ce sont des œuvres comme Rambo, par exemple. Je suis entièrement convaincu que Rambo et les films d’Arnold (Schwarzenegger – NdT) et d’autres films de cette époque n’étaient rien de plus que de simples tentatives de sauver ce romantisme américain que nous avons vu passé par les armes au Vietnam. Et, ainsi donc, tous ces films, outre leur piètre qualité, ont tous un caractère brutal, offensif et éculé et, qui plus est, ils en viennent à s’approprier le romantisme de leur ennemi afin d’en nourrir leurs propres narrations. Un exemple manifeste, ici, ce sont les astuces dont nous voyons Rambo se servir au Vietnam et qui, en fait, ont été « empruntées » aux Vietnamiens eux-mêmes.

Ou peut-être pouvons-nous regarder les films indiens, qui exagèrent en vulgarisant l’héroïsme qu’ils mettent en scène et couvrent de ridicule des histoires romantiques parce que – ici, je n’en suis pas tout à fait sûr – l’imagination populaire en Inde n’a pas d’autre choix que de sauvegarder son romantisme perdu. Pour moi, ce phénomène a trait au système de castes que l’on trouve en Inde.

Il est utile d’insister ici sur le fait qu’une ligne ténue sépare le romantisme de la vulgarité et qu’il existe également une ligne ténue entre les narrations romantiques constructives et les narrations mythologiques, lesquelles manquent de bons outils d’analyse.

Quand on s’interroge sur les martyrs de cette intifada, on ne voit que des hommes se précipitant avec toute leur célérité et leur impétuosité, portant leurs couteaux et leurs armes à feu, comme s’ils tentaient de se saisir de quelque chose que nous ne pouvons voir. Ce phénomène n’est autre que le romantisme de la guerre.

« Tel est le métier de chevalier : se révolter sans garantie. L’esprit d’un homme n’est pas enthousiaste, mais combatif. Nous sommes des combattants et nous ne sommes pas des boutiquiers »,

comme le dit Nikos Kazantzakis dans son roman « la liberté ou la mort ». C’était la réponse du combattant, l’enseignant caribéen, au combattant Kambata Ross, quand il demandait des actes fermes avant de mettre en mouvement les bateaux, fournitures, armes et soldats russes et grecs. L’enseignant qualifiait cet esprit de « compréhension intelligente ». Peut-être est-ce la même chose que la « sagacité » d’Ali Shariati et c’est peut-être une abstraction descriptive de ce qu’est le romantisme.

Et je me découvre en train de sourire quand j’accuse Nikos d’avoir emprunté cet axiome à notre chant populaire du Walaji (3) appelé « Waw » (4). En effet, nous disons ceci :

« Ne nous considère pas comme des étrangers, ô Waw

Nous ne vendons pas d’épices (…)

Nous sommes les protecteurs de femmes

Le jour où il y a un raid contre elles. »

Finalement, peut-être les amis qui ont vu ma colère dans ma tentative en vue de défendre la voie des martyrs me pardonneraient-ils s’ils grattaient la surface extérieure du romantisme du martyre et de l’héroïsme dans ma conscience.

°°°°°

Gloire à toi, ô martyr résistant et érudit.

Le testament du martyr Basil Al-Araj :

Salutations de la part du nationalisme, de la patrie et de la libération arabes,

Si tu lis ceci, cela veut dire que je suis mort et que mon âme est montée vers son créateur. Je prie Dieu de pouvoir le rencontrer avec un cœur innocent, de mon plein gré, jamais à contrecœur et libre de toute trace d’hypocrisie. Qu’il est difficile d’écrire son propre testament… Depuis des années, je vois ce genre de textes rédigés par des martyrs et cela me déconcerte. Brefs et sans éloquence, ils ne satisfont pas notre brûlant désir de réponses au sujet du martyre.

Maintenant, je suis en route vers ma mort, satisfait d’avoir trouvé mes réponses. Quel insensé je suis ! Y a-t-il quelque chose de plus éloquent que les actions d’un martyr ? J’aurais dû écrire ceci il y a des mois mais ce qui m’en a empêché, c’était que cette question était pour vous, les vivants. Pourquoi devrais-je répondre à votre place ? C’est vous qui devriez chercher la réponse. Quant à nous, les gens des tombes, nous ne cherchons rien d’autre que la miséricorde de Dieu.

*****

Notes

L’ataaba est une forme musicale arabe traditionnelle et chantée dans les mariages, les festivals et d’autres occasions.
Kafr Kanna est un village palestinien de l’intérieur occupé (les terres de 1948).
De Walaja, le village natal de Basil, près de Bethléem.
« Waw » est l’avant-dernière lettre de l’alphabet arabe et constitue la seule lettre du mot « wa », qui signifie « et ».

*****

Publié le 29 janvier 2023 sur JISR Collective
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

Print Friendly, PDF & Email

Vous aimerez aussi...