La Nakba a 75 ans : La tâche du colonialisme de peuplement israélien ne sera jamais terminée

Le colonialisme de peuplement représente une tâche très dure. Voler leurs terres à des autochtones requiert d’incessants efforts et stratagèmes, sans parler du plaisir sadique éprouvé par les colons quand ils répriment la résistance autochtone en recourant à un maximum de violence.

 

La tâche du colonialisme de peuplement israélien ne sera jamais terminée.  Bombardements sur Beit Lahia, Gaza, lors de l'agression militaire en mai 2023. Photo Activestills.org.

Anne Pak, photographe Activestills : Itaf Khalil Banat est assise dans son salon détruit. Elle dort chez sa sœur. “Nous pensions qu’il s’agissait d’une zone sûre”, dit-elle.

 

Joseph Massad, 16 mai 2023

Depuis leur création, le mouvement sioniste et l’État d’Israël se sont engagés dans cette stratégie à long terme, qu’ils continuent de suivre avec une détermination fanatique. En cela, Israël n’est guère une exception dans les annales des colonies de peuplement blanches, mais il en est plutôt un remarquable exemple.

La semaine dernière, en synchronisation avec le 75e anniversaire de la colonie de peuplement juive, les colons juifs étaient occupés à établir leur toute dernière colonie sur des terres palestiniennes volées, et ce, près du village palestinien de Mukhmas, à la périphérie de Jérusalem-Est colonisée. Dans un même temps, les autorités israéliennes démolissaient une école primaire palestinienne dans le cadre du vol en cours de terres palestiniennes destinées à la colonisation juive.

Ces dernières semaines, pour endiguer la marée de la résistance palestinienne persistante à la colonisation juive, l’armée israélienne a lancé de nombreuses attaques en Cisjordanie et à Gaza, tuant des douzaines de Palestiniens, dont des femmes et des enfants.

De façon évidente, la colonisation juive de la Palestine ne sera jamais terminée – cette tâche est toujours en cours. Elle a débuté en 1882, avec l’arrivée des premiers colons russes et ukrainiens d’Odessa, et se poursuit sans répit aujourd’hui encore.


Des revendications coloniales de peuplement

Le vol des terres palestiniennes, toutefois, ne s’est pas fait sans opposition autochtone. Quand, en 1884, les colons juifs se sont mis à exploiter sur le plan agricole la terre volée de l’une de leurs premières colonies, qu’ils avaient baptisée Petah Tikva, la résistance paysanne palestinienne les avait affrontés. Cela s’était intensifié plus encore en 1886, quand les colons avaient étendu leurs travaux agricoles à une plus grande surface encore de terre volée. Les paysans avaient attaqué la colonie et blessé plusieurs colons juifs, dont un devait mourir un peu plus tard.

Sous les pressions de consuls européens qui soutenaient la colonisation par des chrétiens et des juifs européens de la terre palestinienne, 31 paysans palestiniens avaient été arrêtés par les autorités ottomanes. Cela n’avait pas ralenti la résistance palestinienne car, à partir de l’année 1884 et tout au long des années 1890, cette résistance paysanne palestinienne allait cibler les colonies juives, dont Gedera, Rehovot, Nes Ziyyona et Hadera : « Il n’y eut plus guère de colonie juive qui ne fût entrée en conflit à un moment ou l’autre » avec les paysans palestiniens autochtones.

La première décennie du 20e siècle assista à une autre intensification de la colonisation juive et de la résistance palestinienne. En avril 1909, des paysans qui avaient perdu plus de terres encore au profit des colonies juives européennes dans la région de Tibériade attaquèrent les colons. L’un des colons juifs européens, Chaim Dubner, abattit et tua Radi Saffuri, un paysan chrétien palestinien du village de Kafr Kanna.

Les paysans musulmans et chrétiens de Kafr Kanna se vengèrent, tuant deux des colons. Saffuri fut peut-être l’une des toutes premières victimes palestiniennes de la terreur meurtrière des colons. Les douzaines de Palestiniens qu’Israël a impitoyablement tués ces tout derniers jours ne sont que les victimes les plus récentes.

Pour justifier leur besoin de voler les terres palestiniennes et de tuer les Palestiniens qui résistent à ce vol colonial, les sionistes ont adopté plusieurs arguments européens traditionnels utilisés au cours de ce dernier siècle et demi pour justifier le colonialisme de peuplement et qui continuent à avoir autant de succès parmi les journaux traditionnels aux vues étroites et racistes de l’Occident impérialiste, qu’ils n’en eurent dès leur première apparition.

En fait, la propagande israélienne est assénée avec autant de vigueur par les responsables impérialistes américains et européens qu’elle ne l’est parmi les plus bornés et insensibles experts traditionnels de l’Europe occidentale et des États-Unis, dont le soutien aux entreprises coloniales n’a jamais faibli.

Le manque d’exceptionnalisme d’Israël, et à plus forte raison l’absence d’originalité dans ses arguments, est remarquable. Marchant sur les traces du colonialisme français (et plus tard italien) en Afrique du Nord – qui prétendait que les Français (et les Italiens) « retournaient » dans leur propre territoire impérial romain et que les autochtones arabes de l’Afrique du Nord étaient les réels colons de ces terres romaines européennes –, les colons juifs ont eux aussi revendiqué leur indigénéité en Palestine.

Empruntant la fabrication par les chrétiens antisémites du mythe juif des origines, les sionistes ont présenté les juifs européens comme les « descendants » des anciens Hébreux palestiniens qui « s’en retournaient » vers leur ancienne patrie. Les autochtones palestiniens, prétendaient-ils, étaient en fait les colons de cette ancienne terre « juive ». L’ironie tragique, toutefois, est que les dirigeants sionistes, dont David Ben-Gourion, avaient insisté lors d’un moment de sobriété sur le fait que c’étaient précisément les Palestiniens autochtones qui étaient les descendants des anciens Hébreux.


Des justifications coloniales

Les persécutions antijuives européennes, intensifiées par les pogroms russes d’après 1881 et par l’affaire Dreyfus au milieu des années 1890, furent mobilisées comme justifications morales de la colonisation sioniste de la Palestine et d’autres régions un peu partout dans le monde. L’infâme massacre de Kichinev, au cours duquel 49 juifs furent tués, suscita l’horreur et les condamnations de l’Occident, et précipita l’offre britannique aux sionistes d’utiliser les hauteurs du Kenya (le fameux « projet Ouganda ») en vue d’une colonisation juive.

Les arguments coloniaux sionistes sont du même tonneau que ceux des colons pèlerins européens qui justifiaient leur conquête, au 17e siècle, de l’Amérique du Nord en prétendant que, pour des raisons religieuses, ils avaient été « chassés et persécutés de tous côtés » en Angleterre. Les protestants anglais au pouvoir à l’époque avaient

« exécuté certaines séparatistes pour sédition, brûlé une demi-douzaine d’antitrinitariens pour hérésie et pendu entre 120 et 130 prêtres catholiques pour trahison ».

Alors qu’en fait, les « pèlerins » ne fuyaient pas la persécution, puisqu’ils s’étaient rendus dans la république hollandaise où ils avaient découvert la tolérance religieuse, ce ne fut pas le cas non plus pour les Juifs européens. Au moment où le ministre évangéliste et antisémite britannique des Affaires étrangères sortit la Déclaration Balfour, en 1917, Dreyfus avait déjà été officiellement innocenté en 1906 et l’antisémitisme officiel français avait pris fin au grand plaisir des Juifs français antisionistes (auxquels les sionistes en voulaient). Et, au moment où le Mandat britannique fut établi sur la Palestine, en 1922, les Soviétiques, qui s’étaient engagés à éliminer tous les résidus de l’antisémitisme, avaient défait les forces tsaristes et mis un terme à leurs carnages et massacres de juifs au cours de la guerre civile.

En effet, le triomphe de la révolution russe « a résolu » le « problème juif » dans l’Union soviétique nouvellement instaurée, puisque même l’intellectuelle juive germano-américaine Hannah Arendt, participant pourtant à une croisade antisoviétique, fut forcée d’admettre, à la grande horreur des sionistes :

« La révolution russe a porté un coup au premier argument [sioniste] prétendant que la Question juive ne peut être résolue qu’en Palestine et que l’antisémitisme ne pourra être éradiqué que par la construction de la Palestine, en d’autres termes par l’exode des juifs de leurs anciennes patries. »

Invoquer les persécutions pour justifier la colonisation européenne et la dépossession des autochtones serait également déployé par les colons protestants français et hollando-afrikaners de l’Afrique du Sud, pour qui les Britanniques ont inventé l’institution des camps de concentration au tournant du siècle et qui croyaient que le Dieu des chrétiens leur avait promis l’Afrique du Sud.

En 1930, le chef de l’organisation sioniste, Chaim Weizmann, répétait un autre mythe colonial fabriqué et commun en Europe, disant que les Africains autochtones voulaient « jeter » les colons européens à la mer. Weizmann insistait en affirmant que l’exigence palestinienne de voir les Britanniques accorder aux Palestiniens l’égalité et la démocratie n’équivalait à rien de moins que le « désir » palestinien de nous « pousser dans la Méditerranée ».

Quand les colons juifs ont continué à déposséder les Palestiniens et à les expulser de la terre, ils ont prétendu que c’étaient les Palestiniens qui voulaient « rejeter les juifs à la mer ».


La terreur raciste

La montée de nazis dans les années 1930 a réintroduit à grande échelle les forces de l’antisémitisme sponsorisé par l’État. La persécution et, plus tard, la terreur génocidaire que les nazis infligèrent aux Juifs européens intensifièrent les arguments sionistes justifiant la nécessité de coloniser la Palestine en tant que seule destination pour les juifs qui fuyaient la persécution. La sympathie occidentale pour les juifs persécutés et, finalement, pour les survivants de l’Holocauste, ne se manifesta cependant pas en ouvrant les portes des pays occidentaux aux survivants durant ou après la Seconde Guerre mondiale.

En effet, les mêmes pays occidentaux qui avaient voté contre un projet de résolution des Nations unies en faveur de l’admission des réfugiés juifs en 1947, votèrent pour la partition de la Palestine et la création d’une colonie de peuplement juive vers laquelle seraient envoyés les survivants, débarrassant ainsi une fois pour toutes l’Europe génocidaire de leur présence.

Mais, si les survivants de l’Holocauste furent les dernières victimes de la cruauté génocidaire des chrétiens européens, ils débarquèrent sur les plages de Palestine en tant que colons armés et prédateurs, soumettant les Palestiniens autochtones aux formes les plus extrêmes de cruauté coloniale sioniste.

Lors de la guerre de 1948, les survivants représentaient un tiers de l’armée sioniste (forte de 22 000 hommes) et la moitié de sa force de combat. Ils allaient participer au massacre de 13 000 Palestiniens de très cruelle façon au fur et à mesure qu’ils pénétrèrent dans le pays, volant et tuant tout ce qui se trouvait à leur portée.

Au vu de ces choses, non seulement Israël et ses partisans occidentaux invitent les Palestiniens à ne pas résister à leurs oppresseurs, mais Israël insiste également pour que les Palestiniens témoignent de la solidarité envers leurs persécuteurs juifs, faute de quoi Israël pourrait condamner leur résistance à la colonisation juive et au nettoyage ethnique comme étant de l’antisémitisme.

La guerre de conquête sioniste, qui débuta le 30 novembre 1947 et ne se termina pas avant janvier 1949, est toujours présentée en Occident comme le combat d’un David juif contre un Goliath arabe. Le fait que l’armée sioniste avait surpassé en nombre les armées des voisins arabes, qui étaient intervenues pour faire cesser le massacre et le nettoyage ethnique perpétrés par les sionistes, et le fait qu’elle était mieux équipée, armée et préparée, n’ont guère d’importance dans les sympathies coloniales racistes témoignées par les Européens et Américains blancs envers les colons juifs dont l’Europe elle-même s’était débarrassée.

La prétendue « démocratie » tant vantée que la colonie de peuplement juive avait établie en mai 1948, n’a plus cessé depuis lors d’inspirer une terreur raciste à tous les Palestiniens. Il a fallu sept décennies aux avocats occidentaux et israéliens des droits humains pour reconnaître en fin de compte qu’Israël a été un État d’apartheid raciste depuis sa création même, plutôt qu’un État qui était devenu ou aurait pu devenir un État d’apartheid, comme bon nombre de ses partisans libéraux en Occident feignent de s’en inquiéter.


Pas d’exception

Dirigé depuis 1948 par la loi religieuse juive, ou Halacha, dans maints aspects de sa vie quotidienne, Israël est présenté dans l’Occident impérialiste comme un pays « laïque ». Après avoir tué plus de 100 000 Palestiniens et autres arabes depuis 1948, le pays est décrit comme une victime de ceux dont il a volé le pays, les terres et les foyers.

Le fait qu’Israël a introduit le terrorisme au Moyen-Orient, y compris les attentats à la voiture piégée et le dynamitage d’hôtels et de marchés en plein air depuis les années 1930, les détournements d’avions depuis les années 1950 et qu’il est le seul pays de la région à avoir jamais abattu intentionnellement un avion civil, comme ce fut le cas pour un avion de ligne libyen en 1973, n’est pas sans rapport avec ces descriptions.

Le fait qu’il a envahi ses quatre voisins arabes à diverses reprises sans exception et qu’il les a régulièrement menacés de larguer sur eux ses bombes nucléaires, ne dissuade pas non plus ses propagandistes de le faire passer en Occident pour une victime « pacifiste » de la violence arabe et palestinienne. Ici, Israël est précisément décrit de la même façon que les EU – le principal agresseur dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale – en tant que nation qui chérit la paix.

Le fait que le colonialisme de peuplement sioniste et israélien n’a rien du tout d’exceptionnel, mais est typique de tous les autres colonialismes européens de peuplement dans leurs pratiques et leurs justifications, ne dissuade pas les partisans occidentaux d’Israël, qui insistent sur cet exceptionnalisme.

Certains promoteurs des droits palestiniens pensent qu’il est remarquable – malgré la démystification par les historiens juifs israéliens, depuis la fin des années 1980, de tous les mythes fondateurs et de la propagande d’Israël, que les Palestiniens avaient d’ailleurs déjà démystifiés (mais, du fait que les Palestiniens ne sont pas perçus comme blancs, les Occidentaux avaient refusé de leur prêter l’oreille) –, que l’Europe impérialiste et les EU aient accru leur soutien et leur célébration du colonialisme de peuplement israélien du fait qu’il incarne précisément les valeurs que tous trois partagent.

Mais cela n’est nullement remarquable, puisque l’histoire des génocides et de la cruauté de l’Europe envers les Africains et les Asiatiques, sans oublier les Américains autochtones et les aborigènes océaniens, n’a jamais entaillé la croyance des Européens et des Américains blancs en ce qu’ils représentent la civilisation et que toutes leurs victimes non blanches sont en fait les barbares. Les EU et l’UE sont par conséquent corrects quand ils affirment qu’ils « partagent leurs valeurs » avec un Israël suprémaciste juif et prédateur.

Cohérente avec sa tradition coloniale européenne, qu’aucune quantité de faits historiques ne peut déboussoler, la présidente non élue de la Commission européenne, Ursula von der Leyen (en ligne avec l’amour illimité de son Allemagne natale à l’égard d’Israël et la haine des Palestiniens) a félicité Israël lors de son 75e anniversaire pour avoir fait « s’épanouir » le désert palestinien.

De même, le « il n’est pas nécessaire d’être juif pour être sioniste » du président américain Joe Biden a célébré la destruction du peuple palestinien dans la Nakba comme une résultante de la naissance d’un Israël « s’appuyant sur la liberté, la justice et la paix ». Biden lui-même et les États-Unis reconnaissent « la résilience de la démocratie israélienne » aujourd’hui.

Après 75 ans, Israël et ses colons continuent leur dur labeur, volant les terres palestiniennes et massacrant le peuple palestinien. Mais l’histoire de la destruction de la Palestine, ou Nakba, et de la naissance d’Israël est tout simplement un autre exemplaire de l’histoire horrible de l’Europe et de ses colonies de peuplement blanches. Il n’y a pas d’exceptions majeures à distinguer, ici, pas de circonstances atténuantes pour justifier les crimes coloniaux d’Israël et aucune ne devrait d’ailleurs être tolérée.

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Joseph Massad est professeur de politique arabe moderne et d’histoire intellectuelle à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de nombreux livres et articles universitaires et journalistiques. Parmi ses livres figurent Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan, Desiring Arabs, The Persistence of the Palestinian Question : Essais sur le sionisme et les Palestiniens, et plus récemment Islam in Liberalism. Citons, comme traduction en français, le livre La Persistance de la question palestinienne, La Fabrique, 2009.

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Publié le 16 mai 2023 sur Middle East Eye
Traduction : Jean-Marie Flémal, Charleroi pour la Palestine

 

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